Théâtres contemporains d’Afrique noire francophone

Ou les dramaturgies de l'exil

Print Friendly, PDF & Email

 » Le Poète : Là-bas, mes sommeils étaient disparates. Et je m’effritais. Je vois une femme s’avancer vers moi. Je lui tends la main. Elle me traverse et s’en va. J’étais un fantôme. Je faisais même peur. Là-bas, je suis autrui.
La Femme : Et ici ?
Le Poète : Un matin, là-bas, j’ai senti la moisissure pousser dans mes mains que personne ne serrait plus depuis longtemps. Et dans mon coeur, l’herbe poussait drue, opaque. Ca commençait à m’aveugler….
La Femme : Et peu à peu ça a commencé à te faire des pensées, méchamment.
Le Poète : Alors je suis revenu. Parce que là-bas je serais demeuré l’étranger.
La Femme : Et ici ? Tu es hors-la-loi. Paria. « 
Kossi Efoui, Le Carrefour, 1990

Le peuple africain a été condamné à l’exil dès sa rencontre avec l’Occident, qui n’a pas seulement ravi sa terre, mais qui a surtout nié jusqu’à son existence et son passé, venant mettre au monde un peuple qui avant lui n’avait pas vécu ! Un peuple dont il mit en doute l’humanité même et qui n’attendait que d’être baptisé !
 » Je suis venu donner un nom à ce continent.  » (1) Ce sont les premières paroles de Fadarba, ce personnage emblématique qui, dans Fama de Koffi Kwahulé, représente à lui seul toute la conquête occidentale. Le premier livre de la pièce qui évoque les temps anciens de l’époque précoloniale s’intitule justement :  » Le Continent-qui-n’existe-pas « , et ce n’est pas sans ironie ; l’Afrique est ce continent sans histoire que les Blancs se persuadent d’avoir inventé de toute pièce, ex nihilo, et dont l’existence commence avec la colonisation.
L’exil du colonisé
La colonisation a coupé les Africains de leur passé et en a fait des exilés de leur propre terre, de leur propre histoire. L’Afrique des Africains n’est plus aujourd’hui qu’un continent fantôme, qu’il faut réinventer. Comme tout exilé, l’Africain garde dans un coin de sa mémoire affective une représentation rêvée de l’Afrique primordiale. Mais encore a-t-il fallu reconstruire cette image mythique puisque le Blanc avait fait table rase. Ce fut après les Indépendances le défi des intellectuels et des artistes africains qui choisirent le théâtre comme le moyen le plus direct et le plus populaire pour atteindre les masses. C’est ainsi que les dramaturges des années 70 tentèrent de nourrir une nouvelle mémoire africaine selon les principes occidentaux qui définissent le sens de l’histoire. Le sénégalais Cheikh N’Dao avec L’Exil d’Alboury, le Malien Seydou Badian avec La Mort de Chaka, le Guinéen Djibril Tamsir Niane avec Sikasso ou la dernière citadelle, le Béninois Jean Pliya avec Kondo le requin, le Malien Massa Makan Diabaté avec Une si belle leçon de patience et bien sûr l’Ivoirien Bernard Dadié avec Les Voix dans le vent, Béatrice du Congo ou Iles de tempêtes, tous ces dramaturges reconstruisirent un passé dont les Africains puissent être fiers et autour duquel se galvanise une conscience de nation noire avec ses héros et ses mythes. Les épopées africaines de ce théâtre prirent appui sur des figures emblématiques que l’histoire coloniale avait avilies et qu’il s’agissait à présent de réhabiliter et de magnifier comme Samory Touré, Kimpa Vita, Behanzin, Chaka Zoulou, Alboury, Toussaint-Louverture…
Terre colonisée, terre d’exilé, terre détraquée
Mais cet exil ontologique qui fait de l’homme noir un exilé qu’il soit descendant d’esclaves déportés loin de leur terre natale ou descendant d’Africains restés sur le continent, a engendré un autre exil, un exil auquel contraint aujourd’hui l’Afrique elle-même et qui semble ronger le continent de l’intérieur, l’exil qu’impose une terre malade qui n’autorise plus ni ensemencement, ni enracinement, ni ensevelissement. Une terre qui rejette ses enfants et dont les entrailles se soulèvent en termitières géantes, signes de son dérèglement. Une terre boursouflée de stérilité qui charrie des cadavres dont  » la colère est violence et ouvre la terre « , dont  » la colère est démence et avale tout  » écrit Koulsy Lamko dans Tout bas… si bas. (2)
Terre défoncée, terre poreuse, terre trouée dirait Sony Labou Tansi :
 » Ici, oui ici, c’est la patrie des monologues.
Allez-y doucement.
Sachez que vous ne pouvez parler qu’à vous ;
vous ne pouvez être entendu que de vous.
