Les racines africaines de la Martinique

Mélanj, de Dédé Saint-Prix & Les Maîtres du Bèlè

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Ces deux cds passionnants auraient pu être jumelés ou même  » mélangés  » dans un coffret, tant ils semblent indissociables pour qui désire apprécier en même temps la profondeur, la vitalité et la  » festivité  » de la culture musicale martiniquaise.

André Saint-Prix, alias  » Dédé « , incarne musicalement depuis trente ans la créolité de la Martinique dans ce qu’elle a de plus ouvert à toutes ses sources, notamment africaines ; comme en littérature Aimé Césaire, Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant ou Édouard Glissant.
Le destin de Dédé Saint-Prix est marqué par une tradition particulière, celle du chouval bwa – manège de chevaux de bois poussé à la main – et des musiciens qui l’accompagnent lors du carnaval et des fêtes patronales – groupés autour du mat central. Les instruments sont l’accordéon, la clarinette ou de préférence une flûte en bambou – la toutoune dont Dédé Saint-Prix a fait son emblème – et des percussions dont le ti bwa (bambou sur chevalet frappé à l’aide de baguettes), le hochet chacha ainsi qu’un gros tambour à deux peaux – le dé bonda. Adolescent, Dédé a été  » pousseur  » de manège et ses dons musicaux se sont révélés dans ce cadre, comme il l’explique en détail dans le livret de ce cd, à la fois érudit et amusant.
Car malgré son origine tragique (le  » moulin à sucre  » que faisaient tourner les esclaves) le chouval bwa est une musique joyeuse, qui traduit par ses ritournelles la rotation immuable du manège et par son rythme vigoureusement syncopé les efforts coordonnés des pousseurs. Il n’existerait plus dans l’île, selon Dédé Saint-Prix, qu’un seul manège manuel de ce type (celui de la famille Germany à laquelle rend hommage « Chimen Mizik « ) tous les autres ayant été depuis longtemps motorisés et sonorisés.
Dédé Saint-Prix s’est attaché à la sauvegarde de la musique chouval bwa en la transposant sur scène et en ajoutant à l’instrumentation traditionnelle des instruments européens : guitares, basse, batterie…  » Alors là  » (plage 8) est un morceau instrumental qui tente de restituer cette musique encore intacte, car profondément inscrite dans la mémoire d’un tas de gens encore bien vivants comme Dédé qui y déploie son immense talent de flûtiste traditionnel, doublé (à la flûte traversière et au sax soprano) par son compatriote Max Téléphe.
 » Mélanj « , huitième album de Dédé Saint-Prix, se distingue nettement de sa production habituelle. C’est le résultat d’une longue  » résidence de création  » organisée au printemps dernier par le Théâtre Antoine Vitez d’Ivry-sur-Seine. Saint-Prix s’y est entouré de nombreux musiciens venus des Caraïbes mais aussi de l’hexagone, d’Afrique et d’Amérique centrale. Le résultat est assez fascinant par l’harmonie inattendue qui se dégage d’une fusion aussi hétéroclite.
Ainsi c’est sur un rythme de chouval bwa que l’Ivoirien Issimaïla Cissé, dit Ismaël Wonder, reprend en bambara  » Enfants d’Afrique « , sur un beau texte de la malienne Aminata Traoré ( » Œuvres de l’esprit, n’entendez-vous pas les cris des noyés de l’émigration ? « )
C’est sur le même rythme que  » Ti vé me fer pèr  » incite chacun à ne pas courir inutilement au risque de passer pour un fuyard/terroriste (référence au malheureux jamaïcain innocent qui fut exécuté à bout portant par un policier londonien dans le métro après un attentat.)
Le dialogue entre Africains et Antillais est au cœur du projet, et à cet égard il faut souligner le rôle de passeur qu’assume idéalement le merveilleux (et trop méconnu) guitariste Yvon Rosillette. D’origine martiniquaise, il a grandi en Afrique et il est aussi impressionnant dans le registre funky que dans ceux des virtuoses de la rumba congolaise et surtout du bikutsi du Sud-Cameroun. C’est de cette région que viennent deux des quatre bassistes qui se relaient ici – Noël Ekwabi, Guy Nsangue, Rody Céréyon, Denis Kiayilouca et Thierry Fanfant – les claviers étant joués par Jean-Claude Naimro.
 » Mélanj  » est assurément un  » disque d’auteur  » (comme on dit  » un film d’auteur « ) issu d’un projet cohérent et longuement médité. Mais la personnalité chaleureuse et charismatique de Dédé Saint-Prix n’y est jamais écrasante et chaque musicien y trouve son espace de liberté. Parmi les invités de marque, il faut citer Manu Dibango – qui a toujours été très à l’aise avec les mélodies antillaises – et le grand conguero vénézuélien Orlando Poleo.
