RIFT

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On ne fait qu’y passer et la culture même y est nomade. Pourtant, certains, et non des moindres, s’y sont arrêtés. Entre l’hier et l’aujourd’hui, vogue la vie !

 » C’est dans son arbre généalogique que l’oiseau chante le mieux « 
Jean Cocteau

1. Partir
1882. Un navigateur français, Denis de Rivoyre, gagne Obock à bord du Sévérin, un bateau vapeur de sept cents tonnes. Ce petit port de pêcheurs sur la Mer rouge n’était qu’une brève escale. La destination finale : Mascate, capitale du sultanat d’Oman qui régnait sur toute l’étendue de l’Océan Indien, des Maldives à Rodrigues en passant par Zanzibar, la côte swahilie et le canal du Mozambique. Obock, juste le temps d’une petite halte pour se ravitailler en eau et en charbonnage. Dès cette époque, les voyageurs au long cours avaient pris la fâcheuse habitude de seulement traverser ce bout de terre non désiré. Alors, on ne fait que passer ici. S’arrêter un long laps de temps ? Jamais. Pourtant nous sommes bien à un carrefour, et non au cul du monde si tant est qu’il existe. La renommée des contrées alentour – l’Abyssinie, Alexandrie, l’île Bourbon, Diego Suares, les Seychelles, Aden, Lalibela ou Madagascar – nous joue éternellement des tours. Et je ne parle pas de la triade Inde, Indochine, Insulinde. Nous sommes en peine de mythes capables d’attirer sur nous les yeux du monde. Nos voisins s’étaient inventés, il y a belle lurette il est vrai, les noces métisses du Roi Salomon et de la Reine Saba. Mieux, ils les avaient agrémentées de la légende du Prêtre Jean toujours en quête d’un royaume chrétien. On fait grise mine, nous à côté. Personne n’est venu sonder les vertus de nos coquillages nacrés, nul ne s’est déplacé pour chercher de l’or chez nous. Cartes, atlas, astrolabes, boussoles, galions, mappemondes et planisphères sonnent comme des mots étrangers à nos oreilles. Hélas, le monde est trop vaste et ne manquent pas de territoires magnifiques à fouler du pied et de la tête. De la pierraille et la broussaille du Sahel aux fleuves boueux d’Asie et d’Amazonie, de Bombay à Lisbonne, de Durban à Santiago. Les globe-trotters, qui traînent leurs guêtres sur toute l’étendue de la croûte terrestre, le savent fort bien. Tout comme les chasseurs d’images et d’éternité.
2. Faire une pause
Un ciel sans hiver, un océan sauvage arpenté par d’étonnants voyageurs, des nuages migrateurs, un filet de terre qui s’étire comme une salamandre et relie deux continents. Se perdre dans le désert et le grand dehors, c’est perdre la vie, mourir de soif. Errer sans gouvernail, quitter son orbite. Périr aux antipodes, aux Aléoutiennes pour ainsi dire. Comme Gauguin à Tahiti. Pourrir debout sur son tronc. A l’intérieur de son estaminet enfumé, Verlaine, drogué à l’éther, pose devant une bouteille couleur vert absinthe. Rimbaud à Djibouti, un petit arpent d’Afrique, une région riche en sel, en soleil et en poètes. Et vogue la vie.
3. Revenir
Ici, les voyageurs se promènent dans la vieille ville comme on déambule dans le ventre d’un livre grand ouvert. On se prend à rêver debout.  » Pourrais-je reprendre mon souffle dans l’oasis de tes hanches ?  » implore le nouvel arrivant à l’endroit de sa Diane enchanteresse. Les bateaux en papyrus de l’Egypte ancienne défilent devant vos yeux. Le Nil vous donne des nouvelles toutes fraîches de son Equateur natal. Et les sables se font ruisseaux. Et le soleil se pointe devant vous, un sourire tropical sur les lèvres. Ah les rêves ! Les rêves sont des rues surpeuplées, des colliers de perles au cou d’une belle femme. Dans la jetée envasée à marée basse, les flamands roses sont rois de la gadoue. Leurs parades amoureuses s’ouvrent toujours en fin de journée, juste avant l’arrivée de la