C’est le trou : devant, derrière et autour de vous.  » (3)
Cet exil est celui de Fama qui avait pourtant réussi à restaurer la grandeur et l’éclat du Danfa. Mais la colonisation a pondu ses oeufs dans les plis les plus intimes de cette terre et, comme la vieille de Tout bas… si bas (4) qui scrute chaque matin son image dans l’eau d’une calebasse, l’avenir ne lui redonnera pas son visage d’antan.  » Cette termitière géante dans laquelle des camions entiers allaient décharger leur cargaisons de cadavres, que signifiait-elle !  » hurlent ses juges. Fama est arrêté et jugé pour avoir rêvé la violence et la mort qui couvent sous la terre malade et surtout pour avoir raconté ce rêve. Il est finalement gracié et seulement condamné à partir se soigner à l’étranger. Mais Fama choisi de s’enfoncer dans la mer, il choisit l’exil du passeur de parole, l’exil d’Orphée dont les Bacchantes jettent la tête dans les flots qui la rouleront pour l’éternité :
 » Un Danfaté est mort.
Avec lui finissent les bois sacrés
et aussi une certaine forme de l’islam,
mais le Danfa ne mourra pas,
il est la dernière lumière
qui se verra après le monde, a dit
la prophétie.  » (5)
Fama a choisi l’exil du poète. Faut-il y voir aussi le choix de ces auteurs africains qui décident de vivre en Europe ou aux Etats-Unis ?
De l’exil au théâtre
Or, plus que toute autre expression artistique, le théâtre interroge l’exil.. Peut-être parce qu’il a le pouvoir de convoquer l’absence, de la cerner.
Le théâtre comme l’exil pose l’un et l’autre un problème d’espace. Le théâtre convoque et circonscrit l’espace, l’exil au contraire dit l’éloignement, le manque, voire l’arrachement. Associer dramaturgie et exil pourrait donc paraître des plus contradictoires. Pourtant quand on envisage l’espace dans le théâtre africain francophone de la dernière décennie, on est tenté de parler de  » dramaturgie de l’exil « . Non pas parce que beaucoup de ces pièces n’inscrivent plus leur action en Afrique, mais en Europe et jusqu’en Amérique comme Cette vieille magie noire de Koffi Kwahulé ; non pas parce que les dramaturges de ce théâtre, tels Caya Makhélé, Kossi Efoui, Koffi Kwahulé, Léandre Baker, Koulsy Lamko, Mama Keïta… ont pour la plupart choisi de vivre loin de leur terre natale et partagent leur existence entre la France et l’Afrique, mais parce que les espaces que convoque leur théâtre sont en quelque sorte des espaces  » trou « , des espaces de l’absence, du manque, de l’entre-deux.
Afrique errante
 » Du côté de chez Dieu « , le bidonville où se déroule Récupérations de Kossi Efoui a tout d’un espace  » illusion « , un espace  » leurre  » qui représente un lieu et son absence en même temps. Il ne s’agit en effet que d’une reconstitution de studio, un décor. L’espace que convoque la pièce n’est pas le bidonville, mais simplement son indice théâtral, une réplique plus vraie que nature élaborée pour les besoins d’une émission de télévision. Et le leurre jouera son rôle jusqu’au bout puisque le quartier authentique où vivent les personnages est rasé pendant qu’ils participent à l’émission. L’espace de la pièce est donc doublement artificiel : le décor représente un décor, où l’on se joue des personnages qui eux pourtant sont en train de jouer leur existence.
Même un espace aussi circonscrit que le ring sur lequel s’ouvre Cette Vieille magie noire s’avère ambigu. Car très vite le spectateur ne sait plus s’il s’agit d’un ring de boxe, d’une scène de théâtre où se joue Faust, ou d’un décor de télévision pour une émission sur la carrière éblouissante de Shorty, le champion. La mise en abyme empêche tout ancrage spatial. Et le ring finit par nous apparaître suspendu comme une montgolfière, espace de l’envol et du voyage.
Cette impression d’espace suspendu où s’abolissent les limites, elle s’impose aussi dans Un appel de nuit (6) de Moussa Konaté à travers l’artifice du téléphone qui structure la dramaturgie de la pièce, mais également dans Le petit frère du rameur (7) où Kossi Efoui enferme ses personnages dans une pièce dont la seule ouverture donne sur cette fenêtre qui de l’autre côté de la rue reste éclairée toute la nuit. La suspension de l’espace passe aussi par cette impression de  » grand écart  » (8)dont parle Jean-Louis Perrier dans un article du Monde paru sur Les Déconnards (9) de Koffi Kwahulé. Depuis sa mansarde parisienne, Monsieur, dont nous ne saurons jamais le nom, nous emporte dans le monde fou de Djimi, le village des déconnards. Grand écart entre le quotidien et l’épique, entre le matérialisme occidental et l’animisme africain, entre la réalité et le mythe, entre la grisaille des toits parisiens et la furie rougeoyante de la terre d’Afrique.
