Les fenêtres inédites des films d’Afrique noire

Entretien d'Olivier Barlet avec Ferid Boughedir

Paris, juillet 1998
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Un des rares réalisateurs africains a avoir pris la plume comme théoricien et critique de cinéma, le Tunisien Ferid Boughedir, connu pour ses deux longs métrages Halfaouine, l’enfant des terrasses et Un été à la Goulette, décrit et explique la césure Nord-Sud et les apports des cinémas d’Afrique noire.

Quelle africanité se définissent les Tunisiens ?
La perception continentale que peuvent avoir mes compatriotes tunisiens est dominée à mon sens par des facteurs anciens et nouveaux. Le plus récent qui crée vraiment un sentiment d’unité africaine n’est pas du tout l’OUA, absolument inconnue du grand public, mais le football avec la Coupe d’Afrique des nations ! La Tunisie a ainsi été finaliste à Johannesburg. Dans les années 50, tout le monde connaissait par ailleurs Nkwame N’Krumah qui était venu en Tunisie, comme Modibo Keïta. Le sentiment était qu’on allait secouer le joug du colonialisme et que les Noirs le faisaient aussi bien que les Arabes. Cette fraternité de fait a continué dans le cinéma dès 1966 et sans interruption à travers les Journées cinématographiques de Carthage puisque Tahar Cheriaa, alors même que le cinéma africain ne faisait que naître, les a lancé en les centrant sur les cinémas d’Afrique noire et du monde arabe y compris le Proche Orient, affirmant ainsi les deux appartenances culturelles et géographiques, arabe et africaine, de la Tunisie. Le premier prix fut remporté par le premier long métrage africain, La Noire de… de Sembène Ousmane, projeté la même année à la Semaine de la Critique à Cannes.
Mais n’y eut-il pas une certaine rupture ensuite ?
Elle est davantage liée aux soubresauts du nationalisme arabe au Proche Orient que, comme on le dit souvent, au conditionnement du public arabe au star système égyptien. Le public tunisien est très cinéphile : la Tunisie comportait davantage de ciné-clubs en 1949 que partout ailleurs en Afrique. Et avait ainsi une grande curiosité des films d’Afrique noire. Et continue de remplir les salles chaque année aux JCC, à la faveur de l’événement, sans forcément aller voir les films en dehors du festival. Un film peut être ovationné aux JCC et n’avoir aucun succès ensuite. A partir de la guerre de 1973, le public et le cinéma se sont fortement politisés. En 1974 par exemple, le jury a refusé de donner le Tanit d’or au film d’Abdellatif Ben Ammar : Sejnane, offrant pourtant un regard empreint d’une beauté artistique, d’une réelle émotion et surtout d’une réflexion plus adulte sur les événements liés à l’indépendance, ou « comment les ouvriers ont trinqué pour que la bourgeoisie prenne la place des Français ».
D’autre part, on peut dire qu’il y a eu une espèce de boycott cette année-là par un jury au surmoi politique trop fort, qui n’a pas voulu donner le Tanit de bronze au film Sénégalais Njangaan de Johnson Traoré (quinzaine des réalisateurs à Cannes), de toute évidence palmable, mais non politisé ; ce qui a été ressenti comme un vrai mépris par toute une partie des délégations d’Afrique Noire qui n’est pas allé à la clôture de Carthage : c’est la première année où j’ai ressenti une scission, une césure. Le Tanit d’or de cette année-là a été attribué ex-aequo à deux films très politiques : Kafr Kassem, du Libanais Borhane Alaouié et Les Bicots nègres nos voisins de Med Hondo, lequel – je l’ai appris alors – n’était pas considéré comme appartenant à l’Afrique noire par ses collègues du Sud-Sahara présents au festival.
De quelle césure s’agissait-il au fond ?
Il faut dire que certains fonctionnaires nommés plus tard à la direction du festival ne connaissaient pas grand chose à l’Afrique noire et préféraient un cinéma égyptien commercial sollicité par les médias, idolâtré par un public déjà conditionné. Tahar Cheriaa disait : « beaucoup de maghrébins pensent à tort que, dans le cinéma, ils sont plus avancés et que l’Afrique noire a besoin de les suivre, alors que c’est exactement le contraire : ce sont eux qui ont besoin de l’Afrique noire… »
Pendant longtemps, l’image donnée par les Américains de l’arabe négrier s’est répandue en Afrique noire. S’ajoute à cela une différence idéologique entre Carthage, qui accepte les films africains et arabes – y compris d’Asie mineure – et Ouagadougou, où les pays arabes doivent appartenir au continent africain.
