Médias : de la liberté à l’émancipation

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Aujourd’hui, bien plus qu’hier, les médias sont libres en Afrique. Si la répression continue de s’exercer, elle apparaît désormais dans des États convertis au pluralisme et à ses formes légales, comme un archaïsme, ou comme l’un des indices de crises politiques graves. Mais l’examen de l’état de la liberté de presse ne peut plus constituer le critère principal de l’évaluation d’un paysage médiatique qui s’est extraordinairement diversifié en quelques décennies. En Afrique francophone, en particulier, des voix nombreuses s’élèvent pour demander aux médias plus de professionnalisme et de responsabilité. Sans toujours prendre en compte la réalité d’un environnement très généralement défavorable.

Il fallait être à Bamako en ce début de juillet 2007 : tout le monde ne parlait que de « l’affaire ». Au point (presque) d’éclipser le déroulement de la campagne électorale, puisque le Mali élisait dans le même temps ses députés. Mais l’arrestation de quatre directeurs de quotidiens, envoyés le 20 juin en prison dans un des pays où il est de coutume de laisser la presse chanter comme bon lui semble, était un événement de taille. Que leur était-il reproché ? D’avoir reproduit par solidarité l’article d’un confrère incarcéré quelques jours auparavant. Article dont le propos faisait tout le sel de l’affaire, puisqu’il y était question du sujet de composition donné par un enseignant en lettres à ses ouailles, où était évoquée « la maîtresse du président de la République » : ainsi était titré l’article, le 1er juin, mis à la « une » du journal Info Matin. Un titre ambigu, pour une histoire minuscule, le sujet concerné portant, comme on s’en doute, sur un président de fiction dans un pays non défini. Et personne ne semble d’ailleurs s’être avisé au Mali de ce que la fable en question reprenait -mot pour mot- le résumé d’une pièce écrite par la jeune dramaturge malienne Hawa Diallo, tout étonnée pour sa part de constater le sort fait à cette œuvre d’imagination.
Le sujet d’examen, puis l’article : un procureur pugnace s’était donc saisi du dossier, en arrêtant enseignant et journalistes, et en extirpant du code pénal le délit d' »offense au chef de l’État ». Cinq jours après leur arrestation, les patrons de presse étaient jugés, condamnés (avec sursis) puis relâchés. Entre-temps, l’affaire avait eu sa manifestation de rue, ponctuée de jets de grenades lacrymogènes qui envoyaient pour quelques heures à l’hôpital un des doyens de la presse malienne, Ibrahim Famakan Coulibaly, par ailleurs président de l’Union des journalistes d’Afrique de l’ouest (UJAO). Autant dire qu’on allait en entendre parler… Tonnerre de protestations, interventions multiples, articles dans la presse étrangère. L’affaire a ému, jusqu’au Bénin où une mini manifestation de soutien était organisée. Car il y a beau temps qu’au Mali, un des pionniers en Afrique francophone de la presse libre – laquelle avait porté à la tête du pays, en la personne d’Alpha Oumar Konaré, l’un de ses éminents représentants – l’offense au chef de l’État semblait passée au rayon des articles d’antiquité. Il n’en fallait pas plus pour soupçonner le président Amadou Toumani Touré, fraîchement réélu, d’avoir voulu donner un coup de semonce à l’attention de journaux qui ne l’avaient guère épargné dans la campagne électorale. Tandis que, côté officiel, on s’efforçait après coup d’apaiser les esprits en évoquant le zèle intempestif de la justice.
Au-delà, l’événement aura peut-être servi de révélateur. En rappelant par exemple que le Mali, pas plus que la majorité des pays africains, n’avait encore dépénalisé les affaires de presse. En fonction de quoi, les journalistes restent passibles d’emprisonnement, quand dans de larges parties du monde la législation a fini par proscrire la menace, jugée contraire à l’esprit de la liberté de presse. Or la dépénalisation constitue une des revendications constantes parmi les associations de défense des médias ; au dernier sommet francophone de Bucarest (2006), l’association Reporters sans frontières adjurait encore le secrétaire général de l’Organisation internationale de la Francophonie d’user de son influence auprès des pays membres pour mettre fin à ce régime « liberticide ».
Faut-il emprisonner les journalistes ?