Le plat principal de l’album (à mon goût) est  » Kanno féré « .
Sur un ostinato du chœur féminin et des tambours, ponctué par une guitare funky très incisive, André Saint-Prix rend un bel hommage à son grand-père, à qui il doit son prénom et son diminutif.
 » Papa Dédé  » était marin pêcheur. Il passa l’essentiel de sa vie à bord des « gommiers », voiliers dont la coque est faite, comme celles des pirogues africaines ou amérindiennes ou des premiers navires des Vikings de Scandinavie, d’un simple demi-tronc d’arbre sculpté. L’expression créole  » kanno féré  » se réfère aux ferrures du gouvernail et la chanson, interprétée sur un rythme de ladja (musique d’une lutte traditionnelle proche de la capoeira brésilienne) est ainsi commentée par Dédé Saint-Prix :
« Des mots comme action-réaction, équilibre permanent, dynamique et collectif, anticipation, prévisions, respect de la nature, solidarité, confiance, esprit d’équipe, génie collectif, font partie intégrante de ce sport martiniquais que sont devenues les courses de gommiers. Le langage employé par les équipages est amené à terre grâce à cette chanson qui pourrait être une belle leçon de vie.  »
Ce commentaire pourrait résumer toute la musique de l’album, navigation permanente, à la fois grave et joyeuse, entre les multiples rivages de l’expérience créole. Cet extraordinaire patrimoine immatériel des îles, si divers, si riche et si fragile, n’est pas considéré avec assez de sérieux par la République française, qui à l’instar du Japon, devrait accorder à un musicien-musicologue aussi précieux que Dédé Saint-Prix le titre de  » trésor national vivant « .
 » Mélanj  » est d’ailleurs une anthologie assez complète des rythmes et des styles ancestraux et modernes qui fondent la culture musicale martiniquaise, depuis le tay-wôt (haute-taille) – dont le berceau est, selon Dédé, Le François, sa commune natale – jusqu’au dance hall hérité des voisins jamaïcains.
Cependant, comme on le sait, l’essence de la musique martiniquaise, c’est le bèlè (ou  » bel air « ), fondé sur l’échange entre chant et tambours, très proche du gwoka guadeloupéen et d’autres styles pratiqués dans toutes les Antilles.  » Mélanj  » offre ainsi deux très beaux exemples de sa variante du nord, la mieux préservée dans son cadre traditionnel :  » Swaré Bèlè  » et le finale instrumental  » An ti kozé « , où un bref duo de  » flûtes des mornes  » entre Dédé Saint-Prix et Max Télèphe ponctue un magnifique échange entre tambours bèlè de Martinique et djembe mandingue.  » Mélanj  » réussi, notamment grâce à une excellente prise de son des instruments de percussion.
L’anthologie « Les Maîtres du Bèlè  » n’est pas moins intéressante que  » Mélanj « , même si sa qualité technique laisse davantage à désirer.
C’est in extremis que la Martinique, après la Guadeloupe, a compris enfin l’importance de son patrimoine, et abandonné cette absurde habitude qui consistait à laisser mourir dans l’anonymat et la misère les derniers détenteurs talentueux d’une extraordinaire tradition dont les origines remontent au temps de la colonisation et de l’esclavage.
La  » Maison du Bèlè  » n’a été inaugurée qu’en 2003 à Sainte-Marie, village de la côte atlantique septentrionale considéré comme le dernier refuge de cet héritage musical menacé d’extinction même si quelques jeunes artistes (comme la chanteuse Valérie Louri dont nous avons parlé récemment) tentent de le perpétuer.
Apollon Vallade, le doyen des tambourinaires qu’on entend ici, a déjà 83 ans lors de cet enregistrement, mais ne joue pas moins habilement que des petits jeunes, septuagénaires, tels que les frères Rastocle ou Félix Casérus. Quant aux chanteurs, ils sont tout aussi éblouissants, et on peut constater que l’âge bonifie leur voix comme le goût du rhum.
Cependant les meilleurs morceaux sont sans doute ceux des benjamins de la bande (le chanteur Berthé Grivalliers, 70 ans, accompagné au tambour par Marcel Jupiter, 53 ans à peine) : il y a entre la voix éraillée de Berthé (qui rappelle beaucoup celle du légendaire guadeloupéen Vélo) et l’élégante sobriété de Marcel cette osmose magique entre la voix et les mains qui est le secret de cette musique.

Mélanj, de Dédé Saint-Prix (Buda Musique / Socadisc) & Les Maîtres du Bèlè (Buda Musique / Socadisc)///Article N° : 6962

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