Ainsi, à Carthage, beaucoup de pays du Proche-Orient ont envoyé leurs films sans sous-titre se disant : nous sommes tous des pays arabes ; il n’y a pas de raison d’ajouter des sous-titres français, nous ne sommes plus colonisés ! De ce fait, les Africains se sont sentis lésés. De plus, très souvent, dans cette période des années 70, les discours d’ouverture et de clôture des cérémonies étaient fait uniquement en arabe. Cela venait de ce nationalisme exacerbé – exacerbé entre autres par une série de défaites de 67 jusqu’à la guerre du Golfe, subie comme un démembrement, une déchirure totale de la nation arabe qui a l’impression d’assumer la faute de l’Europe face à l’holocauste…
Et cela se reporte sur sa relation avec le monde noir ?
Disons que le monde noir est marginalisé. Le centre du monde devient le problème arabe, de l’Islam face à l’Occident – à l’Amérique surtout – qui en fait son bouc émissaire : c’est vécu confusément avec un sentiment d’humiliation très fort. C’est ainsi qu’à Carthage, on va avoir en langue arabe l’expression de cette souffrance, de cette humiliation, comme étant le moteur de tout, au détriment de la curiosité qu’il pouvait y avoir au début vis-à-vis de l’Afrique noire, de sa culture, ses valeurs : la multiculturalité africaine.
Pour terminer ce volet, on peut dire que, heureusement, le football a rattrapé et corrigé ce que le cinéma a laissé échapper – et c’est ce qui se passe actuellement.
La société tunisienne est-elle raciste envers les Noirs ?
C’est moins un racisme qu’une altérité, comme il y avait l’altérité du Juif dans la société maghrébine. Mais en même temps – le Noir étant musulman – cette altérité disparaît parfois complètement. Il n’y a pas d’apartheid de fait – par exemple le chanteur noir Slah Mousbah est immensément populaire. Les mariages entre Noirs et Arabes ne constituent pas un tabou ; c’est évidemment mal vu des familles mais ce préjugé existe aussi entre les régions…
Retrouve-t-on le même phénomène de fascination que l’on constate en Europe envers les Noirs, le corps noir ?
Non, pas du tout. Les Noirs étaient – à l’époque de l’esclavage – des serviteurs que l’on ramenait dans les cours des princes, mais il y avait aussi beaucoup de captifs qui n’étaient pas du tout noirs. Beaucoup devenaient des favoris, montaient en grade : il se sont intégrés au bout de quelques générations dans la société.
La notion de couleur est peut-être moins forte qu’en Europe, puisqu’il y a aussi des « gradations de couleurs » dans la société maghrébine : le Noir tunisien est vécu comme tunisien avant que d’être africain, comme auparavant les Juifs tunisiens se vivaient d’abord tunisiens, puis juifs. Il y a en Tunisie une tendance à la coexistence heureuse, au fait de niveler les différences et de trouver au contraire des points communs dans une espèce de respect profond de l’Autre. Hamadi Essid, a tourné en 1966 un film très intéressant Tunisie, terre d’Afrique, sur les survivances et développements des cultures noires en Tunisie, à partir de l’esclavage et des migrations en provenance du Niger, etc. On retrouve également cela dans la musique, le stambeli, mélange de sons soudanais, d’instruments africains (bongo,…). Il y avait aussi en Tunisie le personnage de Boussaâdia, le féticheur, avec un masque noir en cuir sur la figure, couvert de peaux de bêtes et qui dansait dans les rues avec castagnettes et maracas, que l’on appelait pour faire peur aux enfants !
La culture tunisienne a vraiment tendance a synthétiser les apports, « les tunisifier », c’est-à-dire à les transformer de façon « aimable », souriante, modérée. C’est une culture « arrondisseuse d’angles »… Le Noir, pas plus que le Juif, le Maltais, ou le Sicilien, n’a été rejeté en Tunisie. On retrouve dans les moeurs tunisiennes les différents apports culinaires ou linguistiques de ces cultures étrangères.
Il n’y aurait donc pas de problème noir en Tunisie ?