La dépénalisation : vaste débat. Essayez de l’engager avec le citoyen malien, les réactions sont édifiantes. « Pourquoi voulez-vous que les journalistes aient tous les droits ? Pourquoi pourraient-ils mettre le feu à la maison, et être assurés de l’impunité ? », aura-t-on entendu ici ou là. On peut toujours tenter d’argumenter. Et rappeler que l’emprisonnement de journalistes uniquement pour leurs écrits (ou autres commentaires) est non seulement une peine démesurée, mais aussi symboliquement détestable concernant une profession qui incarne, plus que toute autre, la liberté de parole indissociable de la démocratie. Sans compter que la loi, spécialement la législation sur la presse, peut moduler tout un ensemble de sanctions adaptées au milieu de la presse, à quoi s’ajoute le jugement « par les pairs », lequel peut constituer une régulation efficace. Mais reconnaissons-le, le plaidoyer a du mal à être reçu. Le public, qu’on soit au Mali ou ailleurs, affiche une conviction : les journalistes sont des dilettantes irresponsables, les journaux et radios racontent n’importe quoi quand ils ne sont pas achetés et manipulés. On voudrait, en plus, leur offrir un sauf-conduit, valable en toute saison ?
Enfin la profession n’est pas la dernière à s’élever contre la dépénalisation. Au Bénin, autre pays signalé comme un exemple de démocratisation en Afrique où les médias ont un statut enviable, nombre de journalistes interrogés à l’occasion de la journée internationale pour la liberté de la presse s’insurgeaient contre toute idée de dépénaliser les délits de presse. Du moins tant que la corporation n’aura pas connu d' »assainissement », tant que l’éthique et la déontologie ne seront pas respectées, tant que les journalistes ne seront pas mieux payés, mieux formés, plus… professionnels (édition du Matinal, du 3 mai 2007).
La question agite le secteur des médias sur l’ensemble du continent. Comment concilier la liberté, cette liberté de presse tellement chantée, scandée, qu’on l’a élevée au rang de mythe, avec les exigences de la responsabilité qui, tout autant, est constitutive de la vocation des médias ?
Le quotidien Le Soleil se faisait l’écho, en août 2006, d’un débat difficile à trancher, tant il est récurrent sous tous les horizons. Au Sénégal, s’alarmait le quotidien gouvernemental, s’observe un net affaiblissement de la qualité de médias où prospèrent informations approximatives et rumeurs, apportant avec elles leur lot de démentis, et qui ont entraîné une recrudescence des affaires de justice. « La presse devient une faune dans laquelle la « liberté d’impression »… supplante la liberté d’expression pour entretenir un vacarme touffus », écrivait-on, tandis que plusieurs anciens de la profession déploraient la tendance à un amateurisme faisant bon marché avec le sensationnalisme, dans un pays souvent loué pour la contribution de ses médias au processus démocratique (Lire dans ce numéro, l’article de Frank Wittman : La monotonie du scandaleux).
Débat d’autant plus délicat qu’il a pour cadre des États africains où la liberté de presse reste un espace souvent menacé. Cette situation justifie l’attention portée aux atteintes à la liberté, premier terme auquel tout le monde se réfère, et qui souvent occulte tous les autres, constituant – au grand agacement de certains observateurs – l’alpha et l’oméga des médias. Elle est la mesure, l’étalon : le baromètre, bien sûr.
Les très actives associations internationales de défense de la profession, telles Reporters sans frontières en France ou le Comité pour la protection des journalistes (CPJ) aux États-Unis, tiennent leur baromètre de la liberté de presse. On y dénonce à longueur de communiqués les atteintes à la liberté d’écrire, publier, diffuser : arrestations, emprisonnements, procès, agressions criminelles, saccages de locaux ou intimidations. Ces attentats multiples, d’intensité très variable, sont systématiquement passés en revue. De nombreux relais en amplifient l’impact : les associations de journalistes, d’éditeurs de presse, leurs fédérations, les réseaux spécialisés œuvrent avec efficacité sur tous les continents. Leurs actions relèvent souvent de la litanie, les appels, admonestations, lettres ouvertes, pétitions se croisent et s’entrecroisent. Mais bénéficient du plus puissant moyen de diffusion, les médias eux-mêmes, qui exercent leur devoir de solidarité. La répression contre la liberté des médias peut rester importante, être dans certaines parties du monde en progression, du moins elle est connue, publiée. En quelque sorte mesurée, et déjà maîtrisable.
La liberté d’expression en Afrique : une géographie contrastée
L’Afrique bénéficie comme d’autres zones géographiques de cette sollicitude. Au sein du continent, les situations restent contrastées, à l’image de la géopolitique de ses régions. Il demeure des zones à hauts risques, soumises à des conflits meurtriers dont la résorption est lente : c’est le cas de l’Afrique des Grands Lacs. Des zones de non droit : la Corne de l’Afrique (Éthiopie, Erythrée, Somalie) ou, en Afrique australe, le Zimbabwe. Et de larges territoires où la pression se relâche, où les médias sont mieux protégés, bien que leur environnement soit instable. La répression a ainsi reculé au Kenya, au Togo, en Mauritanie, au Niger. La Côte d’Ivoire s’apaise, le Cameroun se normalise. Si le Nigeria continue à défrayer la chronique, la Sierra Léone, le Liberia sortent peu à peu de l’enfer. En Afrique de l’ouest plusieurs pays francophones sont réputés libéraux : Bénin, Sénégal, Mali.
