« Toute action de développement crée un conflit de cultures »

Entretien d'Ayoko Mensah avec Jean-Michel Debrat

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L’Agence française de développement (AFD) est le principal opérateur de l’aide publique française au développement. Jusqu’à présent, cette institution s’était peu investie dans le secteur culturel. Depuis l’an dernier, l’AFD, devenue partenaire de CulturesFrance, soutient par une série d’actions la photographie africaine contemporaine. Pourquoi cet engagement ? Que signifie-t-il ? Témoigne-t-il d’une nouvelle approche du développement ? Entretien avec Jean-Michel Debrat, directeur général adjoint de l’AFD.

La culture a longtemps été considérée comme une dimension mineure dans les programmes d’aide au développement. Pourquoi ce peu de considération ? Cache-t-il une simple méconnaissance ou un manque d’intérêt ?
Jean-Michel Debrat : Il faut replacer cette question dans le contexte global de la coopération française. Pendant longtemps, il y a eu un partage de rôles entre le ministère de la Coopération d’une part et d’autre part la Caisse centrale de Coopération économique (devenue l’Agence française de développement, NDLR) dont la fonction principale était de financer des investissements productifs ou d’aménagement. Le domaine culturel, lui, a toujours été très présent au sein du ministère de la Coopération. L’AFD s’y est aussi intéressée mais ce n’était pas dans son rôle. Nous étions et nous demeurons avant tout une banque de développement. Aujourd’hui, nous finançons certaines actions par des dons mais pendant longtemps nous ne faisions que des prêts. La question qui aurait donc pu se poser est celle du financement d’une entreprise culturelle qui aurait été bancable. Si tel était le cas, il n’y aurait pas eu de raison pour que nous ne nous y intéressions pas. Simplement, nous avions d’autres orientations.
Quelles relations aviez-vous avec le ministère de la Coopération ? Travailliez-vous conjointement sur des projets de développement ?
Bien sûr nous le faisions mais dans des domaines dits traditionnels comme l’agriculture ou l’aménagement urbain. Le développement culturel a toujours été une spécialité du ministère de la Coopération. Ceci dit, la dimension culturelle du développement est présente dans la tête de tous les agents qui travaillent dans ce domaine, ceux de l’Agence comme les autres. L’attrait pour la culture des pays où nous intervenons fait partie des intérêts personnels des agents de l’AFD quand bien même nous finançons essentiellement des domaines économiques.
Ainsi, en 1991, un précédent directeur général de l’AFD a créé le prix Tropiques. Il l’a fait non pas parce qu’il considérait que cela relevait des activités de l’AFD en tant que banque mais parce qu’il pensait qu’il était important que l’Agence s’intéressât à la littérature aussi bien en termes de communication en interne qu’en externe.
Pourquoi en interne ? Ce prix suscite un vaste intérêt dans la maison. Ce n’est pas seulement du mécénat. La culture fait partie des messages que nous véhiculons en interne et pour notre propre usage. Il est important que tous les agents de l’AFD, fussent-ils banquiers ou ingénieurs, aient un goût pour la culture africaine, réunionnaise, antillaise, cambodgienne… C’est pourquoi nous organisons dans nos murs des expositions, des conférences, des rencontres avec des artistes.
Ce prix a bien sûr également une vocation externe. Il promeut et récompense un écrivain pour son éclairage sur les pays du Sud ou les collectivités d’Outre-Mer dans lesquels l’AFD intervient. (1)
Depuis l’an dernier, l’AFD est partenaire des Rencontres africaines de la photographie qui se déroulent, tous les deux ans, à Bamako. Vous avez créé dans ce cadre un nouveau prix, le Prix Elan de l’AFD, qui récompense un photographe. Pourquoi choisissez-vous de soutenir la photographie africaine aujourd’hui ?
