Les scénographies urbaines : aller au devant des publics

Entretien d'Ayoko Mensah avec Jean-Christophe Lanquetin et François Duconseille

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Scénographes et artistes, Jean-Christophe Lanquetin et François Duconseille (1) fondent en 2000 un collectif afin de réaliser des résidences d’artistes atypiques : les Scénographies Urbaines. Sept ans et trois éditions plus tard (à Douala, Alexandrie et Kinshasa), retour sur cette aventure qui tente d’inscrire l’art contemporain au cœur des grandes villes africaines.

Quels sont les enjeux des Scénographies Urbaines (2) ?
J.C. Lanquetin : L’un des enjeux des Scénographies Urbaines est d’aller au devant des publics. Là où elles ont eu lieu – dans le quartier de NewBell à Douala, à El Max à Alexandrie et à Lingwala, à Kinshasa – les gens n’ont pas d’a priori concernant l’art contemporain. Ils ne sont pas blasés mais au contraire très curieux. Ils ont avant tout une soif d’expérimenter.
Lors de la dernière édition à Lingwala, plusieurs artistes ont réalisé des performances très impressionnantes, dans les rues, les avenues, sur les places… Le public y a assisté nombreux… Parfois avec une très grande qualité de présence, comme lors de la performance de Steven Cohen et Androa Mindre. 300 personnes étaient là, curieuses, interloquées. Certains bras se tendaient pour empêcher Steven, juché sur ses improbables talons, de tomber. Le photographe sud-africain Santu Mofokeng a été très étonné de cette participation du public à Kinshasa alors que dans son pays elle lui semble devenue impossible.
François Duconseille : Nous avons eu beaucoup de contacts avec les gens de Lingwala car nous logions et travaillions dans le quartier. Nous partagions le même quotidien : les coupures d’électricité, les terrasses des bars, la boue qui envahit les rues après les pluies… Cela crée des liens. Nous n’avons eu aucun problème d’agression ou de vol durant toute la résidence. Au contraire, nous avions plutôt le sentiment d’être accueillis, protégés grâce au grand travail de préparation effectué par le collectif Eza Possibles avant notre arrivée. Ceci explique pourquoi nos interventions artistiques dans le quartier n’ont pas posé de problème. La résidence a pourtant démarré seulement dix jours après la fin du processus électoral !
Pourtant ce que l’on fait paraît souvent impensable pour la population ! Mais cela passe ! Les jeunes artistes kinois mesurent très bien cela. Ils ont beaucoup à nous apprendre sur les rapports aux publics.
Qu’en est-il des enjeux esthétiques ? Les propositions artistiques de la trentaine d’artistes invités à Kinshasa se révèlent très hétéroclites. Cela crée de la diversité. Peut-être aussi de la confusion pour un public novice en art contemporain ?
J.C. Lanquetin : Les actes posés par les artistes doivent rester gratuits. Aucune obligation ne leur est faite à ce qu’ils s’inscrivent de façon utilitaire, quelque soit le contexte. Le rôle des résidences est de poser des questions, par un jeu de croisement de regards et d’actes, de susciter des échanges, de déplacer, d’altérer les points de vue, de créer de la mise à distance sur un territoire devenu très familier et souvent perçu négativement par ceux qui y vivent. Ce territoire est si peu traversé par des regards extérieurs qu’il est vécu comme oppressant et semble sans issue. Il s’agit simplement d’une traversée des résistances. Que quelque chose ait lieu, se déplace et fasse sens, tant chez les participants que le public. Il est possible, et c’est notre souhait, que les résidences servent de déclencheur à un désir des habitants de faire évoluer une situation.
Nous avions convié officiellement une trentaine d’artistes (3). Mais beaucoup d’autres, de Kinshasa, se sont invités, notamment des étudiants de l’Académie des Beaux Arts. Le collectif Eza Possibles avait engagé quinze d’entre eux comme assistants. Certains se sont totalement impliqués : ils ont co-réalisé des installations. Nous n’avons exclu personne. Cela a certes donné une certaine hétérogénéité dans les productions. Mais il est important de donner aussi aux jeunes un espace d’expérimentation. Il est important de les laisser faire. Un compagnonnage s’est installé.