Sur le versant austral, l’Afrique du Sud, bien sûr, offre une cartographie sans beaucoup d’équivalent : la presse y est puissante, globalement respectée, et ce grand pays aujourd’hui libéral exerce une influence positive sur ses marges, du Botswana au Mozambique. Tandis qu’au Nord, Libye et Soudan exceptés (les médias n’y ont d’existence qu’anecdotique), l’Egypte et le Maghreb suivent leur route, discontinue et singulière, qui ne les apparente à aucun autre territoire d’Afrique, où la liberté peut être effective mais reste balisée, et comme concédée : au Maroc, où l’avènement de Mohammed VI a correspondu à une nette décrispation, les médias font encore au quotidien l’expérience des limites, d’ailleurs floues, à leur marge de manœuvre.
Si l’on entre dans le détail, la réalité peut se révéler pleine de paradoxes. Certains pays anglophones, comme le Kenya, offrent aujourd’hui le tableau d’un secteur des médias souvent prospère, et généralement professionnel. La répression pouvait être vive jusqu’à la fin du régime de Daniel Arap Moi, elle est en sensible recul aujourd’hui, à l’heure où le pouvoir recourt à d’autres formes de pression : si, en 2006, plusieurs actions policières – dont une, très médiatisée contre The Standard – ont fait scandale, le pouvoir s’est encore signalé en 2007 en décrétant un boycott publicitaire à l’encontre du vénéré groupe de presse. Et a fait descendre les journalistes dans la rue – à la mi août- en protestation contre un projet de loi menaçant la confidentialité des sources. Mais que dire du Nigeria, où la puissance financière de nombre de médias se combine avec une tradition de farouche indépendance pour entretenir une liberté de presse pourtant constamment battue en brèche : deux journalistes ont encore été assassinés en 2006, et les intimidations et menaces de mort restent monnaie courante depuis la fin de « l’âge de fer » instauré par le régime de Sani Abacha jusqu’en 1999.
En Afrique de l’ouest francophone, un pays comme le Burkina Faso illustre les contradictions du nouvel ordre médiatique : les médias burkinabé montrent une grande liberté critique, publient des enquêtes souvent dérangeantes ; une ligne rouge subsiste toutefois depuis l’assassinat en 1998 du journaliste Norbert Zongo, toujours non élucidé, qui dissuade le plus souvent de toute mise en cause directe du chef de l’État ou de son entourage ; l’affaire Zongo, signale Marie-Soleil Frère dans l’article qu’elle consacre au Burkina, a permis une mobilisation sans précédent dans les rangs de la presse burkinabé, mais a aussi servi de révélateur de ses divisions ; ses développements judiciaires récents correspondant à une certaine atonie du secteur des médias, dans un contexte social déprimant (lire son article : Cadavres en sursis, l’affaire Zongo et la difficile libéralisation au Burkina Faso).
Cette forme de renoncement, qui peut prendre la forme d’une véritable autocensure s’observe dans bien des pays : à Madagascar, elle constitue un exercice parfaitement intégré par la presse locale, dont les représentants se disent conscients. Ils dénoncent aussi un autre fléau partout en expansion, la corruption, désignée à Madagascar comme le felaka, ou comment publier une histoire contre espèces sonnantes…
Un pays comme le Niger, qui ne figure pas parmi les « prédateurs » de la liberté des médias, n’a cessé les années passées de sévir ponctuellement contre des journalistes frappés de lourdes peines d’emprisonnement : en 2006, un journaliste et le directeur de publication du quotidien Le Républicain ont encore passé trois mois en détention. La détention, à partir du 20 septembre 2007, de Moussa Kaka, directeur de la station privée Radio Saraouniya et correspondant au Niger de Radio France Internationale (RFI) et Reporters Sans Frontières, pour « complicité de complot contre l’autorité de l’État », a suscité une vague de réprobations. Même le Sénégal, qui a vu l’essor sous le régime d’Abdou Diouf de médias généralement indépendants, maniant avec professionnalisme la critique et l’enquête, a connu une certaine régression : outre l’emprisonnement, en 2004, du directeur du Quotidien, on a pu constater à la même période une augmentation des agressions et menaces contre les journalistes.
Il reste un constat d’évidence, mais qui n’est pas suffisamment souligné : partout la situation des médias épouse étroitement les contours de celle des droits de l’homme, et reflète le niveau de maturation politique. Raison pour laquelle la liberté de presse reste un indicateur commode de l’état des libertés publiques. Mais elle est bien davantage, parfois, lorsque les médias entretiennent le seul espace démocratique palpable, lieu d’expression du débat et des tensions sociopolitiques, entre deux occurrences de cet exercice fondamental de démocratie que sont les élections.