Non, il n’y a pas de racisme. Il y a forcement des préjugés, mais presque plus sociaux que raciaux (les Noirs étaient plus pauvres). Je ne nie pas le fait qu’il y ait une vision infériorisante du Noir. Il y a parfois aussi l’idée un peu paternaliste à mon sens que le Noir porte bonheur, porte chance. Souvent, les Noirs ont un nom lié à la chance : Saad qui veut dire chance, Messaoud, chanceux, Barka qui est la baraqua… mais le Noir ne fascine pas en tant qu’Autre, démon, Satan ou âme noire.
Comme la continentalité de la culture maghrébine s’exprime-t-elle ? Comment le Maghreb s’enracine-t-il dans l’Afrique Noire ?
Il y est enraciné depuis toujours. Contrairement à ce que beaucoup de gens prétendent par nationalisme en disant que ce qui fait la culture maghrébine est uniquement l’apport arabe, je pense que le Maghreb est riche de beaucoup plus de choses, par exemple le maraboutisme qui est commun à l’Afrique noire et au Maghreb. Dans les premiers films d’Afriques noire et du Maghreb, il y avait beaucoup de points communs. Ce qui m’a motivé à faire le lien, c’est le choc cinématographique de plusieurs films d’Afrique noire, notamment La Noire de… qui m’a ouvert d’autres horizons sur le cinéma, m’a donné un regard différent et plus de libertés. Moi qui était nourri des ciné-clubs de tradition française où l’on apprenait à vénérer les grands maîtres du septième art comme Bergman, Jean Renoir, Hitchcock, Elia Kazan ou Rossellini, je pouvais avoir un complexe d’infériorité. Le bon cinéma, le cinéma artistique, ne pouvait venir que de l’Occident, face à un cinéma arabe – essentiellement égyptien : mélodrame et danse du ventre – artistiquement faible : redondant et exagéré.
Que représentait pour toi La Noire de… ?
Un film d’une incroyable puissance d’émotion, de beauté, de dignité humaine, d’intelligence et d’honneur ! Et en même temps, c’était filmé d’une façon différente : l’espace, la respiration, la densité n’étaient pas les mêmes. Je sentais que j’étais en face d’une autre culture qui m’apprenait beaucoup et me libérait, me soulageait : nous aussi on pouvait faire autre chose, inventer un autre cinéma. Et quand j’ai vu ensuite le grand  » film d’auteur  » arabe Bab al Hadid (Gare centrale) de Youssef Chahine – qui est plus classique parce qu’il emprunte beaucoup au cinéma de John Ford, Hitchcock et des grands maîtres américains – je me suis dit : en Egypte aussi on peut le faire !
Des gens comme Oumarou Ganda – maintenant un peu oublié – m’ont aussi énormément apporté. Saïtane a été une révélation quand je l’ai vu à Ouagadougou. Ou Touki Bouki, cet extraordinaire film de notre inimitable et regretté Djibril…
Quel film t’a le plus marqué ?
Celui qui m’a directement influencé pour Halfaouine, c’est Wend Kuuni de Gaston Kaboré. Cela reprenait certaines choses qui m’avaient déjà frappées dans Saïtane : cette espèce de fausse innocence, de fausse simplicité. Une simplicité très mystérieuse comme disait Serge Daney : beaucoup de non-dit et une façon presque unique d’aller à l’essentiel avec une pureté d’approche qui me sortait des salmigondis européens et des « prises de têtes » parisiennes (rire). Cela m’a appris à dépoussiérer les choses dont on n’a pas besoin au cinéma et d’essayer de retrouver une certaine essentialité sans gesticulation – sans faire de plan qui monte l’escalier, qui redescend, qui le contourne, qui rattrape le personnage à gauche, à droite, comme les Occidentaux aiment bien le faire. Quand on met une caméra à plat, c’est ce qui est à l’intérieur de ce cadre fixe qui compte : les mouvements, l’espace et le cadrage. Et ça, je l’ai appris dans les films d’Afrique noire. Des gens de mauvaise langue diront : c’est la pauvreté du cinéma d’Afrique noire qui faisait qu’il n’y avait pas de travelling, pas de possibilité de faire de mouvements de grue compliqués. Ils étaient forcés de trouver dans l’apparente simplicité de l’écriture une émotion et une profondeur. C’est un peu facile de dire cela.
