Apt 2006 : pédagogie du cinéma

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5663 spectateurs en six jours et 18 films, dont 2703 aux séances scolaires, ce sont 1394 spectateurs de plus qu’en 2005, dont 850 scolaires. La 4ème édition du Festival des cinémas d’Afrique du pays d’Apt a connu du 7 au 12 novembre 2006 un succès sans précédent. La mobilisation des jeunes n’y est pas pour rien.

« Fenêtre sur une autre culture »
Les jeunes, c’est le pétrole d’Apt : la seule compétition du festival, tout à fait honorifique, est un jury lycéen qui s’investit totalement dans l’exercice après les cours, encadré cette année par Jean-Pierre Daniel, directeur du cinéma L’Alhambra à Marseille. (1) Ils donnent le ton mais c’est surtout la mobilisation de 90 classes du lycée, des écoles et collèges d’Apt et de ses environs qui impressionne. Il faut se balader dans les couloirs du lycée en plein festival et entendre toutes les conversations tourner autour du cinéma. Il faut se faufiler dans une salle réunissant cinq classes et sentir l’écoute quasi-religieuse de la « leçon de cinéma » d’Abderrahmane Sissako ou de Sarah Maldoror qui ont joué le jeu cette année de se disponibiliser durant trois jours pour rencontrer les élèves autour de leurs films. Il faut partager l’émotion des jeunes du jury qui ont eu la chance de passer une soirée avec Abderrahmane Sissako à parler de cinéma mais aussi celle de tous ces jeunes impressionnés par la profondeur des débats après ses films. Il faut avoir la chance, comme cela m’a encore été donné, de débattre avec les élèves après les projections ou dans leurs classes, et de les entendre vibrer, tous âges, origines ou conditions confondus, avec les films qu’ils ont eu l’occasion de découvrir. Il faut aussi voir l’émotion des réalisateurs devant l’intérêt d’élèves qui vont parfois jusqu’à leur offrir un poème illustré en souvenir !
Certaines conditions sont bien sûr à remplir. D’abord, avoir un proviseur ouvert et prêt à s’investir : une journée lycéenne a été organisée le mardi, premier jour du festival. Cela veut dire que le lycée ferme et que les 441 élèves sont au cinéma pour voir chacun deux films en présence des réalisateurs Sarah Maldoror et Abderrahmane Sissako ! Cela n’irait pas sans le soutien de la Région. Le festival l’a demandé et obtenu. Il faut bien sûr aussi des professeurs motivés. Une vingtaine d’entre eux était présente un samedi, sans rémunération, à une journée de formation que j’animais quinze jours avant sur les cinémas d’Afrique et les films du festival. Et il faut encore un relais dans le lycée même : Danielle Bruel, déléguée de l’association « Le Goût de lire en pays d’Apt » pour le soutien pédagogique, déploie une incroyable énergie pour mobiliser tout le monde.
Mais la sauce ne prendrait pas s’il n’y avait pas la qualité de la programmation très sélective de l’équipe dirigée par ce vieux routard du cinéma qu’est Dominique Wallon, ancien directeur du CNC. Et s’il n’y avait pas les échanges durant les 20 séances publiques et les 22 projections scolaires avec les réalisateurs : Mahamat Saleh Haroun, Samba Félix N’Diaye et Angèle Diabang Brener sont également venus présenter leurs films, tandis que la journaliste rwandaise Madeleine Mukamabano et l’actrice ivoirienne Naky Sy Savané intervenaient aussi, ou que le critique Michel Amarger ou moi-même animions les débats restants.
Les jeunes voient les films en séances scolaires, en parlent à la maison, ce qui motive leurs parents à venir les voir pour en discuter avec eux. Radio trottoir aidant, le festival a même rempli les séances d’après-midi et refusé du monde le soir à six séances de la grande salle. Il faut préciser qu’Apt est un bourg d’à peine 12 000 habitants doté d’un seul cinéma de trois salles qui, comme bien des salles historiques, porte un de ces noms du temps où le cinéma était comme les jeux du cirque qui réunissaient le peuple : le César.
D’année en année, le festival fidélise un public pourtant restreint et mobilise davantage que bien des grosses machines. Il fait tranquillement la démonstration que, bien accompagnés, les cinémas d’Afrique font un tabac. Le public en redemande, se mord les doigts de rater des séances, aime se laisser étonner par des films parfois déroutants, reste aux débats pour mieux réagir ou saisir les complexités. « Six jours pour comprendre l’actualité et l’esprit africains d’aujourd’hui », écrit Marie Prache, une élève de Terminale S membre du jury lycéen dans son compte rendu du festival. Cette « fenêtre sur une autre culture », poursuit-elle, « est une chance de découvrir tant de points de vue sur une Afrique trop souvent réduite à des clichés », avant de conclure par ce magnifique manifeste : « Un festival pour rêver et pour réfléchir. Pour se ressourcer et pour s’engager. »
Rencontre-déclic
Il est symptomatique que le jury lycéen ait attribué (ex-aequo avec Daratt de Mahamat-Saleh Haroun) son prix à Bab’Aziz de Nacer Khemir, un film que certains critiques et non des moindres ont désigné comme hermétique. Les jeunes l’avaient-ils mieux compris ? Le film est un de ceux à avoir le plus marqué le festival : le jury était en phase avec ses congénères. Les animateurs du festival ont introduit la démarche du film en citant Nacer Khemir : « laver le visage sali de mon père, l’islam ». Il s’agissait dès lors d’accepter le voyage. C’est-à-dire de se confronter à l’altérité. Peut-être le caractère exceptionnel d’un festival n’est-il pas de trop pour que les jeunes consentent à prendre en compte la part d’énigme d’un film alors qu’ils ne sont souvent habitués qu’à des contenus de consommation facile ? Toujours est-il que seule l’école peut conduire des jeunes qui ne se gavent que de cinéma pop-corn à cette rencontre : ils n’ont souvent pas d’autres lieux pour cela, pas d’autres occasions.
Là est l’enjeu du festival, comme de l’école : permettre cette rencontre. Elle n’a pas forcément lieu. J’ai été convié à discuter avec différentes classes dans les enceintes du lycée. En général, l’échange est vif et passionnant. Mais une fois, avec deux classes dites « difficiles » réunies, ça ramait : je m’employais à rompre les silences, à faire sourdre une douloureuse parole. Il y a bien sûr un moment de l’adolescence où l’on s’exprime moins volontiers devant les autres. Mais il y avait autre chose. « C’est nul. Je préfère les films d’action », dit un élève. Face au cinéma de distraction américain et à la télévision, que pèsent les films d’Afrique ? Inutile de penser qu’on pourra restaurer l’équilibre : un tel rapport de force est impossible à inverser. Et de toute façon, le plaisir est aussi un critère à prendre en compte. Il serait parfaitement illusoire de croire que quelques films renverseront la vapeur. Qu’ils éduqueraient tout d’un coup un regard. Nous avons discuté plus loin avec cet élève, ramené l’expérience de cinéma au rapport avec notre propre vie, exploré combien les films nous parlaient de nous-mêmes et nous ouvraient aux autres.
