Sofera

De Rajery

Coup de cœur
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Conduire dans les ruelles encombrées et escarpées d’Antananarivo exige autant de dextérité que le jeu de la cithare valiha dont Germain Randrianarisoa, alias Rajery, est l’un des virtuoses les plus inventifs.
Par expérience je puis témoigner du fait que Rajery est d’ailleurs un remarquable conducteur malgré (ou bien, qui sait, à cause de ?) son handicap (une main droite atrophiée depuis son plus jeune âge).
J’ai eu le privilège de passer des journées entières à discuter avec lui dans sa voiture  » à la place du mort  » comme on dit (et la mort est autant que la vie le sujet principal de toute discussion à Madagascar).
Je n’ai donc pas été surpris, en recevant son quatrième album, de voir qu’il est dédié aux chauffeurs : sofera, en langue malgache !
Chacune des chansons de Rajery est un petit conte édifiant résumant un aspect de la vie quotidienne contemporaine malgache, avec une verve poétique qui puise dans la grande tradition du hainteny ( » parole savante « ) – poésie de tradition orale pratiquée jadis sous forme de joute verbale – ainsi que du hiragasy – opéra populaire. À cet égard, il est très regrettable que contrairement aux précédents, le livret de ce nouveau cd ne comporte pas de traductions.
 » Sofera  » témoigne d’une évolution musicale assez vertigineuse sur tous les plans. Un peu timide vocalement dans ses débuts, Rajery est devenu un chanteur accompli et même impressionnant. Malgré sa tessiture assez limitée, sa voix douce mais ferme, profonde et pénétrante, semble voleter entre les cordes de sa cithare, avec un art extrêmement subtil de la syncope. En outre il ajoute ici à sa musique la dimension polyphonique qui lui manquait auparavant, trois de ses nouveaux instrumentistes étant aussi des chanteurs aguerris. Ce chœur très inspiré, qui ravira les amateurs de  » gospel « , utilise des techniques très variées, empruntées autant au répertoire extraverti et  » africain  » du Sud de l’Ile, qu’à l’harmonisation nettement plus sereine des églises de la capitale que le mystique Rajery fréquente assidûment, affichant désormais une croix de bois en sautoir.
C’est un tout nouveau groupe qui l’accompagne ici, un septet où Rajery est entouré d’un guitariste, d’un bassiste, d’un batteur, de deux percussionnistes et d’un flûtiste (l’excellent Jean-Bernard Rajerison). La rythmique est bien plus incisive que dans les albums antérieurs, et s’inspire souvent des musiques de danse néo-traditionnelles comme le salegy du nord de l’Ile et le tsapiky du sud-ouest.
La sonorité de la valiha de Rajery a aussi beaucoup évolué, elle s’est diversifiée et elle est devenue moins cristalline, plus mate, un peu étouffée, plus proche de celle de la vahila ancestrale, idiocorde (les cordes en étaient tirées du bambou ou du bois de la caisse, comme dans la plupart des anciens cordophones africains), et elle se marie ainsi bien mieux au timbre de sa voix.
 » Partez, bougez, découvrez de nouveaux horizons car c’est peut-être ailleurs que vous trouverez le bonheur  » chante Rajery dans  » Mandehandeha « . Issu du peuple Merina des Hautes Terres, originaire d’un village proche de la capitale, il aurait pu se contenter de prolonger la tradition si riche des citharèdes de sa région, mais son histoire est tout autre. Autodidacte et contraint par son handicap d’inventer une nouvelle technique de jeu, sa curiosité n’a cessé de l’entraîner vers ces  » nouveaux horizons  » qu’il chante si bien.
Son style est devenu une synthèse originale des nombreuses traditions régionales de la valiha, instrument royal de son pays. Cela ne l’empêche pas d’être avidement à l’écoute de toutes sortes de musiques exotiques. L’instrumental  » Betro « , dans sa simplicité lumineuse, aurait pu être enregistré par un grand guitariste de jazz funky, tandis que  » Tonga  » évoque plutôt l’univers des cordophones mandingues. Rajery vient d’ailleurs de fonder un trio très prometteur, baptisé  » 3 MA  » (Madagascar-Mali-Maroc) avec le koraïste malien Ballaké Cissoko et le luthiste marocain Driss El Maloumi.
S’il n’est pas le seul responsable de la renaissance de la musique malgache, il y aura contribué plus que tout autre par ses initiatives.
À Antananarivo, Rajery est omniprésent. Il anime en permanence une école / atelier de facture des instruments ancestraux, et des séances de musicothérapie à l’Hôpital psychiatrique. Il organise depuis 1993 une  » Semaine de la Valiha « , et depuis 2004 son festival  » Angaredona  » (« effort collectif « ) réussit à rassembler des dizaines de groupes malgaches qui auparavant se contemplaient en chiens de faïence.
 » Sofera  » ne pouvait donc certes pas être un disque banal. Il offre la sensation rarissime d’entrer de plain-pied dans l’univers d’un artiste au destin exceptionnel et d’un peuple auquel la géographie et l’histoire ont offert une incomparable singularité culturelle et musicale.
En un temps où l’expression  » world music » ne sert trop souvent qu’à dissimuler par des productions bâclées et superficielles les méfaits d’une mondialisation à sens unique, il est important et réconfortant d’écouter la musique de Rajery. Son intégrité, son originalité, sa virtuosité sans artifice nous rendent l’espoir que la musique  » mondialisée  » ne se résumera jamais aux mélanges insipides que le marché tente de nous imposer. Le résultat est garanti tant que des musiciens aussi doués et exigeants trouveront en eux-mêmes l’énergie – et autour d’eux les moyens financiers – de rester vraiment, définitivement, les  » conducteurs  » de leur propre destinée artistique.
Tiens bon ton volant, cher sofera !

Sofera, de Rajery (Marabi / harmonia mundi)///Article N° : 6630

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