Quand Gaston Kaboré filme Wend Kuuni et que, par rapport aux règles de montage classique, il reste sur le gros plan du garçon plus longtemps que prévu, à ce moment-là, brusquement, quelque chose de magique arrive : c’était une grande leçon pour moi ! Lui avait la perception qu’il fallait couper plus tard, et ces quelques secondes  » de trop  » font jaillir une émotion que je n’avais pas vu ailleurs.
En est-il de même pour les films du Maghreb faits à la même époque ?
Ça n’a rien à voir ! Si on prend par exemple un film comme Sejnane d’Abdellatif Ben Ammar que j’admire beaucoup, il y a des moments de grâce, d’émotion et de poésie, mais plutôt influencés par la culture méditerranéenne. Cela se rapproche davantage de ce que j’ai pu voir dans le cinéma italien par exemple. Par contre, ce que j’ai vu dans Wend Kuuni, dans la Noire de… ou dans Touki Bouki, je ne l’ai pas vu ailleurs : ce sont des fenêtres inédites.
J’ai eu la chance d’être assistant réalisateur de deux cinéastes non-classiques français, Alain Robe-Grillet et Arabal, qui étant des écrivains aventureux et avant-gardistes, allaient le plus loin possible dans « le non-cinéma », la « non-approche académique classique » du cinéma. J’ai eu beaucoup de chance d’avoir ces leçons de liberté permanentes mais je ne peux pas dire qu’ils m’aient influencés par aucun de leurs films.
Est-ce que les films d’Afrique noire actuels t’apportent encore cette liberté ?
Il y a longtemps que je n’ai pas eu de choc ; du plaisir mais pas de choc. Malheureusement, la mode s’en est mêlée et on a l’excès inverse : on prend des films faibles – il faut le dire – proches du brouillon (je suis sévère !), un peu par snobisme, en y cherchant cette fameuse altérité, ou cette fameuse vision autre t cela d’une façon totalement artificielle. A Cannes, il y a eu cet espèce de phénomène de mode. Je ne peux pas dire que le cinéma africain m’ait ouvert des fenêtres ces dernières années, à part de rares cas comme les films du Mauritanien du Mali Abderrahmane Sissako. Le cinéaste africain aujourd’hui n’impose plus sa propre vision, il ne conçoit trop souvent son film que pour essayer de décrocher le jackpot de la sélection… D’où l’amertume des cinéastes cette année à Cannes qui ont produit des films techniquement supérieurs à ce qui était sélectionné avant, mais qui restent sur le banc car passés de mode, comme en 1998  » TGV  » de Moussa Touré.
Il y a quelques temps à Cannes, on a vu des films africains très inégaux. Mais ce que je n’ai pas apprécié – et qui était presque méprisant – c’est que l’on faisait monter ensemble leurs réalisateurs, on les présentait ensemble, uniquement parce qu’ils étaient Noirs. C’est comme si on mettait un Norvégien et un Portugais en disant : voilà le cinéma des Blancs ! J’ai toujours été violemment opposé à cette globalisation, qui est une vraie forme de racisme implicite – y compris chez les Européens qui ont analysé les films d’Afrique noire. Il peut y avoir tellement de différences entre les cinéastes, même à l’intérieur d’un même pays – par exemple, on ne peut pas comparer Johnson Traoré à Djibril Diop Mambety qui sont pourtant tous deux Sénégalais – que je ne comprends pas comment l’on ose tirer de grandes généralités en disant : les Noirs filment comme ça. Ou bien : les Noirs rient pour ça. Ou encore : ce qui marche en Afrique, c’est tel genre de comique… Je ne veux pas citer de nom mais tout cela est quand même lamentable ! Des personnes qui se sont improvisées pseudo-ethnologues et qui ont osé tirer des règles générales parce qu’il était plus pratique pour elles de simplifier, à partir d’observations superficielles, ce qu’elles n’auraient pas osé faire pour des cinémas  » développés  » comme par exemple le cinéma scandinave… Le cinéma d’Afrique noire a eu la malchance et la chance d’être globalisé : une chance parce que la FEPACI n’a pu exister que dans ce continent. Mais la critique qui globalise a sûrement fait plus de tort que de bien à la perception de l’immense richesse, de l’immense diversité et potentialité des cinémas africains.

///Article N° : 577

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