De James Brown à Liz McComb : les deux faces de la « Soul »

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Cinq semaines après la mort du  » Soul brother n°1 « , survenue le 25 décembre 2006, la chanteuse-pianiste présente en concert, au Palais des Sports de Paris (le 2 février), son nouvel opus  » Soul, Peace & Love  » : occasion idéale de redécouvrir la face sacrée d’une même musique intemporelle, la soul et d’en comprendre les mystères.

Il peut paraître a priori paradoxal d’oser un parallèle entre deux personnages aussi dissemblables en apparence. James Brown, c’était le vrai dur, un macho affiché, un délinquant revendiqué qui a passé plus de temps dans les pénitenciers qu’à faire pénitence dans les églises. Liz McComb apparaît comme son antithèse : la douceur même, la non-violence incarnée, voire la sainteté ! Le chant de James, dit-on, visait juste au-dessous de la ceinture (sex machine), alors que celui de Liz s’adresserait exclusivement au cœur et à l’esprit ?
Soit, cependant il est arrivé à l’une d’assurer la première partie d’un concert de l’autre sans que ce contraste leur semblât en rien incongru, ni à elle ni à lui. D’ailleurs tous ceux qui les ont applaudis sur scène l’un et l’autre auront remarqué, au-delà du chant et du rythme des points communs dans leur gestuelle.
Ainsi il arrive souvent que Liz McComb, comme James Brown, se précipite à terre, se retrouve à genoux ou même étendue dans la même immobilité extatique.
Ceux qui ne voient dans ces manifestations qu’un simple  » jeu de scène  » passent sans doute complètement à côté de ce qui est l’essence même de la  » soul  »
Entre feu Mr. Dynamite et l’ardente  » pasionaria du Gospel « , la parenté, voire la filiation, est aussi bizarre qu’évidente.
Body & Soul
Il est devenu courant de croire, en vertu d’une simplification habile mais abusive, par le show-business, des étiquettes musicales, que le funk aurait succédé à la soul vers la fin des années 1960 par une radicalisation rythmique de la musique de James Brown. Or ces deux termes antonymes sont apparus dans le vocabulaire musical bien avant et en même temps, dès le milieu des années 1950, pour qualifier un même style de jazz : les expressions funky jazz, soul jazz ou simplement funk désignaient indifféremment le hard bop de Cannonball Adderley, d’Art Blakey et de Horace Silver, une forme nouvelle du be-bop,  » durcie  » rythmiquement sous l’influence des inflexions vocales des  » preachers « , les prédicateurs des églises afro-américaines.
Dans le parler populaire afro-américain le mot soul signifie  » âme  » au sens religieux, chrétien du mot, mais aussi  » cœur « , au sens romantique : chanter ou jouer avec soul, s’est s’exprimer avec conviction,  » de toute son âme « .
Dans le même argot, funk désigne l’odeur du corps, celle de la sueur, et plus souvent celle du sexe, féminin ou masculin. L’adéquation entre soul et funk dans le vocabulaire musical a donc été d’emblée un brusque glissement sémantique, à la fois obscur et assez transparent : chanter ou jouer  » avec âme « , c’est savoir aussi s’exprimer  » avec son corps « , d’une façon à la fois spirituelle et sexuelle.
Dès lors la distinction entre musique profane et musique sacrée devenait pour le moins hasardeuse. Une illusion tombait enfin : celle de la vieille distinction obligée entre le blues – la  » musique du Diable  » – et le gospel – la musique de Dieu.
A vrai dire, il s’agissait depuis longtemps d’un secret de Polichinelle. L’inventeur du gospel song moderne avait été sous le nom de Georgia Tom l’auteur des blues songs les plus érotiques et même pornographiques des années 1920, avant de s’amender à la suite d’une  » rédemption  » miraculeuse et très lucrative, en se rebaptisant Reverend Thomas A. Dorsey.
L’une de ses disciples, la géniale chanteuse-guitariste de big-band Rosetta Nubin, excitait les clients des night-clubs à l’époque du swing par ses chansons et danses suggestives avant de s’offrir corps et âme à Dieu sous le nom de Sister Rosetta Tharpe. Elle ne fut pas la seule à franchir sans effort et sans vergogne la frontière ténue qui séparait chants profane et sacré dans la culture afro-américaine.
Dans les années 1940-50, la vogue du rhythm’n’blues a entraîné dans son sillage celle des groupes vocaux doo wop, et c’était souvent les mêmes qui sous des noms différents chantaient le samedi soir dans les boîtes pour se retrouver à l’église le dimanche matin. Le magnifique  » Come Sunday  » de Duke Ellington n’est pas la seule chanson à avoir immortalisé ce va-et-vient permanent des musiciens entre le divertissement et la prière.
Au cours des années 1960, l’évolution des mœurs a généralisé la transgression.
Désormais, elle se fait en général dans un seul sens : on quitte vite l’église, où l’on a tout appris du chant et de la musique, pour faire fortune dans le show-business.