Nombre de démocraties ne sont, de fait, que des démocraties « à élections ». En dehors de l’animation électorale proprement dite, que reste-t-il ? Il reste les médias, pour entretenir le bouillonnement qui fournit au citoyen un mode de participation, au moins relative, à la vie de la Cité. La liberté de presse devient dès lors l’indice d’une démocratie a minima… Mais c’est précisément quand les médias remplissent une telle fonction, démesurée au regard de leurs capacités, que surgissent les difficultés. Où l’attention exclusive portée à la « liberté » d’informer et à son exercice peut masquer une toute autre scène.
Des médias libres… laissés à eux-mêmes
Un rappel rapide, pour situer la phase actuelle. La liberté de presse est venue, dans une bonne partie d’Afrique, avec la privatisation des canaux d’information. Il y avait eu pendant plusieurs décennies le monopole étatique, sans guère de brèches dans son édifice. Puis ce fut, au tournant des années 1990, l’apparition multiple des médias indépendants : le mouvement est caractéristique de l’Afrique francophone. Il a touché, de proche en proche, tout le continent.
Le milieu anglophone, lui, offrait une autre configuration, avec un secteur privé des médias qui avait largement survécu à la vague centralisatrice postindépendance. Mais où le monopole s’exerçait sur l’audiovisuel, et où la presse écrite restait sous surveillance. Avec le passage généralisé au multipartisme, le paysage des médias s’ouvre : dans certains pays, les journaux sont les premiers vecteurs de la contestation (Sénégal, Bénin, Niger, Mali sont exemplaires de ce point de vue), ailleurs ils profitent du relâchement de la contrainte. Tous sont aux avant-postes de la nouvelle politisation de la vie publique.
La liberté ainsi conquise ne va pas sans distorsions : les pouvoirs avaient commencé par tolérer la presse écrite, là où elle ne touchait qu’une frange étroite des urbains alphabétisés. Les résistances ont été plus grandes pour la radio qui a mis quelques années de plus à s’émanciper, mais s’est largement répandue jusque dans les régions rurales reculées, au point de devenir l’instrument par excellence de démocratisation de l’information (cf. La voix des sans-voix : la radio communautaire, vecteur de citoyenneté et catalyseur de développement en Afrique par Emmanuel Adjovi).
La télévision, elle, est restée sous contrôle autant qu’il était possible, et même lorsqu’elle se libère, ses capacités de production restent faibles. Dans certains cas, le secteur s’atomise, comme en République démocratique du Congo où règne un pluralisme télévisuel qui suscite de grandes inquiétudes (cf. Quand le pluralisme déraille, images et manipulations télévisuelles à Kinshasa parMarie-Soleil Frère). L’arrivée d’Internet conclut à la fin des années 1990 une révolution médiatique qui s’est effectuée en moins d’une décennie, sous le signe d’un libéralisme parfois débridé : titres de presse et radios ont envahi et saturé l’espace urbain, sans guère de garde-fous (cf. L’information africaine et Internet : une nouvelle configuration de l’espace médiatique africain par Thomas Guignard).
L’avènement rapide des lois sur les médias, dans la vague de création institutionnelle instaurant le multipartisme, a certes donné un cadre formel à la liberté, qu’il faudrait cependant ajuster à l’évolution constante du secteur. Mais il a fallu du temps pour instaurer des organismes fonctionnels chargés d’encadrer et accompagner le processus. On en est encore là aujourd’hui : aussi bien les instances de régulation, appelées à terme à se substituer à une tutelle gouvernementale peu adaptée, que les instances d’autorégulation nées à la fin des années 1990, ont à s’imposer et à définir le champ où s’exerce un métier des médias encore largement vécu par ses acteurs sur le mode informel.
Les difficultés sont grandes, on en trouve une illustration dans la quasi-impossibilité à instituer ou appliquer un mécanisme comme les conventions collectives, supposées fixer le statut des journalistes et leur conférer une assise matérielle. En face, l’État est un partenaire peu résolu, souvent sur la défensive, qui ne conçoit guère la communication comme un secteur à investir. Il ne sait intervenir qu’au coup par coup, lorsque ses intérêts sont jugés menacés : la police, une justice peu experte en ces matières, sont les adjuvants d’une « politique » de communication à peu près aussi tâtonnante que l’est l’État de droit.
L’horizon de la régulation
Ainsi lorsque se réunit, à Ouagadougou en juillet 2007, le réseau des instances de régulation de la communication en Afrique (Riarc), ses participants produisent des constats peu encourageants (cf. Le droit de la communication en Afrique : problématique et perspectives à l’heure de la convergence par L.-C. Boyomo Assala).