Dans La Fable du cloître des cimetières (10) de Caya Makhélé, Makiadi descend aux Enfers pour y retrouver Motéma, une femme qui prétend l’aimer et qu’il doit sauver. Mais le spectateur ne parvient jamais à vraiment cerner l’au-delà où Makiadi accomplit sa quête. Cet autre monde semble avant tout un espace transitoire qui n’est ni la vie ni la mort. C’est davantage une morgue, un espace de conservation, l’espace où la mémoire accomplit son devoir. La mise en scène de Patrick Mohr avec le Théâtre Spiral en 1997 rendait parfaitement cette instabilité de l’espace, cette immatérialité aussi, par le jeu de ces structures métalliques qui dessinaient dans l’espace des volumes en forme de cercueil, boîtes sans fond autorisant toutes les traversées possibles.
Le  » Quartier des accroupis  » dans la pièce de Koulsy Lamko, Tout bas… si bas, représente une concession où l’on ne s’assoit pas, on ne s’installe pas, on reste accroupi, prêt à partir.  » Les accroupis, précise Koulsy Lamko dans la didascalie, sont ceux qui habitent en zone non lotie, donc susceptibles d’être  » déguerpis  » et qui, pour cause, ne construisent rien de définitif « . (11) Le lieu exprime l’instabilité, la précarité d’un peuple qui ne peut plus s’enraciner.
Cet espace de passage, on le retrouve dans Nuit blanche de Mama Keïta avec l’arrêt de bus, et surtout, de manière quasi obsessionnelle chez Kossi Efoui, tant il hante plusieurs de ces pièces à travers notamment le motif de la croisée des chemins. La Malaventure (12)ou Que la terre vous soit légère (13) convoque cet espace qui par excellence n’en est pas un : le carrefour, titre d’ailleurs de la première version de la pièce. (14)
L’impossible retour
Ce théâtre des années 90 exprime avec force l’errance, le déracinement et surtout l’impossible retour. Celui du Poète  » étranger là-bas, paria ici  » dans Le Carrefour ou celui du Voyageur  » là-bas étranger, ici égaré  » dans Que la terre vous soit légère.
Picpus, le personnage de La Danse aux amulettes (15) de Caya Makhélé a vécu l’exil d’un internement après avoir commis le meurtre de Véra et ne pourra réussir sa réinsertion qui commence d’emblée par un quiproquo : il prend Sibylle, une jeune prostituée, pour l’assistante sociale qui devait le réinsérer, lui aussi, comme en exil loin de la réalité du monde, que ce soit sur le ring ou sur la scène du théâtre. Le dopage ne le ramène pas au réel, puisque c’est selon toute apparence dans un asile psychiatrique que Shadow vient le voir à la fin. Il y a aussi quelque chose de l’exilé dans le personnage de Tout bas si Bas qui choisit de vivre dans un arbre et qui renonce au monde. Rien ne l’en fera descendre, ni l’annonce de cette naissance messianique qu’invente la fillette, ni les événements que son mensonge déclenche. Le père reste perché sur son arbre.
L’exil que met aussi en scène Bintou (16) de Koffi Kwahulé est celui d’une famille d’immigrés. Bintou qui a définitivement renoncé à l’Afrique fera le grand voyage sur le couteau de la potière. Mais ce voyage de retour est un voyage fatal, Bintou meurt. Cet exil sans retour est aussi culturel, c’est l’exil d’une culture chimérique qui n’a plus de terre de référence. Bintou est africaine par sa famille, mais elle va a l’école occidentale et se passionne pour la danse orientale ; entre Okoumé, Manu et Kader elle est au carrefour de trois cultures, de trois mondes.
L’exil de la chimère
L’exil de cette chimère sans port d’attache, sans terre d’asile qu’est nécessairement la culture africaine aujourd’hui, nourrie de mélanges et d’hybridations et qui bien souvent dérange le regard occidental parce qu’elle ne satisfait pas son rêve d’exotisme, fonde l’artiste noir et structure son art. La création se fait alors dépositaire d’une Afrique virtuelle qui meurt à la terre, mais renaît au monde. Et l’incantation du théâtre a justement le pouvoir d’en convoquer la lumière : un rayonnement qui sort de l’ombre les recoins les plus dissimulés du plateau et invente une dramaturgie nouvelle qui fait briller l’absence entre  » là-bas  » et  » ici « .