Car enfin, qu’est-ce qui m’avait permis, moi, de franchir le pas ? Quel était le déclic qui faisait passer le plaisir de comprendre au-dessus du plaisir de consommer ? Je me souviens. Je suis jeune, 12 ans sans doute, je vois un film à la télé : Quelle était verte ma vallée de John Ford. Je pleure d’émotion. Le lendemain, je me précipite pour trouver le livre de Richard Llewelyn dont est tiré le film. Il est en poche. Je l’avale. Et j’en avale d’autres, d’autres livres, d’autres films. Je me cultive. Pour retrouver cette émotion.
J’ai revu ce film déclencheur il y a peu de temps, tout content de retomber dessus. Déception. Je ne revis plus les émotions de mon enfance. Mais je comprends que j’y avais trouvé alors l’image de ce qui me manquait cruellement, une figure de père, une communauté familiale, un enracinement. Je comprends pourquoi j’avais pu résonner à la générosité, l’humanisme et la poésie du lyrisme de Ford.
J’avais rencontré une œuvre. C’était le bon moment : elle pouvait entrer en moi et j’étais en mesure de l’accepter. Elle me permettait de franchir un cap. Même si je les ai largement oubliés et que je ne revendiquerais plus aujourd’hui ce film et ce livre comme mes références, ils ont laissé en moi une trace indélébile qui se résume en quelques images et surtout une puissante émotion. « On peut obliger à apprendre mais on ne peut obliger à être touché », écrit Alain Bergala dans L’Hypothèse cinéma, ce « petit traité de transmission du cinéma à l’école et ailleurs », remarquable ouvrage qui guide cette réflexion. La rencontre avec l’art est individuelle et ne peut se programmer. Mais quand elle se produit, elle est déterminante.
Rencontre-expérience
C’est cette éventuelle rencontre que peut permettre le cinéma à l’école, un rencontre qui en se répétant et en articulant les œuvres entre elles bâtit peu à peu le goût. Et parce que le cérémoniel de la salle favorise la concentration et la communion dans l’obscurité, le déplacement des scolaires au cinéma est un événement pour tous, à répéter inlassablement. Cela n’enlève rien à la nécessité d’introduire le cinéma dans les murs de l’école, mais le festival ajoute, en phase avec le travail des professeurs qui se mobilisent, une émulation globale et la rencontre avec les réalisateurs, c’est-à-dire une rencontre d’un autre type encore. Lorsque les élèves sont scotchés à écouter deux heures durant leur « leçon de cinéma » qui n’est jamais qu’un jeu de questions-réponses sur leur vécu de cinéaste et leur démarche de créateur, ils ont une chance extra-ordinaire de percevoir ce que créer signifie, d’entrer en relation avec les films non plus seulement comme des réponses mais comme des questions que l’on se pose avec un créateur. Un film est une question que le réalisateur partage avec des spectateurs. Et même si c’est toute une équipe qui fait le film, mobilisant une industrie, cela reste une personne qui l’a pensé et qui décide de la façon de poser cette question. A condition bien sûr qu’on lui ait laissé la liberté d’être un auteur, sachant que c’est toujours une négociation.
C’est parce qu’il offre à voir des œuvres quelquefois exigeantes, en tout cas inhabituelles, que le festival est une salutaire riposte. Riposte aux discours et pratiques communautaires que déploient aujourd’hui des jeunes de l’immigration en révolte contre les discriminations mais dont la radicalité s’oppose aux valeurs de leur propre milieu d’origine autant qu’aux tentatives d’égalité des enceintes scolaires. Riposte au cinéma de l’asservissement qui fait son marché en caressant dans le sens du poil les pulsions les plus basses. Riposte à la laideur et la bêtise qui se généralisent sur le petit écran.
Durant les échanges avec les élèves, les films n’ont pas été abordés scolairement. Il ne s’agissait pas de les décoder mais, à la faveur de la rencontre avec leurs auteurs, de les écouter comme on observe le travail d’un peintre. Il s’agissait en somme, comme le souligne encore Bergala, « d’apprendre à devenir un spectateur qui éprouve les émotions de la création elle-même ». Les films n’ont pas été abordés selon leur sujet ou leur grammaire mais dans ce qui les fait vivre. N’est-ce plutôt ainsi que l’on ancre l’esprit critique ? (2)
Nécessité de l’Afrique
C’est là que le rapport à l’Afrique était essentiel. Il facilite une expérience plutôt qu’un didactisme. Parce qu’elle vit dans les films mais qu’elle vit aussi ici en chacun, qu’il soit issu de l’immigration ou de toute façon issu de l’Histoire commune avec le Continent. Les discussions avec les classes ont vite mentionné le fait colonial, les imaginaires qui persistent, leurs manifestations dans le racisme et les discriminations. Parce que pas un film d’Afrique ne peut en faire l’impasse, de Bamako à Aimé Césaire, le masque des mots, de Sometimes in April à Nos Altres.
Une expérience aussi parce que tout film d’Afrique nous confronte à une vivifiante altérité, à expérimenter en quoi la réalité résiste aux préjugés et aux simplismes. Il nous provoque et déstabilise nos idées reçues. Habité par le drame autant que la vitalité du continent, il cherche les voies d’un espoir pour le monde. Les jeunes y sont d’autant plus sensibles qu’ils peuvent y retravailler leurs angoisses face à ce qui les concerne au plus haut point : son avenir. D’autant plus que, comme l’écrit aussi Bergala, « ce qui parle le plus à l’enfant n’est pas forcément ce qu’il a l’habitude d’entendre ».
Les adultes sont tout aussi sensibles à cette pédagogie du regard. Cela apparaissait dans tous les débats mais aussi lors de ces moments privilégiés où le public motivé peut retrouver les cinéastes dans l’intimité matinale du Vélo-Théâtre chaque jour à 11 h, des rencontres animées par Michel Amarger. Sans doute est-ce cela aussi la qualité de ce festival intime et engagé : permettre aux adultes de retrouver une âme d’enfant.

