Satire et Chanson à Kin-la-Belle

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Les textes des chansons africaines sont-ils satire critique ou simple chronique ? Exploration à l’exemple de la musique qui a su s’imposer à toute l’Afrique, la rumba congolaise.

L’humour, l’ironie, le rire ne sont pas, dans l’Afrique d’aujourd’hui, exemptes des contradictions éclatantes vécues par le continent.
C’est un constat qui revient dans plusieurs cas de figure, notamment dans la chanson congolaise d’expression urbaine.
Pour en illustrer rapidement les aspects qui nous intéressent, nous avons choisi de nous occuper de la production artistique de l’auteur-compositeur-interprète le plus emblématique de la période couvrant les années de l’après-guerre à la fin de la dernière décennie.
Il est sûr que, dans l’univers culturel kinois d’une époque aux sursauts permanents, Luambo Makiadi, Franco de son nom de scène, a laissé une trace indélébile dans l’histoire de la rumba congolaise et de la musique africaine contemporaine en général. Mais, si son importance est indiscutable, il est plus difficile d’en cerner la conscience de soi artistique ou les effets produits par son oeuvre sur les mentalités de ses concitoyens ou de ses compatriotes.
Tout cela, il est vrai, est très, peut-être trop intellectuel, face à la qualité d’un style musical qui, depuis bientôt 40 ans, fait le bonheur de millions d’Africains ou d’Antillais.
Car la rumba congolaise est la première et jusqu’ici l’unique forme musicale adoptée par tout le continent.
Le plaisir intense d’avoir retrouvé dans la jungle citadine les réjouissances d’antan est sans doute dû à sa philosophie rythmique, issue des habitudes culturelles, musicales et corporelles bien enracinées dans le tissu de la mémoire ancestrale des peuples d’Afrique Centrale.
Si l’on considère que la plupart des Africains qui ont dansé ou qui dansent la rumba ne parlent pas lingala, la langue véhiculaire de Kinshasa utilisée couramment dans les textes de ses chansons, cela ne peut que confirmer sa valeur esthétique. Mais, passons justement à la musique…
Oh Mario
Luka ata mwasi yo moko obala
Mario mosala kolinga ba maman mobokoli
Basuka yo te ? ….
Oh Mario nai napekisa yo
Kolingaka basi bazali na mbongo
Yoka ndenge azali kokaba yo na mitema ya basi mpe mibali
Sala quand même effet oluka mosala Mario
Yo mutu ozali na ba diplômes mitano Mario
Mpo na nini ozali kobebisa kosambuisa kombo na yo
Mario ah nalembi.
(Oh Mario
Cherche une femme que tu peut épouser
Mario a l’habitude d’aimer des généreuses mères
N’es-tu pas maudit ?….
Oh Mario ! Je t’ai déjà interdit
d’aimer des femmes qui ont beaucoup d’argent
Ecoute comment elle te dénigre auprès des femmes et des hommes
Fais quand même un effort pour trouver du travail
Toi qui a cinq diplômes Mario
Mario, pourquoi tu te rabaisses ?
Tu avilis ton nom
Mario j’en ai marre).
Combien de fois avons-nous dansé cet air célèbre, guidés par une guitare chaloupée et moqueuse ? « Oh Mario, luka ata mwasi yo moko obala…« , et on commence à onduler, à sourire, dans l’ébriété du bal…
Mario est le titre de cette chanson entrée depuis lors dans le mythe et son refrain est l’un des plus célèbres de la musique africaine urbaine, populaire et authentique. Son inoubliable auteur-compositeur-interprète, Luambo Makiadi, dit Franco, géant de la musique congolaise, n’a pas eu la notoriété internationale que son oeuvre a mérité de son vivant.
Le contenu du texte de cette pièce maîtresse du paysage kinois des années 80 et l’impact qu’elle a eu dans la société congolaise de l’époque nous autorisent à une réflexion sur le pouvoir d’attraction de la satire dans un cadre citadin issu d’un inimaginable choc culturel, en mal de stabilité et en manque de valeur nouvelles remplaçant les anciennes.
Un avertissement nous tient à coeur, celui de ne pas céder à la tentation d’un jugement moral pour, au contraire, relativiser ce genre de phénomènes et rendre à la musique son rôle particulier de miroir de la société dite « moderne ».
Les Français, qui n’ont jamais aimé la rumba congolaise, à tort assimilée à de la musique de variété, mais qui veulent néanmoins tout comparer à ce qui se passe ou s’est passé chez eux, ont quand même été intrigués par la figure de Franco, qu’ils ont vite surnommé le « Balzac congolais ».
Si la comparaison se conçoit, il convient cependant de mettre en relation les textes des chansons de Franco avec trois éléments qui les rendent incomparables à Balzac :
1) Un cadre social dominé par une urbanisation mal assimilée ;
2) Un cadre historique de rapports inégaux avec l’Occident.
3) Le rôle de la musique dans les sociétés traditionnelles et son évolution en milieu citadin.
Une première question se pose, qui concerne autant les intentions que les effets : est-ce qu’il s’agit de cette forme de critique humoristique qu’est la satire ?
La satire est un genre appartenant à la littérature occidentale. Il est difficile d’établir sa liaison rigide avec une attitude africaine qui se sert des mêmes attitudes pour critiquer.
Est-ce que la satire de Franco est une forme de critique des moeurs ? Il est probable que Luambo Makiadi y exerce plus un talent de chroniqueur que l’ardeur du moraliste.
D’ailleurs, si l’on part de ce constat, il sera plus aisé d’en cerner la valeur objective, de préciser le rôle de cette chanson dans l’univers urbain d’Afrique centrale entre la fin de la deuxième guerre mondiale et les années 80.
Nous pouvons alors nous limiter à écouter ses chansons avec le même esprit que celui qui assiste à la projection d’un documentaire tourné par quelqu’un qui n’est pas spectateur d’une réalité déterminée, mais acteur. Dans ce sens, tout dépend de nous, de l’angle dans lequel on se situe, et l’oeuvre de Franco ressemble à un film de Duparc, style comédie de moeurs. Sauf qu’avec Duparc, l’ironie semble l’emporter sur un cadre qui par contre montre les conséquences néfastes, parfois dramatiques, d’une certaine dégradation des moeurs. Le profil de certains personnages qui s’agitent dans l’univers kinois est plus précis et pertinent d’une réalité déterminée.
Reste un autre débat, autour de deux hypothèse distinctes :
Si cette forme d’humour s’inscrit dans une sorte de satire, c’est-à-dire de critique de la société, il est sûr qu’une continuité existe – mutatis mutandis – entre la chanson kinoise contemporaine et la chanson africaine traditionnelle, bâtie sur la leçon de morale ou la critique.
Si, en revanche, il s’agit d’une chronique pure et simple, où le journaliste-acteur-musicien reste neutre, tout cela risque de s’éloigner d’une manière drastique des fonctions anciennes de la chanson en Afrique.
Et voilà l’humour et l’ironie en Afrique apparaître de façon contradictoire, pas encore canalisés dans une fonction claire à jouer dans les dynamiques sociales. Mais ils n’en sont pas moins un révélateur des consciences et des comportements d’une société en mutation et qui n’a pas encore trouvé son identité.

///Article N° : 531

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