Le devoir d’oubli

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Voilà le « 10 Mai », date nationale de commémoration de l’abolition de l’esclavage et de la traite négrière, et je le veux. Comprenez-moi. J’aimerais pouvoir me taire, mais je ne peux pas. J’aimerais pouvoir applaudir à ce traité me libérant de quatre siècles de fers, mais je ne peux pas. J’aimerais pouvoir baiser de mes lèvres tuméfiées, de mon museau gonflé de sang noir ce divin traité, puis le réchauffer au cuir de mon bas-ventre cent fois visité et parfois de semences de bêtes, avec ma peau fouaillée à l’infini, cornée, qui aura tant fasciné de sa couleur érigée des générations et des générations d’amants ; j’aimerais le bercer ce traité, le bercer de ces bras qui ont coltiné, noueux, d’une rive à l’autre, de cales en continents, de routes en plantations, des sommes et des sommes de fines marchandises qui enflent aujourd’hui les bourses de scalp et les suaves demeures aux façades réconciliées des pays de Loire, de France et d’ailleurs. Et applaudir ? Non, je ne le peux pas. J’aimerais pouvoir apercevoir l’ombre d’un seul nègre dedans, un Toussaint Louverture, un Delgrès, un Nkrumah, un Patrice Lumumba et tant d’autres qui ont combattu pour la liberté, pour leurs terres et pour le simple droit d’être des humains, morts pour l’abolition, pour l’indépendance, égorgés tels des pourceaux, jetés aux chiens et aux requins et revus nulle part – je me trouvais là. Oui, je vois tout. J’aspire le temps et l’espace par le trou du derme, et je vois tout. Je suis là, j’étais là et je serai là. Mais je ne peux pas. Et toujours esclave tant que n’apparaîtra pas mon esclavagiste devant l’autel de la rédemption, mon sauveur, mon Messie. Comment dans ces conditions aller m’incliner sans faillir devant la statue de cet homme illustre, Victor Schoelcher ? Victor Schoelcher, oui…peut-être. Mais qu’en est-il des autres ? Qu’en est-il de ce grand peuple de France, tous pères de La Déclaration des Droits de l’Homme, tous enfants de la démocratie et des Lumières, tous fils de la Raison, d’Hellène, de Montesquieu et de Rousseau, hérauts de Dieu et de la Charité chrétienne, tous signataires de l’Édit de Nantes ? Et je ne peux pas m’empêcher de le ressentir comme un blasphème, un absolu mépris, et de voir qu’il y a du rapt, de l’indécence à s’auto-absoudre ainsi et par la grâce d’un seul arbre, Victor Schoelcher. Car enfin, qui est donc légitimement fondé à célébrer une libération, une résurrection ? Le prisonnier ou le geôlier ? Le bourreau ou la victime ? La plaie ou le couteau ? Pilate ou le Christ ? À moins que l’un et l’autre ne fussent qu’une seule et même personne. Et quand même les geôliers deviendraient libérateurs – flonflons d’abolitionnistes – et pourquoi pas, formant ainsi une trinité mystérieuse, ne devraient-ils pas s’écarter un peu et faire une plus grande place à ceux qui ont le plus crûment manqué d’air et de vie, de respect et de chaleur, de baume et de lait ? Mais non, toute l’onction semble aller aux bourreaux, aux geôliers-libérateurs, et quant à la place accordée aux victimes, aux prisonniers, jugez-en : si peu de traces au détour d’une page d’écolier rappelant à mes enfants noirs et blancs la vie qui fut la mienne des siècles durant, si peu de larmes d’amour et bien peu de mots où poser ma joue endeuillée par tant de silence ; et pas une seule statue de nègre, ni même seulement une petite pierre de leur douleur ou de leur courage sur tout le territoire français, à Nantes, Bordeaux, La Rochelle… Paris, tous ces lieux hautement emblématiques de la Traite, de l’ignominie, rien… pas une stèle, un monument officiel, un mémorial, quelque chose de fixe, une plaque, un obel, le moindre élément commémoratif, rien !… le vide, l’oubli, sauf à la bourse du Profit, à l’ombre des lambris et derrière les façades en pierres taillées où sa dépouille continue à reluire. Alors qu’il n’est pas une seule ville en Afrique et aux Antilles où ne se dressent quelques monuments et statues en hommage à la France des missionnaires, des explorateurs, des médecins, des colons, des généraux et autres hommes d’État. Non, je ne peux pas. Cet effacement… ce mépris… et nulle parole de regret, d’excuses. Pourtant le général Bonaparte – esclavagiste s’il en est – s’est bien incliné devant le Sphinx d’Égypte ; il n’en coûtera guère plus à l’État français de demander pardon au peuple noir pour toutes les atrocités commises et de s’incliner devant un Mémorial de la Réconciliation. Réconciliation de la France avec son histoire, de la République avec sa mémoire et de tous ses enfants avec la patrie. Il suffirait, pour ce faire, d’un grain d’humanité, d’un retour de lumière, d’une vision… d’une connivence avec l’impur, le rêve, le sens de l’Histoire, d’une connivence par-delà les urnes, le sang, le sens de la bête. Alors, et seulement alors, ainsi face à face, l’œil dans l’œil, côte à côte au grand jour et dans le même lit, sinon dans le même bateau, peut-être me sentirai-je libéré des tourments du passé, du futur, et d’une discrimination tant de fois déniée et des griffes de l’oubli et de mes fers, moi l’Africain, l’Antillais, le Noir. En paix. Rendu enfin aux miens. À notre mémoire. Ensemble pour la vie.

///Article N° : 5919

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