François Duconseille : Il s’agit en tous sens d’aller vers une relation. Vers du travail en commun. Et si les déséquilibres sont grands au départ, nous sommes convaincus qu’il existe des possibilités de travailler ensemble dans des conditions acceptables et dans des contextes différents. Ce croisement des contextes et des expériences de créateurs, y compris dans leurs difficultés souvent très réelles, ces moments où la complexité d’une situation nous traverse physiquement, dans cette manière d’être présents, de nous exposer, ensemble, sont de nature à permettre de « partager du sensible », à faire bouger un peu les questionnements sur le devenir des grandes villes et sur la capacité à y vivre ensemble. Pour ma part, j’ai réalisé une série de peintures dans Lingwala intitulée « Mundele ». « Mundele » signifie « le Blanc » en lingala. On nous interpelle souvent ainsi dans les rues de Kinshasa. Durant une semaine, dans une tenue de peintre, j’ai circulé avec un seau de peinture, pour réaliser des « mundele » sur les murs du quartier. Au départ, je choisissais mes emplacements. Puis, assez rapidement, je fus sollicité par les habitants pour réaliser sur les murs de leurs parcelles ou de leurs boutiques mes figures. Ces formes informes, issues d’une série de dessins réalisés à Kinshasa, mi fantômes mi génies, sont devenues pour moi des « Mundele ». Leur étrangeté renvoyait à l’étrange présence des Blancs dans Lingwala où la résidence se déroulait. Il m’est apparu que je ne pouvais m’en tenir aux seules qualités plastiques de ces formes. Je voulais pouvoir rendre lisible la charge que je leur donnais, qu’ils puissent « communiquer » et entrer ainsi en relation avec les gens du quartier. Chaque dessin fut donc à la fois légendé et signé d’un même mot « mundele », nommant la forme, la couleur de celle-ci – blanche aux traits noirs – mais aussi celui qui l’a peinte, le peintre « Mundele ».
L’originalité des Scénographies Urbaines tient dans ce va-et-vient incessant entre les pratiques des artistes et la rue. Que vous apporte cette relation ?
François Duconseille : C’est un rapport extrêmement dynamique, presque organique. Tous les observateurs ont été frappés par le lien très fort des œuvres proposées avec le contexte. L’absence de lieux de monstration entraîne chez les artistes congolais une appropriation de l’espace public, urbain. Ces artistes ont vraiment conscience de leur rôle politique, citoyen. Prenez les performances de Vitshois Mwilambwe, de Rek Kandol ou de Kiki Zamunda, ce sont des engagements, des actes très fort. Rek Kandol a réalisé sa performance devant le cimetière de la Gombé et la résidence de Jean-Pierre Bemba, le principal opposant du président Kabila, dans une zone très sensible. Son public fut principalement les soldats des deux camps et ceux de l’ONU qui gardaient la résidence de M. Bemba. Kiki Zamunda a réalisé une crucifixion le long de l’avenue du 24 Novembre en se mettant à la place du mauvais larron… Tous énoncent sans problème le pourquoi de leurs actes, réaction à l’immense chaos de Kinshasa et du pays.
J.C. Lanquetin : Mega Mingiedi, du collectif Eza Possibles, a réalisé quant à lui une sculpture-pont au-dessus de la rivière de la Gombé et de monceaux d’ordures. Ce pont, dont la construction a été suivie et saluée par tous les habitants du quartier, permet désormais aux passants d’éviter un long détour. C’est également une installation conceptuellement très intelligente. Le pont devient environnement.
Pour ma part, j’ai réalisé un travail photographique avec des sapeurs (4) du quartier. J’ai choisi, en tant qu’artiste d’observer et d’entrer dans le jeu en documentant et en questionnant. Que savons-nous des sapeurs, nous qui vivons dans les pays du « nord », les pays industrialisés, les pays « propres » où vu de Kinshasa, la vie semble possible ? Nous ne connaissons pratiquement rien d’eux, de l’intensité avec laquelle nos modes de vies, nos habitudes vestimentaires sont observés et réappropriés.
