« Cinéma(s) d’Afrique(s) » 2007 : nouveaux documentaires sénégalais

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Nouvelle fournée de films documentaire issus de « Cinéma(s) d’Afrique(s) », une résidence d’écriture et de réalisation de trois mois organisée depuis 2006 à Dakar et Saint Louis sous l’égide du Festival « Filmer à tout prix » de Bruxelles et du GSARA en partenariat avec le Media Centre de Dakar et l’Ecole nationale des Arts. Les cinéastes sélectionnés vivent ensemble la fabrication de leurs films pour passer du projet au film achevé. Une tournée de trois semaines, le « Screening tour », permet aux réalisateurs d’accompagner leurs films dans des salles de cinéma et des festivals pour les confronter à différents publics. Découverte de trois films, le quatrième n’étant pas encore terminé.

Soirée conviviale dans le petit village de Lussas en Ardèche (France). Quelques dizaines de personnes du village se sont jointes aux professionnels pour regarder des films inédits venus d’Afrique. C’est devenu une habitude ici : l’implantation d’Ardèche Images et de la Maison du Doc, ainsi que la tenue depuis 20 ans en août des Etats Généraux du film documentaire ont fait de ce petit coin de France un centre renommé du cinéma documentaire. Ainsi donc, trois films venant du Sénégal étaient présentés ce soir du 9 octobre dans le cadre d’une tournée passant par des festivals et des salles de cinéma.
Mais cette soirée n’innovait pas seulement par son inscription dans le milieu rural français. Elle scellait la rencontre et la future collaboration (à travers le master de cinéma documentaire géré par Lussas) de deux démarches de formation au cinéma documentaire en Afrique : celle initiée par Jean-Marie Barbe avec Africadoc (cf. les articles annuels sur Lussas publiés sur ce site) et celle animée par Pierre-Yves Vanderweerd intitulée « Cinéma(s) d’Afrique(s) », sous l’égide du festival « Filmer à tout prix » qu’il a lancé à Bruxelles. Les films présentés résultaient de la deuxième résidence mise en place par ce dernier.
Ayant pour fonction première la transmission d’une mémoire, le documentaire consiste à représenter cinématographiquement l’univers avec lequel on connecte, soit par proximité culturelle, soit par désir de connaître et comprendre. Fondamentalement, il nous restitue ainsi l’altérité du monde dans sa dimension d’alter ego d’une part, c’est-à-dire de similarité, et d’irréductible différence d’autre part. Il nous propose ainsi à la fois de nous reconnaître dans ce que nous partageons et d’accepter comme présente et légitime la spécificité de l’Autre.
Les deux formations évoquées ont en commun un profond désir de cinéma : tenter un travail en commun pour partager une expérience de création entre des collègues du Nord et du Sud. Mais ce désir de cinéma implique un autre partage. L’idée de formation ouvre à la transmission d’un certain rôle du cinéma qui ne va pas forcément de soi : faire penser plutôt que faire croire. Tout le problème est de respecter le double mouvement évoqué d’un partage et d’une irréductible différence. Tout simplement de laisser les participants créateurs, c’est-à-dire libres d’exprimer sans formatage ce qu’ils désirent.
Là encore, un double mouvement est en jeu. La différence d’âge et d’expérience implique forcément un rapport au maître. Il est utile pour qu’il y ait transmission. La qualité du maître est dans sa capacité à valoriser le désir de création de l’élève. Il y aura donc à la fois influence et liberté. C’est banal, mais face au soupçon généralisé, affirmons-le bien haut : s’il est clair que les films issus de ces démarches sont influencés par les maîtres, ils sont pour les élèves une étape dans leur devenir de créateur, libres qu’ils sont ensuite de filtrer ce qu’ils souhaitent retenir ou faire évoluer. Sembène et Cissé ont été à l’école de Moscou : même si l’on en décèle des traces dans leurs premiers films, ils n’ont pas fait du cinéma soviétique pour autant. Les films issus de ces résidences ne sont donc pas déformés ou tordus : ils sont le produit d’un travail collectif impliquant maîtres et élèves.