1. Le jury lycéen (dix étudiants) a attribué son prix ex aequo à Daratt de Mahamat-Saleh Haroun et à Bab’Aziz de Nacer Khemir. Le court métrage Mon beau sourire d’Angèle Diabang Brener, jeune réalisatrice sénégalaise avec qui les jeunes ont bien vibré, a reçu une mention spéciale « pour encourager le cinéma de demain ».
2. L’étape suivante serait de proposer des ateliers de réalisation. Nombre de familles possèdent déjà des caméras numériques. Réaliser, c’est se poser la question du découpage des scènes, de l’axe et de l’angle de la caméra, du cadre, des dialogues et du son. C’est se poser la question de la création.
Les photos sont de Danielle Bruel.///Article N° : 4679

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Les images de l'article
Les scolaires arrivent au cinéma César © O.B.
Le trophée décerné par le jury lycéen
Abderrahmane Sissako
Sarah Maldoror, Dominique Wallon et Abderrahmane Sissako
Jean-Pierre Daniel, Abderrahmane Sissako et Olivier Barlet en discussion avec le jury lycéen
La directrice du César en compagnie d'Angèle Diabang Brener qui présentait son film "Mon beau sourire"
Olivier Barlet et Michel Amarger devant les pop-corn
Les élèves attentifs à la leçon de cinéma d'Abderrahmane Sissako
Le proviseur du lycée d'Apt avec Abderrahmane Sissako
Sarah Maldoror en discussion avec le jury lycéen
Naky Sy Savané en compagnie de Dominique Wallon
Mahamat Saleh Haroun au lycée
Le jury lycéen avec Jean-Pierre Daniel et Danielle Bruel
Samba Félix Ndiaye durant un débat après projection
Madeleine Mukamabano durant un débat après projection, en compagnie d'Olivier Barlet
Le jury lycéen avec Danielle Bruel





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