1. Koffi Kwahulé, Fama, éditions Lansman, Belgique 1998, p. 13.
2. Koulsy Lamko, Tout bas… si bas, éditions Lansman, Belgique, 1995, p. 40.
3. Sony Labou Tansi, Le trou, éditions Lansman, Belgique, 1998, p. 60.
4. Koulsy Lamko, op. cit.
5. Koffi Kwahulé, op. cit., p. 59.
6. Moussa Konaté, Un appel de nuit, éditions Lansman, Belgique, 1995.
7. Kossi Efoui, Le petit frère du rameur, éditions Lansman, belgique, 1995
8. Jean-Louis Perrier, Le Monde du 22 juillet 1998.
9. Koffi Kwahulé, Les Déconnards, à paraître aux éditions Acoria
10. Caya Makhélé, La Fable du cloître des cimetières, éditions de l’Harmattan, Paris, 1995
11. Koulsy Lamko, op. cit., p.7.
12. Koulsy Lamko, op. cit., p.7.
13. Kossi Efoui, La Malaventure, éditions Lansman, Belgique, 1993.
14. Kossi Efoui, Que la terre vous soit légère, éditions Le bruit des autres, Solignac, 1996.
15. Idem, Le Carrefour, in Théâtre Sud n°2, éditions L’Harmattan, Paris, 1990.
16. Caya Makhélé, La Danse aux amulettes, éditions Acoria, Paris, 1997.
17. Koffi Kwahulé, Bintou, éditions Lansman, Belgique, 1997.
///Article N° : 668

  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  

Laisser un commentaire