Depuis 2005, l’AFD est partenaire de l’Afaa, devenue CulturesFrance en 2006. Nous avons aussi conclu un partenariat pour les 6e Rencontres africaines de la photographie. Nous avons choisi de soutenir la photo pour deux raisons. D’une part, il nous a semblé répondre à une demande dans ce domaine. D’autre part, la photo a une très grande force de communication de messages. Nous sommes dans une société médiatique. Nous avons choisi un média qui véhicule des messages sur la réalité de nos pays d’intervention. La photo permet en outre d’évoquer toutes les dimensions de notre métier. Elle réconcilie l’expression artistique et la communication de messages, y compris techniques. En tant que développeurs, nous voulons favoriser l’émergence des artistes. Nous nous devons aussi d’éduquer le regard du public et notre propre œil. Nous développons donc une série d’actions dans ce domaine.
Le Prix Elan récompense le travail d’un photographe. Le premier lauréat de ce prix est un jeune Nigérian de 34 ans : Uchechukwu James-Iroha pour sa série de photographies sur les abattoirs de Lagos « Fire, Flesh and Blood ». Le prix prend la forme d’une monographie co-éditée par l’AFD et les Éditions de l’œil dans une nouvelle série créée pour le Prix Elan de l’AFD : Photo en développement. À l’occasion du lancement de ce livre, « Uche » expose pour la première fois en France, dans une grande galerie (2). Nous nous attachons également à promouvoir son travail dans la presse internationale et dans de grands rendez-vous professionnels.
Nous développons également un partenariat avec le festival Photo Festa à Maputo. Enfin, il y a un an, nous avons commencé à constituer une collection de photographies réalisées par des artistes africains. Pour le moment, nous avons acquis des œuvres de Philip Kwame Apagya (Ghana), Jodi Bieber (Afrique du Sud), Mohamed Camara (Mali), David Goldblatt (Afrique du Sud), Bruno Hadjih (Algérie), Farida Hamak (Algérie), Uchechukwu James-Iroha (Nigeria), Paul Kabré (Burkina Faso), Ranjith Kally (Afrique du Sud), John Kiyaya (Tanzanie), Jacques Kuyten (Réunion), Emeka Okereke (Nigeria), Mauro Pinto (Mozambique), Samir Sid (Algérie), Malick Sidibé (Mali), Guy Tillim (Afrique du Sud), ainsi que de Madani A. A. Gahouri et Richard Lokiden Wani qui font partie du collectif de photographes soudanais « El Nour ». Nous pensons organiser une exposition annuelle consacrée à cette collection. Il est aussi envisagé de la prêter ou de l’exposer à l’extérieur pour promouvoir ces artistes.
Qui dirige les acquisitions de ce fonds photographique ?
Il est placé sous la responsabilité du directeur du département de la Communication de l’Agence, Henry de Cazotte.
Votre soutien est louable mais comment l’articulez-vous au travail des acteurs culturels africains qui promeuvent la photographie depuis de longues années ? N’ont-ils pas une expertise dans ce domaine qui vous fait défaut ?
Naturellement, nous ne prétendons pas tout connaître dans ce domaine neuf pour nous. Nous cherchons d’ailleurs des personnes-ressources en Afrique afin de pouvoir développer de nouvelles synergies.
Le nouvel intérêt de l’Agence pour la photographie témoigne-t-il d’un nouveau regard sur la dimension culturelle du développement ? Après avoir été longtemps négligée, cette dimension revient au cœur des discours et des programmes de coopération. Elle apparaît, notamment dans les accords de Cotonou signés en 2000, comme un élément essentiel du développement durable. Comment l’AFD intègre-t-elle dans ces programmes cette nouvelle vision ?
Dans votre question, il y a les deux significations du mot culture. La première renvoie au sens large : ce qui fait la spécificité du fonctionnement d’une société, ses valeurs, son langage, etc. La seconde fait référence aux domaines artistiques. Ces deux sens nous interpellent. Mais le plus souvent, nous sommes confrontés à la dimension culturelle au sens large.
Toute action de développement crée un conflit de cultures. C’est toute la problématique du développement. Des personnes arrivent avec leur culture dans un pays qui a la sienne et l’on fait du changement social. On change la société bien plus qu’on ne finance des mètres cubes de béton… Nous avons toujours eu conscience de cela. En avons-nous suffisamment tenu compte ? Certainement pas.
