à propos des concerts des « Repentistas » cubains à Paris

Entretien de Gérald Arnaud avec Emmanuelle Honorin, organisatrice de l'événement

Paris, mars 2007
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Comment avez-vous été amenée à découvrir les Repentistas ?
J’ai été élevée à la campagne, à Sainte-Maure de Touraine : là où les « Maures » sont arrivés, où leur expansion vers le nord s’est arrêtée. Ma grand-mère, qui a éduqué la plupart de ses petits-enfants, et qui est presque centenaire, vivait dans la ferme où elle est née. Elle était factrice, et elle nous baladait à deux sur son grand vélo hollandais quand elle allait faire ses tournées…
Je suis toujours restée fascinée par le monde paysan, partout où il a conservé une culture complexe, enracinée et aristocratique. J’avais déjà beaucoup sillonné la campagne haïtienne, mais quand je suis arrivée à Cuba, j’ai été vraiment émerveillée par cet « entre-deux » qu’est devenue la campagne cubaine : quarante-sept ans après la Révolution, le niveau d’instruction est l’un des plus élevés au monde.
Nulle part ailleurs on ne peut rencontrer des « cow-boys » qui sont en même temps d’excellents musiciens et qui vous parlent de Stendhal !
Mon ami Cyrius Martinez est parti là-bas le premier, il y a dix ans, pour préparer son premier cd à Santiago, où il fréquentait surtout les vieux musiciens – nous sommes tous deux de vrais gérontophiles !
Il était si enthousiasmé par le niveau de ces grands artistes presque tous inconnus à l’extérieur, qu’il m’a proposé de le rejoindre pour produire, parallèlement à son album, un disque en leur hommage.
Nous avions déjà enregistré pour Buda Musique un album de la Banda (fanfare) de Santiago. J’ai contacté les gens qui s’occupaient de Détour, la collection de musiques du monde du label Erato, et ils nous ont aussitôt accordé un budget conséquent pour ce projet. C’était une grande chance, car ce ne serait plus possible aujourd’hui, en raison de la crise du disque.
Ainsi à partir de ce grand port de la province d’Oriente, nous avons commencé à voyager à l’intérieur du pays, pour une prospection « à l’ancienne » : c’était à la fois très artisanal, nous partions en Lada à la rencontre des musiciens, mais nous avions un accord de coproduction avec la société nationale Egrem, et la garantie de pouvoir en fin de compte rassembler tous ces artistes pour de vraies séances de studio, puis les faire tourner à l’extérieur.
Les « musiciens paysans » sont-ils encore très à l’écart des grandes villes cubaines ?
Comme partout, la frontière n’est plus vraiment étanche entre mondes rural et urbain. À l’origine le punto était lié aux plantations de café et de tabac ; aujourd’hui de plus en plus de musiciens habitent dans des zones semi-urbanisées, des faubourgs de petits bourgs de province, mais il y en a encore beaucoup qui élèvent des vaches. Parmi ceux qui viennent au Quai Branly, un seul vit à La Havane, trois à Cienfuegos, les autres viennent de villages ou de petites villes.
Le lien principal qu’on peut faire entre la trova de Santiago et le punto, c’est la fascination des trovadores et surtout des trovadoras comme les Sœurs Faez pour la complexité littéraire du monde rural des repentistas ; mais leur musique est plus sophistiquée et tributaire de nombreuses influences. Le punto relève de la tradition orale, alors que la trova, c’est l’univers de la chanson d’amour, de la sérénade ; ses paroles sont l’œuvre de poètes célèbres – surtout de la période qui va de l’indépendance en 1898 aux années 1920-30 – pas ceux qui comme Jose Marti célébraient la patrie, l’identité nationale, mais plutôt ceux qui exaltent l’amour… Même si entre ces deux mondes du punto paysan et de la trova urbaine, il y a le style intermédiaire des jongleurs, des chanteurs populaires. Le point commun entre ces formes, c’est qu’on est loin des musiques à danser, du danzon, du son et de tous ses dérivés jusqu’à la salsa new-yorkaise. Il s’agit avant tout de musiques à écouter, intimistes, qui portent avant tout sur un partage de la parole. Le punto en est vraiment la quintessence, et c’est pourquoi il est jusqu’ici peu sorti de Cuba : c’est un art difficile, qui exige de l’attention, une connaissance minimale de la langue, et qui repose sur une véritable « gymnastique du verbe ».
C’est aussi le cas chez les repentistas du Nordeste brésilien. Au-delà de l’homonymie, peut-on les comparer avec les repentistas cubains ?
La grande différence, c’est qu’à Cuba, contrairement à ce qui se passe au Brésil ou en Argentine, le repentista ne s’accompagne jamais lui-même, la voix s’est autotomisée par rapport aux instruments. D’autre part, sans prétendre être objective, il me semble que les repentis tas cubains ont davantage complexifié et diversifié l’accompagnement instrumental. Chez eux il n’y a pas la même immédiateté musicale : pour apprécier vraiment leur art, il est indispensable de saisir à tout instant le sens des rapports entre les mots et la musique. On retrouve d’ailleurs cela dans la guajira, la forme populaire et dansée du punto.