houle. Ils dégringolent aussitôt après dans un long sommeil, serfs de la nuit. Le long écoulement du temps se lit désormais sur le tableau noir du ciel. Des étoiles tombent une à une, heure après heure. Ah le ciel ! N’est-il pas l’horloge intérieure des nomades et des oiseaux migrateurs au plumage d’encre ? Le ciel de là-bas n’a rien à voir avec la mélodie du crachin normand sur l’ardoise de Caen. Je reste encore sourd à cette musique. Vogue la vie, avec ses bosses et ses plaies. Hier est déjà un autre siècle, un siècle fatigué. Adieu souvenirs. Adieu, neiges éternelles du Kilimandjaro.
Les chansons d’enfance remontent sans cesse à la source comme autant de saumons sur le chemin de l’océan. « What a Wonderful World » de Satchmo (Louis Armstrong), Tino Rossi, Nat King Cole et Joe Dassin. Coulée veloutée qui traverse le coeur et soulève le torse gorgé d’émotion. Les fantômes du passé retrouvent une nouvelle sève, se redressent sur leurs ergots ou éclatent d’un grand rire sonore. On tait les petites douleurs d’autrefois ; on oublie les bobos passés au mercurochrome, les blessures de jeunesse, les vagues à l’âme. On se laisse guider par les alizés de son coeur. La vraie vie n’est pas ailleurs, on peut goûter un peu de fraîcheur dans le jardin de son choix. Pensez à réclamer le ciel. De la poésie avant toute chose, puisque survivre est un métier difficile et  » chaque poème est un pas vers la mort  » (Alvaro Mutis). Comme dit le proverbe toujours en vigueur la mort n’oublie personne, pas même les absents. Que vous dire de plus ? Moi, j’ai de la chance. Je fête en ce jour même mon trentième safari sur le sentier de la vie.
4. Vivre
Oublié le passé, il s’agit d’empoigner le présent. Tourner la page. Saluer son voisin avec ce qu’il faut de respect. Vivre au gré des jours et au rythme des saisons. Essayer de se bonifier avec l’âge. Surveiller la gargoulette en terre cuite, enveloppée dans une toile de jute mouillée, qui garde l’eau fraîche, à défaut de petit frigo. Torréfier le café rituel du mardi après-midi. Préparer les dattes, le maïs soufflé, les sucreries yéménites, les cornets de sésame. Moudre le café d’Éthiopie sur la meule en pierre utilisée aussi pour écraser le piment rouge et le poivron vert. Arroser abondamment l’entrée de la maison en souhaitant la bienvenue aux mânes des ancêtres. Garnir de charbon l’encensoir, l’allumer, le poser non loin de l’entrée pour laisser la fumée s’en aller. Conjurer le mauvais oeil, si courant à cette heure de fin d’après-midi. Accueillir les enfants qui ne vont pas tarder à atterrir comme une volée de pigeons. Précéder leurs désirs, s’imposer à eux sans lever la voix. Distribuer les petites richesses tant convoitées : café sucré, miel, fruits secs, cacahouètes, pâtisseries et pièces de monnaie. Promettre de renouveler la cérémonie du café pour la semaine prochaine. Vivre au gré des jours, des semaines. Tâcher d’ignorer l’outrage des ans. Apprendre le dur métier de vivre à n’importe quelle heure, et quelle que soit la force du vent, la profondeur du trou d’ozone ou les effets des nuages de Tchernobyl. Se dire à soi-même :  » il fait beau dans mon coeur chaque jour de la vie « . Le dire aux autres. Et vogue la vie.

Abdourahman A. Waberi, né en 1965 à Djibouti, est auteur d’une trilogie,  » tentative de définition de Djibouti « , publiée au Serpent à plumes : Le Pays sans ombre (1994), Cahier nomade (1996), Balbala (1997), et de Vue sur mausolée (Notre Librairie, 1994). Son écriture exigeante restitue le lyrisme et le foisonnement de jeux de styles et d’images de la littérature orale. Il compte maintenant écrire sur la diaspora somali (cf. entretien, Africultures n°5). Il enseigne l’anglais à Caen.///Article N° : 483

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