Depuis sa création, les préoccupations de l’AFD sont tournées vers l’économie lourde : l’énergie, les transports, les infrastructures… La contrainte principale est toujours vécue sous l’angle technique. Le changement social est-il souhaité, est-il faisable, va-t-il générer des réactions ? En définitive, allons-nous réussir nos paris ? Aujourd’hui, nous avons conscience que nous devons nous poser ces questions au moment opportun : elles sont nécessaires préalablement à tout engagement dans un projet.
Nous avons nos lots d’échec par souci excessif de la dimension technique au détriment de l’acceptation sociale de la dynamique du changement. Mais dans le même temps, nous avons de belles réussites dans des projets d’aménagement urbain, d’aménagement de marchés, de distribution d’eau, etc. Ce sont des projets éminemment sociaux car ils sont en lien avec l’organisation et les besoins locaux. Ces préoccupations sociales ne vont cesser de prendre de l’importance dans nos actions. Pour le moment, je le reconnais, il y a bien peu de sociologues à l’AFD comparativement aux ingénieurs. Nous avons des progrès à faire dans ce domaine.
Pour ce qui est du second sens du mot culture, nous reconnaissons désormais que les arts peuvent être directement des vecteurs de développement. Aujourd’hui, dans une perspective globale, il est normal d’aider les artistes africains à franchir une étape difficile : percer sur le marché international de l’art. En aidant les photographes à s’imposer sur ce marché, nous contribuons aussi au développement. La coopération française, par le biais du ministère de la Coopération, a toujours beaucoup fait dans ce domaine.
Certes la coopération a joué un rôle essentiel dans la promotion et la valorisation de nombreux créateurs africains contemporains sur la scène internationale. Mais n’a-t-elle pas développé parallèlement une attitude d’assistanat chez les artistes ? L’Afrique francophone, comparativement aux régions anglophones, accuse un retard patent en termes d’infrastructures culturelles, de créations de marchés locaux… Quel rôle pourrait jouer l’AFD dans la structuration du secteur culturel en Afrique ?
Vous avez raison. Quelque part, on a projeté le modèle français : le financement public de la culture. Mais le bilan n’est pas négatif. Les fonctions de pépinière et de lancement ont fonctionné. Mais il n’y a pas eu d’organisation du marché culturel puisque c’était un mécanisme administratif. C’est typiquement français. Et comme l’AFD ne finance qu’à un certain niveau de volume, ce secteur n’est pas entré dans nos champs d’intervention. Mais la vraie question est celle-ci : comment se finance localement le secteur culturel ? Il serait intéressant d’intervenir dans l’économie de la culture en Afrique mais cela doit se faire à partir de l’Afrique elle-même. L’AFD pourrait apporter un soutien au secteur financier. Le problème ne serait pas dans les volumes financiers investis mais dans l’identification et le choix de bons produits. Il ne faudrait pas reproduire pour l’économie le même schéma que celui de l’aide à la création, c’est-à-dire un système d’aide Nord-Sud.
Le microcrédit pourrait-il être une forme d’aide au secteur culturel en Afrique ?
C’est une idée à suivre. Pourquoi pas ? Il y a en revanche un domaine dans lequel l’AFD est déjà très investie, c’est l’économie du patrimoine : la transmission des grands sites architecturaux, du patrimoine urbain. Ce sont des questions culturelles, au cœur du développement durable. L’aménagement d’une ville qui recèle un patrimoine susceptible d’être visité est un vrai produit de développement. Nous avons dans ce domaine un accord de partenariat avec l’UNESCO qui traite le volet financier et urbanistique de la sauvegarde du patrimoine, sa réalité économique.
Certains bâtiments fonctionnels, comme le Marché principal de PhnomPenh, sont des prouesses architecturales : elles allient l’économique et le culturel. L’Agence intervient depuis longtemps dans ce champ de la conservation et de l’aménagement du patrimoine urbain.