J’ai débuté ce travail en 2003. En décembre dernier, j’ai réalisé une série de portraits de sapeurs, dans les rues de Lingwala, comme un face à face avec l’appareil. Les images ont été tirées en grand format (1m de large) puis réinstallées sur les lieux mêmes où elles avaient été prises. Je les ai données aux sapeurs. Cela fait partie de l’échange, dans une logique d’aller et retour.
Ce projet se poursuit dans d’autres villes. Après Bern, je veux montrer ces images à Paris, Bruxelles, Tokyo ou Johannesburg… Des lieux en lien direct avec le propos des images. Elles seront soit collées comme des affiches, soit dans des vitrines publicitaires. La relation au contexte est au centre des dispositifs. Une part importante de la force du projet viendra des lieux et de la manière dont les images seront re-contextualisées.
Le collectif Eza Possibles a joué un rôle essentiel dans la réussite de cette résidence…
François Duconseille : Tout le pari des Scénographies Urbaines réside dans la relation avec le collectif qui accueille les rencontres. Eza Possibles est totalement co-auteur du projet. Ce sont les artistes invitants qui inscrivent le projet dans l’environnement local. Si le travail de conception, de production et d’organisation de la résidence ne se fait pas à parité avec le collectif local, la résidence ne sera qu’une pièce rapportée de plus. L’enjeu est de travailler dans la durée et en co-réalisation. Nous évitons toute substitution. De toute manière, si le travail de lien n’est pas mené sur place, le projet n’a aucune chance de réussite.
Comment travaillez-vous avec les collectifs africains ?
François Duconseille : Il est essentiel de prendre en compte les temporalités des uns et des autres. S’il est évident qu’au nord il est possible dans un délai assez rapide de produire et organiser une résidence, l’enjeu des Scénographies Urbaines n’est pas là. Il est d’arriver à travailler ensemble, et souvent cela demande du temps. Les temporalités ne sont pas les mêmes. Un lent travail est nécessaire, de découverte, de compréhension et d’appropriation des codes et des outils, des langages des uns et des autres, d’adaptation afin d’arriver à pouvoir parler à peu près des mêmes choses en même temps. Il ne sert à rien de précipiter cette phase. Les circulations préparatoires servent aussi à cela.
J.C. Lanquetin : Les résidences sont conçues pour permettre que les lieux et les personnes qui nous accueillent en bénéficient au maximum en termes de retombées économiques. Le projet des Scénographies Urbaines fonctionne comme un réseau mouvant et informel, accompagnant des artistes, leur permettant de se structurer, de circuler, d’avancer dans leurs pratiques. Chaque processus, croisé avec les autres, passés ou à venir, est rythmé par un ensemble de résidences préparatoires permettant aux collectifs impliqués dans le projet de travailler ailleurs, au Nord et au Sud, à l’Ouest, à l’Est, dans les lieux et chez les artistes partenaires du projet, de se former, d’aller et venir, d’exposer : voir ailleurs et voir d’ailleurs. Ces résidences préparatoires sont des moments de travail en commun qui permettent la constitution d’expériences partagées, de liens.
Comment les Scénographies Urbaines ont été perçues par les professeurs de l’Académie des Beaux-Arts de Kinshasa ?
François Duconseille : Les réactions ont été partagées, entre soutien, curiosité et désapprobation de la part de plusieurs professeurs : « Vous nous demandez de juger ce que l’on ne connaît pas ! », nous ont-ils dit. Ils n’ont pas tort et c’est bien le problème. L’art international est un fantôme à Kinshasa. Les grandes expositions ont lieu à Bilbao, New York ou Paris mais pas à Kinshasa. Les Kinois ne voient pas cet art contemporain dont on parle tant ! Voilà pourquoi ils manquent de repères. Les professeurs de l’Académie reconnaissent eux-mêmes qu’ils n’en possèdent pas les codes. Cela pose évidemment problème puisque cela remet en cause leur hiérarchie professionnelle.
J. C. Lanquetin : Comment parler ensemble si l’on est dans une logique de séparation ? Ils ne voient pas ce que l’on fait. Et nous ne sommes pas là lorsqu’ils créent. Les Scénographies se déroulent devant tous : artistes comme public. C’est important.