On me dira que je fais deux poids deux mesures : j’avais insisté en 2005 sur le formatage dans la formation du Média Centre de Dakar au détriment d’un travail sur la représentation (article n°4320). Je pourrais ici aussi relever les influences mais une différence s’impose : celle du projet de cinéma qui sous-tend la relation de formation. Entre le film de sensibilisation et le documentaire de création, c’est tout l’enjeu d’une mobilisation du spectateur qui est en cause, non comme objet devant consommer un message mais comme sujet pensant sollicité par un film qui lui pose une question (= qui lui pose question).
Ce préambule me semblait nécessaire pour introduire le film le plus marquant des trois présentés : Thiam B.B. d’Adams Sie (20′). Nous connaissons le réalisateur pour avoir vu ses trois premiers documentaires : originaire de Sierra-Leone, il a fait sa formation au Sénégal, au Média Centre de Dakar, qui débouchera sur Sum-sum Saba (2004) sur la dérive par l’alcool, puis sur une réalisation indépendante, Les Voix silencieuses (2005) sur les enfants des rues. Il réalise en 2006 avec le premier atelier « Filmer à tout prix » Oumy et moi sur sa compagne albinos avant de tourner au deuxième atelier à Saint-Louis Thiam B.B. Si tous ces films sont passionnants par leurs sujets, il y a un gouffre entre les deux premiers et les deux derniers, qui accèdent à des festivals internationaux. Tous profitent d’une grande honnêteté et d’une belle proximité avec les personnes filmées, mais la différence se fait au niveau de la maîtrise cinématographique. Montage trop lâche, digressions déstabilisantes, gros plans indiscrets, son inaudible… tous ces défauts (qui ne tiennent pas seulement à la technique mais aussi et surtout à la pensée du cinéma) ont disparu, permettant aux deux derniers films de mieux servir leur sujet et d’en ouvrir la signification.
L’émouvante relation amoureuse qui marquait dans Oumy et moi fait dans Thiam B.B. place à une impressionnante épure pour traiter du rapport à la religion. Lui-même profondément croyant, Adams Sie suit les pas d’un peintre mystique et vagabond qui depuis de longues années reproduit toujours le même motif un peu partout à Saint-Louis : Cheikh Amadou Bamba, le fondateur de la confrérie mouride. Ce qui frappe est la résonance entre l’image et le sujet : le cadre utilise les cadres peints comme des fenêtres ouvertes, la composition des images font l’effet de tableaux, même la position du peintre rappelle le motif qu’il reproduit à l’infini. Les enfants le regardent peindre comme on regarde un film et ce jeu d’échos entre le peintre et l’écran ouvre à une perception subtile de son engagement mystique. Lorsqu’elles sont apposées aux entrées des maisons ou des cours, ces figurations du maître mouride signalent que des disciples y habitent, de même que de petits hôtels ou églises en plâtre peint indiquent au passant ou au visiteur la présence de Chrétiens. Comme Rouault ou Jawlenski peignaient à l’infini la tête du Christ, Thiam B.B. reproduit une figure iconique. Ces images ne sont pas vénérées et le film le dit explicitement. En fait, il n’arrête pas de le dire par l’image et c’est là sa grande force : ce ne sont pas des idoles que peint Thiam B.B (Beugue Bamba ou le disciple de Bamba). Cheikh Amadou Bamba regarde le passant en face, en référence au jour du jugement dernier. Ce rappel symbolique n’est pas un appel à l’idolâtrie mais une proposition de réflexion sur la destinée humaine, que le déroulement du film enrichit de références au combat de Cheikh Amadou Bamba qui s’opposa à l’idéologie coloniale. Malgré sa reproduction et sa fixité, cette image est fictionnelle : plutôt que d’aveugler, de chercher à convaincre, elle réfère à quelque chose d’étrange, d’insaisissable et d’indicible qui ouvre les sens et engage la réflexion.
Cette différence entre l’icône et l’idole est sans cesse théorisée à l’écran. C’est une vraie question de cinéma, pour ne pas dire la question essentielle : quel type de vérité le film propose-t-il au spectateur dans sa captation du réel ? La vérité du cinéaste ou celle du spectateur ? S’agit-il de dévoiler ou bien de réfléchir sur le sens du voile ? Faire voir va plus loin que simplement montrer, car cela convoque un partage et non une démonstration. Thiam B.B. n’a aucun mouvement de caméra : chaque plan est fixe, paisible, en lumière naturelle, d’une grande douceur de tons, en phase avec la volonté d’exprimer par l’image la dimension non-violente de l’islam. Cette vérité n’est pas une prédication mais une perception ouverte.