Erigés pour assurer un pilotage du secteur des médias, notamment audiovisuels, les divers hauts conseils de la communication et de l’information se heurtent pour la plupart à des écueils qui, de fait, mettent en cause leur raison d’être. À commencer par le manque d’indépendance (qu’il s’agisse des textes et du mode de désignation, comme de la pratique effective) et le manque de ressources, qui privent ces organismes d’une bonne partie de leur emprise réelle. Exception faite chez les francophones des instances du Bénin ou du Burkina-Faso, la plupart sont peu actifs : combien réussissent, comme le Conseil supérieur de la Communication du Burkina, à s’imposer comme un interlocuteur crédible mais aussi comme un animateur de l’ensemble du secteur, à étendre ses interventions à la presse écrite, à assurer monitoring régulier des médias et rappels à l’ordre en engageant des sanctions motivées, ou encore à s’aventurer sur le terrain de la convention collective, ou de la réglementation du secteur de la publicité… ? Sans parler de la prise en compte d’un domaine comme l’Internet, où l’on ne peut guère que faire assaut de rhétorique sur une « convergence numérique » face à laquelle les instances restent démunies.
Ensuite, la plus grande disparité règne quant aux mécanismes de fonctionnement et aux domaines et modes d’intervention, et l’échange d’expertise entre instances reste faible. Sans compter qu’une ligne de fracture apparaît entre anglophones et francophones sur leurs orientations générales, entre régulation des canaux (laquelle peut englober tout le secteur des télécommunications chez les premiers) et régulation des contenus, impliquant une fonction plus politique (1).
Les bilans ne sont pas meilleurs du côté de l’autorégulation. A la suite de l’expérience ivoirienne, initiée avec dynamisme en 1995, la phase de création en série d’organismes d’autorégulation, issus de la profession avec pour vocation première la promotion des règles déontologiques dans leur milieu, n’a pas débouché sur une réelle consolidation. Aujourd’hui des efforts de relance sont menés, avec l’appui de l’Organisation internationale de la Francophonie, pour tenter de réactiver le Réseau africain des instances d’autorégulation (RIAM). Mais les organes existants s’avèrent, à quelques exceptions près (Bénin en particulier), peu valides, victimes des divisions de la corporation et de l’absence parfois criante de moyens.
La faillite – nécessairement provisoire – de l’autorégulation (2), qui dérive directement de la faiblesse du monde associatif des médias, illustre les difficultés de structuration d’un secteur miné dans bien des pays d’Afrique francophone ou lusophone par la réalité économique : les médias ne constituent pas des entreprises de presse en tant que telles, capables de générer des ressources pérennes et de rétribuer leurs employés sur une base permettant leur professionnalisation. Dès lors les intérêts divergent, quand la corporation est marquée par l’instabilité et l’individualisme.
On a tout dit sur le manque de professionnalisme des médias d’Afrique, sur leur faible assise matérielle, sur la corruption et le mercantilisme qui prévalent jusque dans les organes de presse publics. On a tout dit sur leur dilettantisme, leur opportunisme et leur alignement partisan, là où l’information est éclipsée par la production d' »opinions », davantage destinées à servir des causes éphémères qu’à éclairer le public. On sait que le sensationnalisme et la diffamation y fleurissent, que les règles les plus élémentaires du métier de journaliste y sont bafouées, et qu’à l’abri des slogans sur la liberté de presse règnent souvent l’impunité et l’irresponsabilité. Ces reproches ne sont pas sans fondements. Ils servent d’arguments à la répression ou au contraire à l’indifférence et au laisser faire. Ils renvoient surtout à la difficulté à définir une règle du jeu, à désigner des arbitres respectés, à indiquer aussi un objectif.
La défense et la consolidation de la démocratie constitueraient cet objectif ultime, si toutefois existait un réel consensus sur le mouvement suivi par les sociétés africaines : un mouvement vers quoi ? Plus de démocratie ? Est-ce là l’horizon envisagé par l’ensemble des acteurs ? L’état même de la presse inspire, sur ce point, le doute, tant il est vrai que la santé des médias devrait, pour les observateurs avertis, refléter celle du corps social dans son ensemble.
Les médias comme objets culturels
Il est vrai aussi que la démocratie ne se décrète pas, qu’elle suit des voies complexes, et qu’on peut aussi mettre en doute la validité du modèle libéral-démocrate que porte une mondialisation dont il est admis qu’elle laisse très peu de marge d’autonomie aux plus faibles. Il est vrai enfin que la question des médias n’est pas, pour l’essentiel, à envisager séparément de la question entre toutes : celle de la culture. Laquelle impartit de formuler, par les divers moyens offerts à la créativité humaine, des réponses aux interrogations de fond : dans quel monde vivons-nous, dans quel monde voulons-nous vivre ?