C’est là qu’est le lien majeur entre l’art méconnu des repentistas et celui si populaire des grands vocalistes contemporains comme Celina Gonzalez.
Avec « Buena Vista Social Club », on a soulevé le couvercle de la cocotte-minute où bouillonnait la musique cubaine, et presque tout est sorti… Sauf le punto. Ce qui a intéressé le Musée du Quai Branly, c’est que c’est un genre en soi, autonome et autosuffisant. La plupart des musiciens de l’Ile, notamment ceux de « Buena Vista », sont polyvalents et pratiquent avec virtuosité toutes sortes de styles musicaux cubains mais aussi le jazz ou la musique classique. En revanche les repentistas ne sont même pas vraiment considérés comme des artistes à Cuba – plutôt comme des chroniqueurs un peu archaïques, ou carrément « ringards ».
C’est du en partie au fait qu’ils ont joué un rôle très important au moment de la Révolution. C’est le cas notamment de l’un des plus fameux, « El Indio » Nabori, qui vient de mourir à quatre-vingt-cinq ans. Il avait combattu le régime de Battista et il soulevait les foules par son discours militant dans les premières années du castrisme. On disait même de lui qu’il « portait le monde paysan entre ses mains »…
Il y a eu alors quelques grandes figures légendaires du punto, mais leur rayonnement est resté exclusivement cubano-cubain. À cette époque militante, leur liberté de parole était appréciée. Au fil de l’évolution du régime, elle est devenue gênante et les repentistas se sont repliés sur eux-mêmes, réfugiés dans des thèmes sociaux peu marqués politiquement ; ou bien quand ils abordent la politique, c’est sur des sujets consensuels et sans risques comme « l’affaire Elian » : cet enfant rescapé d’un groupe de « balseros » qui avait échoué sur la côte de Floride et que les Etats-Unis refusaient de renvoyer à Cuba.
On ne peut pas dire pour autant que le genre se soit appauvri au niveau du sens, mais c’est la forme qui a été privilégiée au détriment du fond.
C’est devenu avant tout une gymnastique verbale, de plus en plus impressionnante parce que toujours complètement improvisée.
C’est une joute sans pitié, un vrai « combat de coqs » d’ailleurs surtout pratiqué par un duo masculin stable, le maître et l’élève. C’est le cas, parmi ceux qui viennent au Quai Branly, de Luis et Raul. Luis a soixante-dix ans, Raul son disciple en a quinze de moins, ils se connaissent depuis toujours et leur numéro est très au point, très agressif, bourré de codes et de sous-entendus qui ne sont compréhensibles que par les gens de leur village. La politique revient depuis peu, mais toujours sous une forme consensuelle, par le soutien à l’amitié Castro-Chavez et à la lutte contre le « plan Bush » pour l’Amérique latine. Contrairement à ce qu’on imagine, les Cubains sont au courant de tout ce qui se passe dans le monde, d’ailleurs en ce moment on parle beaucoup là-bas de « Sarko y Ségo » ! La mode des lois anti-tabac en Europe inspire aussi beaucoup la verve des poetas, dans une région qui produit les meilleurs cigares du monde…
Les racines du punto semblent avant tout européennes, mais n’y a-t-il pas aussi d’autres origines ?
La principale référence lointaine, comme au Brésil, c’est la poésie chantée occitane, celle des troubadours et des jongleurs – le verbe junglar (« jongler ») est d’ailleurs encore utilisé à Cuba dans son sens musical. Il ne faut pas oublier que cette tradition occitane a des origines arabes, et l’on retrouve cette filiation dans la musique des repentistas, avec l’importance du laud, forme locale dérivée du oud, le luth arabe, venu via les Canaries, qui étaient une plate-forme d’où était importée la main-d’œuvre des plantations de tabac. Aujourd’hui encore, d’ailleurs, il y a des allers-retours incessants entre Cuba et les Canaries, où les musiciens de punto vont régulièrement se produire dans les festivals.
Pour ce qui est d’éventuelles influences subsahariennes, c’est nettement moins évident. Les repentistas connaissent l’existence des griots et ils s’y comparent volontiers. D’autre part, le plus célèbre d’entre eux, Emilio Sardinas, qui est invité au Quai Branly, est un Afro-Cubain, de même que le grand écrivain spécialiste du punto, Alexis Pimienta Diaz, qui sera le conférencier, présentateur et traducteur des concerts. Pimienta a fondé une école de repentistas qui forme à présent plein de jeunes à La Havane. Il y a par ailleurs dans les improvisations verbales des repentistas des clins d’œil assez fréquents à l’univers de la santeria, des cultes afro-cubains.
Et puis la trace la plus spectaculaire de l’Afrique, c’est cet instrument extraordinaire qu’est la marimbula, même si elle a presque partout été remplacée par la contrebasse. Il y en aura une au Quai Branly.

///Article N° : 5884

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Les images de l'article
Alexis Pimienta Diza © Emmanuelle Honorin





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