Le Monde, la chair et le diable

De Ranald Mac Dougall

Le racisme est-il soluble dans la bombe atomique ?
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Dans la science-fiction de l’après-guerre, des années 50, le danger c’est l’Autre : les extra-terrestres, les monstres (Godzilla), les démons. Traumatisés par la bombe atomique qu’ils ont forgée et utilisée à deux reprises, les Américains se gavent de films qui mettent en scène ses conséquences, à commencer par les créatures hybrides et les mastodontes. Dans Le Monde, la chair et le diable, le seul survivant du cataclysme erre comme un modèle réduit dans les rues désertes de New York. Ranald Mac Dougall joue sur les perspectives des gratte-ciels pour l’isoler et le rétrécir davantage, homme perdu dans un univers post-apocalyptique.
Cependant, interprété par le remarquable Harry Belafonte, Ralph Burton a au moins gagné une chose dans sa solitude : ne plus être victime de la discrimination et du racisme. La rencontre d’une femme blanche (Inger Stevens dans le rôle de Sarah Crandall) également survivante et la distance qu’elle maintient le ramènent à la réalité, puis un troisième larron (Mel Ferrer dans le rôle de Benson Thacker) y ajoute la jalousie. La société se reconstruit ainsi dans l’absurde d’un affrontement solitaire dans un monde dévasté.
Si ce film se dégage, de même que Le Dernier rivage de Stanley Kramer, également de 1959, où Grégory Peck, Ava Gardner, Anthony Perkins et Fred Astaire sont les survivants en Australie d’une guerre atomique qui a ravagé l’hémisphère nord, c’est qu’ici, le démon n’est pas un monstre venu d’ailleurs mais qu’il est en soi-même. Bien que la liberté de mouvement et d’éloignement soit totale sur cette terre dépeuplée, une logique proche du Huis-clos de Sartre s’impose, où, dans un espace confiné, la relation triangulaire tourne immanquablement à l’impasse et la frustration. Dans Huis-clos comme dans le film de Mac Dougall, la prison est bien sociale.
Le monde (au lieu de la spiritualité), la chair (un des péchés capitaux), et le diable (toute autre tentation) sont les trois menaces qui pèsent sur l’âme chrétienne. Le nuage atomique n’a donc pas tout fait disparaître. L’appel de la chair est d’abord retenu par la différence de couleur : les deux personnages sont méfiants des préjugés de l’autre, veulent se prouver qu’ils se respectent. Avec Ralph, c’est Sarah qui doit insister sans succès, alors même qu’ils sont obligés puisque seuls restant à pouvoir régénérer l’espèce. Mais vient le désir lorsqu’arrive un autre Blanc, débouchant sur l’exclusion du Noir qui se voudrait naturelle dès que le choix se pose. A l’extrême noblesse de Ralph s’oppose la muflerie de Ben qui tente d’imposer sa domination par la violence. Car c’est bien le diable du racisme qui intéresse Harry Belafonte à cette époque où montrer un baiser entre un Noir et une Blanche au cinéma fait scandale.
Si le film paraît présenter des personnages d’un autre temps, c’est bien que les conventions sociales étaient si fortes qu’elles prédéterminaient le scénario. Un homme blanc, une femme noire, seuls au monde, et pourtant incapables de se défaire des règles d’un monde anéanti ? Le racisme résisterait donc à l’arme atomique ? En guise de boutade et pour affirmer son indépendance face à Ralph, Sarah utilise une expression apparemment courante à l’époque : « je suis libre, blanche et majeure », et qui choque Ralph autant que le public moderne. C’est aussi le titre d’un film de 1963 sur le viol d’une femme blanche par un Noir : Free, White and 21, illustrant la banalité de cette formule. Lorsque Sarah demande à Ralph pourquoi elle ne pourrait pas venir s’installer avec lui, il répond bien qu’ils soient seuls au monde : « les gens pourraient jaser. »
Il est tout aussi réticent qu’elle, en partie par réaction à la méfiance initiale de Sarah dont il imagine bien les préjugés raciaux. Pourquoi Sarah, Ralph puis Ben ont-ils tant de mal à se libérer d’un monde qui les a abandonnés ? Parce que leurs enfants métis inaugureraient une ère sans différence de couleur de peau ou plutôt, selon les codes raciaux en vigueur, tout le monde serait noir ? La couleur des enfants, sujet tabou en 1959 où le cauchemar d’une famille blanche était de découvrir un enfant métis porteur des gênes d’un ancêtre imposteur, n’est jamais évoquée dans le film. La dernière image des trois personnages se tenant par la main, la femme au centre, dans la perspective des immenses rues désertes de New York, laisse présager d’un avenir plus puritain que ne le furent les années 60, mais qui nous paraît fort réaliste aujourd’hui. Trois ans seulement avant Jules et Jim de Truffaut, le cinéma américain était encore bien chaste.
Harry Belafonte se fait ainsi producteur et s’offre son premier grand rôle dans cette adaptation du roman d’anticipation de Matthew Philips, The Purple Cloud, où un nuage pourpre détruit la Terre par une couche de gaz empoisonné.
Ralph y a échappé car il était enfoui dans l’éboulement d’une mine. Les visions en noir et blanc d’un New York désert sont absolument saisissantes, tournées au petit matin, entre 4 h 30 et 6 h, avant que l’animation de la ville ne puisse être contrôlée. On sent une production modeste : nulle part on ne trouve les cadavres qui devraient pourtant joncher les rues, le réalisme n’étant pas nécessaire à cette fable sociale. Sans jamais tomber dans un spectaculaire de pacotille, ces visions renforcent la dramatisation de ce qu’éprouve Ralph, d’abord isolé puis confronté à nouveau à la ségrégation raciale. Militant engagé pour les droits civiques des Noirs américains aux côtés de Martin Luther King et pour le désarmement nucléaire avec Kennedy, Belafonte, qui est encore apparût en 2007, à 80 ans, dans Bobby d’Emilio Estevez, a également lutté contre l’apartheid et s’est prononcé contre la guerre en Irak. Dans Le Monde, la chair et le diable, il profite de quelques scènes pour chanter sur des airs de guitare ce calypso qu’il a fait et qui l’a fait connaître, lui qui a grandi à la Jamaïque après sa naissance à Harlem d’un père martiniquais et d’une mère jamaïcaine. Mais en incarnant un personnage positif, ingénieux et débrouillard, qui s’attache à sauver les œuvres d’art et respecte la femme blanche jusqu’à rompre l’engrenage de la violence, il met surtout l’accent sur la bêtise des discriminations en vigueur à l’époque et leur incompatibilité avec les principes fondateurs de la démocratie américaine et des Nations Unies.
Cela sonne aujourd’hui par trop schématique et bien-pensant, mais il n’était pas inutile dans les années 50 d’enfoncer le clou. Reste aujourd’hui une œuvre saisissante qui par la force de son témoignage et la grâce de son dépouillement s’ancre dans nos mémoires.

///Article N° : 5930

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