On pourrait se risquer à analyser les médias comme des objets « culturels ». Que pourrait-on, même superficiellement, y discerner ? Tentons une réponse, d’abord d’un point de vue formel. Pour relever par exemple la faible attention portée à ce qui est avant tout, justement, une production d’objets : le souci esthétique est à peu près totalement absent de bien des paysages médiatiques. Maquette, écriture, organisation et équilibre des formes comme des « rubriques », côté presse écrite ; ou encore qualité sonore, rigueur et inventivité des contenus, maîtrise de la programmation d’antenne, versant audio. Même chose pour le traitement de l’image : la presse africaine ne se voit guère comme un « bel » objet, attrayant, de facture aboutie. Il y a comme une faillite du beau dans la manière dont leurs promoteurs perçoivent les médias ; tout comme il y a une négligence relativement à la méthode, aux us et coutumes et à l’exigence laborieuse qui fondent un « métier ».
On pourrait ne vouloir considérer que la fonction « première » des médias, consistant à délivrer des messages, un discours, où compteraient seules la validité et la rectitude de celui-ci. Mais ce serait vouloir ignorer que, dans ce secteur comme dans d’autres, ce qu’on appelle par commodité professionnalisme se fonde en grande partie sur la maîtrise de la forme et sur le savoir-faire, dans le respect des codes en vigueur (cf. Court-traité de journalisme…par Thierry Perret). L’absence d’intérêt pour le professionnalisme ainsi défini, comme pour l’aspect esthétique, trahit moins une incapacité qu’une toute autre perspective : on privilégie des visées stratégiques au détriment d’autres. Et il peut être banal de le constater, les médias africains ne sont pas usuellement conçus comme des produits, pouvant atteindre progressivement à une qualité industrielle ; mais comme de simples moyens, comme les relais d’une forme de socialisation, de positionnement. Ce qui se conçoit fort bien si l’on admet que les médias ne sont que des outils approximatifs mis à disposition d’autres intérêts : ceux des hommes politiques, ou de certains pouvoirs, économiques ou sociaux, surtout requis par des jeux d’influence et de pression et par l’urgence et l’instabilité de ceux-ci (cf. La presse ou l’anti-modèle économique, entretien avec Ibrahim Sy Savané par Ariane Poissonnier).
À un autre niveau, et si l’on poursuit dans cette logique, l’objet média pourrait donc être vu en Afrique comme un objet-relais, rarement comme un objet en soi. Objet-relais d’une forme d’appropriation de « signes », ou de symboles jugés gratifiants ou utiles à brandir : la liberté, la démocratie, le développement etc., mais sans véritable inscription dans les domaines concernés.
On cultiverait dans ce cas l’animation médiatique pour donner quelques gages à la vulgate universelle en vigueur, mais avec distance et comme si dans le fond personne n’y accordait d’attention primordiale. Ce serait une clé pour comprendre, par exemple, le navrant mode de couverture des séminaires et autres conférences à thèmes qui prévaut dans les médias : de telles manifestations sont généralement, en dehors des enceintes institutionnelles (telle l’assemblée nationale) et des rares grands événements collectifs, le lieu où s’entretient une sorte de culture de la démocratie ou du développement. Et c’est un symptôme, ces manifestations proviennent souvent d’initiatives extérieures (les bailleurs de fonds) où seul compte l’affichage d’une intention – la démocratie, le développement, la promotion des femmes…, tous ces sujets dont on parle -. Il semble, à consulter les journaux, qu’à aucun moment le journaliste chargé de la couverture le plus souvent formelle de ces mini événements n’ait à s’interroger sur la pertinence ou la vacuité de l’exercice, ni ne se préoccupe beaucoup de ce qui est échangé, dont il s’agirait de témoigner. L’objectif n’est pas là.
Même chose pour la culture : celle-ci constitue pour le journaliste, pour le média, un exercice obligé (couverture de festivals, de table rondes, d’expositions, etc., où généralement il suffira d’être présent à l’inauguration), en ignorant ce qui est ici proprement culturel, c’est-à-dire ce qui est matière de création, d’innovation, ce qui touche ou interroge. Accessoirement, la couverture de l’événement culturel sera tarifée, envisagée comme une action de promotion… ce qui illustre non seulement l’obligation pour l’entreprise de presse de faire feu de tout bois, mais aussi son indifférence à proposer au lecteur ou à l’auditeur un enrichissement culturel, comme à donner un écho à la production culturelle, quand celle-ci devrait être vue comme un bien commun (cf. Journalisme culturel, le parcours du combattant par Pascal Zantou).
Il faudrait ici laisser le champ aux anthropologues, aux sociolinguistes et bien sûr aux spécialistes de la communication, susceptibles de produire des analyses plus fines du phénomène médiatique que celles produites usuellement. L’université n’a, en Afrique, que peu de choses à dire sur l’émergence – dans un contexte si spécifique – des médias, et se contente souvent, pour ce que l’on sait, de réadapter sans grande invention, dans le jargon d’usage, le corpus généraliste des études de communication. Alors que l’enjeu serait d’arriver à comprendre ce qui, dans les formes d’acclimatation du processus démocratique en Afrique, peut instruire sur les voies suivies par les acteurs des médias (et les autres), en fonction de leur environnement global.