Ce qui se passe dans les villes africaines est extraordinaire. Ce sont de vrais bouillons de culture, avec leurs tensions, leur violence, leurs coups de génie… Nous sommes fascinés par cela. Le devenir du tissu urbain, de son équipement nous préoccupe. Les villes africaines nous ont appris que l’on ne peut pas avoir uniquement une lecture fonctionnaliste de la ville, qu’il faut privilégier une lecture culturelle… Hélas, la France est en train de le découvrir dans ses banlieues. On a raisonné par fonctions, cela avait l’air logique. Mais c’est un échec car la ville est avant tout un lieu où les gens finissent par créer une culture. Cette culture les rend plus ou moins compétitifs. C’est pourquoi nous privilégions la lecture patrimoniale et culturelle des villes, de l’organisation des quartiers. Cette lecture va à l’encontre des partis pris urbanistiques des cinquante dernières années. Mais à l’AFD, nous en sommes convaincus.
Après cinquante ans de coopération entre l’Europe et l’Afrique, le constat global de l’aide au développement sur le continent est jugé par beaucoup négatif. Au regard des sommes colossales investies, les résultats paraissent bien faibles…
Je ne suis pas de cet avis. On sous-estime les mutations extraordinaires auxquelles l’Afrique est soumise ou qu’elle déclenche par sa dynamique interne, à commencer par son évolution démographique. Lorsque l’on regarde ce qu’étaient les villes et les campagnes africaines il y a quarante ans, on peut se demander ce qu’il se serait passé s’il n’y avait pas eu l’aide au développement !
Ce n’est pas parce que le continent n’a pas encore réussi à intégrer l’économie mondiale – comme on le sait sa part dans le commerce mondial diminue – que les pays africains n’ont pas considérablement évolué. Malgré les sommes investies, nous n’avons pas été à la mesure du phénomène. Oui, nous avons dépensé beaucoup d’argent. Mais si vous dépensez le quart de ce qui est en réalité nécessaire, vous ratez l’objectif même si l’analyse est juste.
Je ne suis pas de ceux qui pensent que l’aide au développement a échoué, même si je pense aussi que l’intégration de l’Afrique dans l’économie mondiale s’est faite à son détriment. C’est une évidence. Mais énormément de choses ont changé en Afrique. Ceci dit, vous avez raison, l’insuffisante prise en compte des dimensions culturelles dans les projets de développement est un frein, voire une source d’échec.
Concrètement, comment vos programmes vont-ils intégrer à l’avenir ces dimensions culturelles ?
Les dimensions sociales et culturelles sont intimement liées et la prise en compte de la dimension « organisation sociale » va croître dans tous les projets. Nous avons à cet égard une approche concrète. L’Agence a mené des projets pionniers dans ce domaine. Je pense par exemple aux campagnes du Sahel dans lesquelles s’est développée la culture du coton. Une des décisions de l’Agence, au-delà des investissements techniques, a été de s’intéresser et de financer le développement des associations sociales des paysans. Il nous est apparu qu’elles étaient un facteur de développement social parallèle au développement économique et que si nous ne les aidions pas notre projet n’allait pas fonctionner. Travailler avec les associations de producteurs, sur l’organisation sociale, nous le faisons depuis plus de trente ans. Je vous rappelle cela parce que la création culturelle est, à la fin, l’une des manifestations de l’organisation économique et sociale, et une condition de mise en mouvement. C’est pourquoi nous aimons les photos dans les rues !

1. Le premier lauréat de ce prix fut Amadou Hampâté Bâ pour son roman « Amkoullel, l’enfant peul ». Par la suite, Calixthe Beyala, Boubacar Boris Diop, Tierno Monenembo, Ahmadou Kourouma et Daniel Maximin, entre autres, ont été lauréats du prix Tropiques.
2. La galerie Claude Samuel à Paris (69, avenue Daumesnil) a accueilli une exposition de Uchechukwu James-Iroha du 29 novembre 2006 au 7 janvier 2007.
///Article N° : 5833

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