On pourrait citer tous les grands noms de la soul music : il n’en est pas un, pas une qui n’ait fait ses classes dans le gospel , de Ray Charles à Michael Jackson ou Prince, en passant par Sam Cooke, Aretha Franklin, Wilson Pickett, Otis Redding, Diana Ross, Whitney Houston, ou la plupart des stars du rap et du r’n’b.
Dans sa passionnante autobiographie, James Brown ne cesse d’insister sur le fait qu’il a pratiquement tout appris dans les églises :
 » C’était toujours un vrai festival de chants et de claquements de mains, souvent aussi d’orgue et de tambourins, et à la fin le preacher s’effondrait littéralement. C’est ça que j’aimais plus encore que la musique elle-même. Je me souviens d’un office où le preacher était particulièrement enflammé. Il ne faisait plus que hurler, gémir et taper du pied, et à la fin il est tombé à genoux. (…) J’ai observé les preachers de très près, ensuite je rentrais chez moi et je les imitais, car mon vrai but, c’était de prêcher. La participation du public dans nos églises, c’est quelque chose que les gens qui ont la peau la plus foncée peuvent comprendre à cause d’un tas de problèmes et de tribulations, à cause de certaines choses particulières que nous avons été forcés de comprendre quant à la nature humaine. C’est quelque chose que je ne puis expliquer, mais je peux la faire sortir et s’exprimer chez les gens. Je ne suis pas le seul, mais c’est vraiment mon travail et je suis sûr que la plus grande partie de mon spectacle vient directement de l’église.  » (1)
On osera ajouter – clin d’œil fraternel à tous ceux qui sont un peu familiers des églises afro-américaines, y compris de parfaits mécréants comme moi – qu’aucun  » concert « , fut-il de James Brown ou de Liz McComb, ne remplacera jamais une telle expérience. La majorité de leur public habituel, tout en vivant des moments inoubliables, n’aura eu qu’un aperçu de ce qu’est l’essence mystérieuse de la soul et du funk tant qu’il n’aura pas franchi la porte d’une église afro-américaine (ce qui est facile, on y est toujours accueilli d’une façon très hospitalière).
Le concert, ersatz d’un rituel politique
Pour avoir assidûment fréquenté aussi, entre autres, les concerts de James Brown, je ne puis qu’inciter tout un chacun à ne manquer sous aucun prétexte un concert de Liz McComb. Le mot  » concert  » me semble d’ailleurs bien limitatif, et très en deçà de la réalité. Il s’agit plutôt, comme pour James Brown, d’un authentique rituel, d’un vrai cérémonial, bien qu’il soit accessible à tous, ouvert à  » celui qui croyait au ciel et celui qui n’y croyait pas  » selon la fameuse formule du poète athée mais spirituel Louis Aragon.
Dans les années 1960, la lutte pour les droits civiques aux États-Unis a beaucoup modifié l’image et la réalité du Gospel. La religion a joué un rôle considérable dans ce combat, dont certains preachers comme Martin Luther King ont été les pionniers. Malgré la concurrence marginale (actuellement en régression, on s’en doute) de l’Islam militant, les églises restent le cœur de l’identité afro-américaine, parce qu’elles constituent un pont solide entre les générations.
On n’imagine pas la puissance du Gospel si l’on n’a pas assisté au GMWA (Gospel Music Workshop of America) : chaque année dans une ville différente une dizaine de milliers de chanteurs sélectionnés par des jurys locaux se réunissent pendant une semaine pour chanter, prier, et promouvoir leurs cds – les tubes du Gospel se vendent par millions. Au-delà de l’objectif commercial, c’est un formidable événement culturel, musical, religieux, mais aussi politique : on y découvre l’importance de cette communauté  » ethnique  » (pas un seul  » blanc  » à part quelques rares curieux européens) qui représente tout de même 15% de la population de la superpuissance mondiale…
C’est surtout une formidable leçon de talent et de  » diversité culturelle  » : le niveau artistique et musical de la communauté africaine-américaine reste inégalable.
Il reflète une cohésion, une créativité et un dynamisme qui n’ont d’équivalent nulle part ailleurs – surtout pas dans la  » francophonie  » – qui expliquent son influence mondiale, et qui contribuent naturellement à la domination américaine.
Sans l’avoir voulu, les descendants d’esclaves africains sont devenus les meilleurs ambassadeurs de la culture nord-américaine, et qui pourrait le leur reprocher ?
Revenons-en aux années 1960 : les USA sèment le napalm sur le Vietnam, et ces atrocités confondues avec celles de la ségrégation suscitent une rébellion commune qui rassemble enfin dans la rue des Américains de toutes origines.