Évitons toutefois la tentation de ne voir dans le phénomène des médias africains d’aujourd’hui qu’une sorte de « bal masqué », où l’on s’ingénierait à détourner le discours médiatique normatif pour produire tout autre chose. Qu’il y ait jeu de rôles, faux-semblants et tactique, c’est sans doute une réalité. Que l’Afrique demeure un continent marqué par sa dépendance, et qu’elle n’ait pour cette raison d’autres possibilités que de « ruser » avec les modèles dominants imposés de l’extérieur, c’est un fait qu’il faut garder à l’esprit. Mais le phénomène médiatique ne se résume pas à ce point de vue négatif.
Les médias, miroirs et catalyseurs d’énergie sociale
Quelles que soient les réserves exprimées à l’encontre du nouvel ordre des médias, celui-ci a modifié en profondeur un paysage autrefois caractérisé par l’immobilité. On est entré dans la décennie 1990 dans l’ère du mouvement, et qui mieux que les médias ont pu illustrer celui-ci ? L’irruption par dizaines, par centaines, de journaux, de radios, puis de sites Internet, a au moins témoigné d’une créativité débordante, au point que les médias ont constitué à certaines phases un des secteurs économiques générant le plus d’emplois nationaux, certes précaires, mais constamment renouvelés et offrant une fluidité sociale sans guère d’équivalent. Ce dynamisme a eu bien sûr son revers : bien des diplômés de l’enseignement supérieur sans débouchés ont trouvé à s’employer plus ou moins durablement dans les médias, où ils apportaient plus de disponibilité que de talents, accroissant sans cesse la masse des journalistes sans qualification et souvent sans vocation.
On aurait tort, d’autre part, d’oublier quelle fut la contribution décisive des journalistes à l’animation du débat politique quand celui-ci sortait des limbes. Et en dépit des déconvenues, cette fonction reste essentielle. Sans remonter très loin dans le temps, on rappellera qu’il n’y aurait peut-être pas eu d’alternance politique au Sénégal (en 2000) sans l’action multiforme menée par les journaux et les radios dans la période électorale.
La presse « a permis aux acteurs sociaux de connaître, d’être informés quasiment en temps réel, et par ce biais de contrôler le pouvoir et le déroulement des élections… elle a crédibilisé le scrutin », rappelait dans une contribution en 2005 le journaliste Madior Fall, du groupe Sud Quotidien. Lequel cite son confrère Abdoulaye Ndiaga Sylla lorsque celui-ci insiste sur l’ouverture du débat politique, par le truchement de la presse, aux points de vue contradictoires : « la contradiction est un élément fondamental dans le débat démocratique. Elle permet de confronter les idées et d’aboutir à un consensus. » La presse serait même, soulignent bien des commentateurs, « le seul véritable contre-pouvoir », au Sénégal ou ailleurs, ce qui ne va pas sans aiguiser les critiques formulées à son encontre.
Elle est aussi un miroir tendu à la société et ne manque pas de facettes pour témoigner sur celle-ci. L’enquête est l’exercice noble, par où les journalistes aident à déceler les mécanismes parfois obscurs de la société : ce sont des journalistes, qui du Nigeria au Sénégal, ont dévoilé les réalités mortifères de la prison ou de l’hôpital, où une société refuse souvent de s’observer. Qui ont traqué certains scandales politico-financiers de grande envergure (on se souviendra du détournement de l’aide européenne en Côte d’Ivoire, sous le régime d’Henri Konan Bédié, ou des affaires de même nature publiées au Kenya lorsque le pays figurait sur la liste noire de la corruption internationale).
Mais il faut évoquer aussi les marges et leurs créations pleines de hardiesse : la presse satirique a connu en Afrique une expansion significative en exploitant la verve et l’acuité dont le discours médiatique est ordinairement dépourvu ; et à ses côtés le dessin de presse a rempli un office rarement souligné à sa juste valeur. Évoquons la figure du « Gorgoorlu » sénégalais, ce personnage voué à la débrouillardise, véritable emblème du petit peuple « conjoncturé » ; ou les tribulations célèbres, dans les colonnes du Mail & Guardian d’Afrique du Sud, de Madame and Eve, où à partir de 1992 étaient traquées avec humour et subtilité les ambiguïtés du nouvel ordre interracial post apartheid (cf. Presse satirique africaine : entre aridité politique et sécheresse économique par Damien Glez).
Les médias, rappelons-le encore, ont libéré la parole, et pas seulement celle des journalistes : la floraison de contributions d’opinion dans la presse écrite, comme le succès populaire des émissions d’intervention directe (talk-shows) à la radio le démontrent amplement (cf. Économie de l’insolence et de la prise de parole populaire sur les ondes ougandaises par Florence Brisset).