Bien sûr, le film profite de la collaboration d’Adams Sie qui définit justement sa foi en ces termes et de Pierre-Yves Vandeweerd qui en signe l’image et dont on connaît les choix esthétiques en phase avec ce type de démarche. En regardant ensemble dans une salle leur film, nous partageons avec eux mais aussi entre spectateurs ce qu’ils ne nous montrent pas, l’invisibilité d’un sens. Comme l’écrit Marie-José Mondzain dans Le Commerce des regards (Seuil 2003, p. 140), »on ne partage que ce que l’on ne voit pas ».
Que voit-on ou que ne voit-on pas dans Njakhass (Patchwork) d’Oumy Ndour (20′) qui partage le quotidien d’une maisonnée d’une trentaine de « Baye Fall » dont le guide, Cheikh Ibrahima Fall, était l’un des plus fidèles disciples de Cheikh Amadou Bamba ? Même fixité de caméra, mais cette fois davantage dans le souci de s’effacer devant les personnes filmées, comme pour se faire oublier et installer le spectateur parmi elles. Les « Baye Fall » privilégient le travail, l’humilité et l’obéissance au marabout à qui ils reversent le fruit de leur labeur. Ils s’habillent d’un patchwork (njakhass) multicolore dont les coutures signifient l’union et portent une grosse ceinture pour montrer qu’ils sont prêts à se soumettre avec entrain. Ce sont également d’ardents défenseurs de la polygamie pour s’éloigner de la tentation et du péché. Journaliste à la Télévision nationale du Sénégal, Oumy Ndour aborde moins poétiquement son sujet qu’Adams Sie mais son approche de gens qui ne se mélangent pas aux autres lui permet d’entrouvrir un rideau souvent tiré de méconnaissance et de préjugés. Filmer l’engagement joyeux de ces marginaux dans sa quotidienneté ne revient cependant pas seulement à mettre en exergue une vision moins étriquée de l’islam. Leurs conditions de vie apparaissent contradictoires quand on sait que les Mourides détiennent les reines de l’économie sénégalaise. C’est ainsi davantage une interrogation socio-politique qui ressort de Njakhass sans que le film se fasse accusateur.
Accusateur, La Brèche d’Abdoul Aziz Cissé (40′) ne l’est pas non plus, bien que son sujet le porte à l’être : pour éviter que Saint-Louis ne soit inondée, une brèche a été ouverte en 2003 dans la lagune du fleuve Sénégal, qui provoque la salinisation des eaux en amont et de la nappe phréatique. Ce désastre écologique méconnu précarise les populations qui vivaient à proximité de la ville, maraîchers, pêcheurs, agriculteurs et éleveurs. Cissé aurait pu dresser un procès contre une décision inique. Il préfère élever son propos, partant des génies du fleuve, s’attardant volontiers sur le mouvement des eaux et leurs différents états. Cette symbolique d’une eau bénéfique dont on s’attire les bonnes vibrations quand on va la voir de bon matin lui permet de bien mieux donner la mesure du désastre environnemental et humain. Il rencontre l’écrivain saint-louisien Louis Camara et convoque les mythes comme Mame Coumba Bang pour que la référence surnaturelle amplifie les témoignages des villageois qui n’avaient bien sûr jamais été consultés. Qui d’autre qu’un cinéaste originaire de Saint-Louis aurait pu aborder d’aussi originale façon un drame qui n’est de plus ni médiatisé ni pris en charge par le discours politique ? Son approche poétique parfois inégale peut désarçonner mais elle fascine à plus d’un titre : ne préfigure-t-elle pas une appropriation du média documentaire par une culture mettant en avant ses propres références et métaphores, dans une démarche qui ne correspond par forcément aux critères internationaux mais dont l’originalité s’impose ?
C’est sans doute l’enjeu de ces résidences que de permettre l’affirmation d’une recherche formelle signifiante qui, au-delà de la maîtrise des fondamentaux du cinéma, nourrie des confrontations de visions et des possibilités de liberté de création, pensée dans le désir de promouvoir un cinéma documentaire qui regarde plutôt qu’il ne désigne, qui cherche à mobiliser plutôt que de convaincre, s’épanouisse dans un ancrage culturel révélant sa singularité, seul gage d’une portée universelle.

///Article N° : 7036

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Les images de l'article
Présentation par Pierre-Yves Vanderweerd de l'équipe, Adams Sie à la caméra © O.B.





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