Une minorité de blancs a depuis longtemps choisi son camp, ainsi l’écrivain Norman Mailer qui n’hésitait pas dès 1957 à mettre les pieds dans le plat en glorifiant la culture afro-américaine dont il prétend faire son modèle personnel.(2)
Selon lui c’est un problème sexuel qui serait la cause de tout conflit entre  » les blancs et les noirs « . L’avenir lui donnera en partie raison : la révolution sexuelle des années 1970 fera bien plus que toutes les lois pour apaiser les tensions, et c’est notamment le moment où grâce à des gens comme Ray Charles, Miles Davis et bien d’autres, la ségrégation disparaîtra enfin dans le domaine musical.
Le chant pas si lointain des esclaves
Liz McComb, côté femmes, comme James Brown au masculin, incarne parfaitement le résultat de cette étrange histoire. Elle se dit  » fière d’être une africaine-américaine  » et elle a pas mal de raisons de s’affirmer comme telle. Même si contrairement à James Brown (né en Caroline du Sud) elle est de la seconde génération – ses parents originaires du Mississippi ont vécu la migration industrielle du XX° siècle vers le nord, elle est née à Cleveland (Ohio) – elle fait partie d’une génération qui n’a pas oublié les traditions de ses ancêtres esclaves.
Son répertoire en témoigne d’ailleurs beaucoup plus que celui de James Brown.
Rares sont ceux aujourd’hui qui connaissent et perpétuent le répertoire fascinant et en voie d’extinction des  » slave songs  » du XIX° siècle. Liz McComb en est l’une des dernières interprètes authentiques. Ces chants étaient souvent des hymnes à double-sens, tirés de la Bible, qui incitaient les esclaves à la révolte en assimilant leur sort à celui des Hébreux asservis. Il est difficile de retenir ses larmes en écoutant Liz chanter  » Don’t let this harvest pass ! « , quand on sait que la période des moissons, lorsque les tiges de maïs sont au plus haut, était la seule où les esclaves pouvaient s’enfuir sans être vus.
Cette exceptionnelle connaissance du patrimoine traditionnel – Liz a par ailleurs étudié à l’université la culture et l’histoire de sa communauté – elle la doit avant tout à sa famille. Sa mère, aujourd’hui octogénaire et toujours en activité, est l’une des rares femmes devenue pasteur et prédicateur de l’Église Pentecôtiste.
Elle fait partie, avec les sœurs de Liz, des nombreux invités qui font la richesse de  » Soul, Peace & Love  » : une trilogie de cds dont le premier volume vient de paraître, et qui offre une vision fascinante sur la vitalité actuelle du Gospel.(3)
Une pionnière de la mondialisation du Gospel
Émigrée en Europe (en Suisse, en Allemagne, puis en France) dans les années 1980, Liz McComb est sans doute historiquement la première, parmi tous les artistes de Gospel américains d’origine africaine, à prendre pied durablement sur le Vieux Continent. Elle s’y sent chez elle mais elle n’y vit que par intermittences. Même si elle loue depuis longtemps à son producteur, un homme d’affaires français, un petit appartement à Paris près de la Bastille, elle préfère retrouver aussi souvent que possible sa mère, ses sœurs, son inconfort habituel et sa vie paisible autour de leur minuscule église de Cleveland.
Pourtant, Liz McComb n’aime rien tant que voyager. Elle est sans aucun doute la seule chanteuse de Gospel américaine qui se sente à l’aise partout dans le monde, qui connaisse autant l’Afrique – Congo, Côte d’Ivoire, Sénégal – que les Antilles (Guadeloupe, Guyane, Martinique) ou le Proche-Orient. Elle garde un souvenir ému de ses séjours au Liban et en Palestine, qui lui ont inspiré  » The Peacemakers  » : chanson pacifiste sur une mélodie et des paroles volontairement simplistes qu’elle interprète partout où elle va avec des chorales locales.
Partout, l’accueil est triomphal, et pas seulement pour elle et ses chansons.
Elle est devenue l’ambassadrice idéale de la culture africaine-américaine à l’heure où la politique de son pays suscite une réprobation unanime. Elle ne cache pas son aversion pour  » Mister Bush  » (sa bouche postillonnante fait éclater de rire tout le monde dès qu’elle prononce son nom). Mais son problème n’est pas là.
Comme James Brown, Liz McComb aime avant tout aimer et qu’on aime, qu’on s’aime sans façon, qu’on chante et qu’on danse tous et toutes ensemble autour du monde. Sa seule différence avec James Brown, c’est sa féminité.
Leurs points communs, c’est leur humanité, mais aussi leur évidente africanité.

1) James Brown (with Bruce Tucker) :  » The Godfather of Soul  » (Fontana 1986)
2) Norman Mailer :  » The White Negro  » in  » Publicités pour moi-même  » (trad. Gérald Arnaud, Arléa 1989).
– Concert de Liz McComb : Paris, Palais des Sports, le 2/02 (avec des musiciens antillais et Calvin Cooke, joueur de steel guitar).
– CD :  » Soul, Peace & Love « , volume 1. (Bonsaï / EMI)///Article N° : 4710

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