Quand des professeurs viennent à l’ESAD, à Strasbourg, le débat et leur point de vue évoluent ! Si des expositions d’art contemporain étaient régulièrement organisées à Kinshasa, cela changerait beaucoup de choses.
Comment comptez-vous restituer les expériences des Scénographies Urbaines ?
J. C. Lanquetin : C’est une grande question pour nous. Jusqu’à présent, nous avons fait une seule restitution, à l’aide d’un dispositif vidéo et avec un concert de Bebson de la Rue, à l’Atelier du Plateau, à Paris, en 2006. Les Scénographies sont difficiles à restituer car elles sont très contextuelles. Il y a assez peu de choses à montrer après coup, plutôt des traces.
François Duconseille : Comment inventer de nouvelles formes de monstration ? L’exposition Africa Remix a été importante mais on ne peut pas se contenter de montrer l’art africain dans le cercle des institutions labellisées. Notre approche remet en cause les formes de monstration et de diffusion traditionnelles. Pour le moment, les institutions en Occident s’intéressent frileusement à notre projet. En revanche, nous sommes en contact avec le directeur des Musées nationaux du Congo, M. Joseph Ibongo. Il sait qu’il faut aller dans la ville pour toucher le public et souhaite ainsi reconstruire une relation brisée entre la population et sa culture. En attendant, nous préparons un livre qui paraîtra fin 2007 aux éditions de l’Œil.

1. Jean-Christophe Lanquetin travaille pour le théâtre, l’opéra et la danse. Il collabore avec de nombreux metteurs en scène (Philip Boulay, François Abou Salem, Danielle Bré, Hanan Kassab Hassan…), chorégraphes (Faustin Linyekula, Opiyo Okach, Augusto Cuvilas…), artistes et institutions et festivals (Grande Halle de la Villette, Bag Factory de Johannesburg, Africalia, Festival Afrique Noire de Bern, Festival Playtime…). Il enseigne depuis 1994 à l’École supérieure des arts décoratifs de Strasbourg, où il dirige l’atelier de scénographie et l’option design.
François Duconseille est plasticien et scénographe, formé à l’École du Théâtre National de Strasbourg. Il intervient dans différents champs de la scénographie (spectacle vivant, expositions, événements) tout en présentant son travail d’artiste dans des galeries et des centres d’art en France et à l’étranger (Fondation Cartier, Galerie Mathieu, Galerie Moussion, Éric Linard éditions, CEAAC…). Au théâtre, il collabore avec le Réseau Théâtre depuis quatre ans comme scénographe. Il est aussi membre fondateur du collectif (CAP) à Montreuil. Il enseigne à l’École Supérieure des arts décoratifs de Strasbourg, dans l’atelier de scénographie qu’il a créé avec J.C. Lanquetin.
2. Pour retrouver toutes les informations sur ce projet, voir le site : www.eternalnetwork.org/scenographiesurbaines
3. Les artistes invités ayant participé à cette édition sont : Serge Amisi, Sammy Baloji, Papy Ebotani, Gulda El Magambo Bin Ali, Iviart Izamba, Tshime Kalumbwa, Francis Mampuya, Marie-Louise Bibish Mumbu, Vitshois Mwilambwe et Appolinaire Wantina (RDC); Hicham Benohoud, (Maroc); Martin Blum (Suisse); Steven Cohen, Elu Kieser, Dorothée Kreuzfeldt, Santu Mofokeng et Athi Patra Ruga (Afrique du Sud); Clara Cornil, Mélinée Faubert-Chabert, Eléonore Hellio, Séverine Hubard et Pierre Mercier (France); Goddy Leye et Jules Wokam (Cameroun); Davide Mbonzo (Mozambique); Francisco Ruiz de Infante (France-Espagne); David Subal (Autriche); Raphael Urweider (Suisse); Dominique Zinkpé (Bénin).
4. La « sape » (société des ambianceurs et des personnes élégantes) est un mouvement populaire qui rassemble des milliers de jeunes au Congo et ailleurs. Ils se distinguent en portant des vêtements de grandes marques et par un certain exhibitionnisme.
///Article N° : 6730

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