Cette parole, souvent peu maîtrisée, est toutefois un indice de l’énergie qui circule dans la société, comme de ses frustrations. Elle peut être instrumentalisée par les intérêts politiques comme par les divers lobbies, et l’on a pu constater, pour s’en inquiéter, comment des mouvements religieux d’obédiences multiples investissaient, en l’absence de tout contrôle, les médias notamment audiovisuels (cf. article déjà cité sur la RDC par M.-S. Frère). Les sectes, mais aussi tout l’éclectique des « guides » spirituels à la représentativité peu évidente, y font ouvertement du prosélytisme, n’hésitant pas à s’acheter des temps d’antenne, en étant assurés de la bénédiction de responsables de radios sans ressources, et de la passivité des instances de contrôle.
Mais la fièvre radiophonique a aussi essaimé loin des villes : les radios communautaires, ainsi désignées faute de mieux tant leur typologie est indécise, ont réussi à créer du « lien » social en milieu rural, là où les moyens de communication font cruellement défaut. Leur proximité avec le public, leur ancrage dans un terroir les mettent aussi à l’abri, constate-t-on, de bien des dérapages déplorés dans le foisonnant paysage urbain. C’est de cet aspect crucial dont témoigne ici Emmanuel Adjovi (cf. La radio communautaire, vecteur de citoyenneté et catalyseur de développement en Afrique).
Presse et responsabilité : un débat qui engage l’ensemble du corps social
On pourrait longtemps décliner de tels exemples. Les médias seraient-ils donc à considérer pour le meilleur comme pour le pire ? L’avènement du privé et de son dynamisme dans une sphère qui fut celle d’un État omniscient et, au moins dans ses années tardives, plutôt annihilant, ne doit pas seulement réjouir les tenants du libéralisme. Il induit et illustre un nouveau cours des choses où tout reste ouvert, et où le désordre est toujours relatif : relatif aux stratégies des acteurs sociaux, eux-mêmes aux prises avec les mutations de sociétés trop longtemps étouffées. De ce fait, il n’est pas très productif de faire observer que le milieu des médias peut engendrer des monstres : des radios « mille collines » sont, comme au Rwanda, ou comme on l’a craint à un autre degré en Côte d’Ivoire, potentiellement dans l’ombre de tout système médiatique. Les grands systèmes totalitaires édifiés au XXème siècle l’ont amplement démontré.
Les médias peuvent être des véhicules de haine et d’exclusion, la chose doit être entendue, ils peuvent être des instruments de dislocation, et un aspect au moins est clair : pour ceux qui savent observer, les médias sont les premiers lieux, sortes de buttes témoins, où peuvent se déceler les indices de cette dislocation comme de tout mouvement de fond. Voilà pour encourager à la vigilance. Mais celle-ci ne doit pas s’arrêter aux frontières des médias. Car on fait porter à ceux-ci, on prête aux journalistes une responsabilité qui de toute évidence devrait être partagée par tous : la « régulation » médiatique qu’on entend souvent réclamer n’est-elle pas une œuvre commune ? N’est-ce pas à la société dans son ensemble de se réguler ? La preuve en est que des institutions spécialisées existent, que des interventions – parfois massives – auprès de celles-ci des bailleurs de fonds extérieurs sont signalées depuis des années, et que la régulation ne progresse guère, pas plus au demeurant que d’autres mécanismes de la gouvernance et de l’État de droit. Voilà qui devrait fournir assez d’enseignements sur la nécessaire prise en compte d’un enchevêtrement sociopolitique qui excède de beaucoup la seule catégorie de ceux qui fabriquent les médias. Où sont impliqués, pêle mêle, hommes politiques en vacance de postes et de prestige, responsables économiques plus ou moins faiblement sollicités par l’intérêt commun, acteurs sociaux parfois opportunistes, comme ces vastes pans de la société qui ont fait de l’inertie un de leurs moyens spontanés de défense contre les évolutions en gestation, lorsqu’il ne s’agit pas de se replier sur le communautarisme ombrageux ou une spiritualité morbide. Toutes ces attitudes ont leur retentissement dans un milieu, celui des médias, qui n’est pas un isolat pour l’expérimentation, fût-elle démocratique.
Cette observation a des conséquences importantes. La plus notable est qu’il conviendrait de relativiser l’impact des interventions engagées sur le seul terrain médiatique. On en a une illustration avec les nombreux programmes d’appui au développement des médias, mis en œuvre depuis plus d’une décennie par les bailleurs de fonds, sans effet palpable. Toutes les recettes ont été essayées tout à tour, ou en même temps : de la formation continue des journalistes à leur sensibilisation tous azimuts aux questions de déontologie, on est passé à des approches ambitieuses visant la « structuration » du secteur (appui à la régulation et l’autorégulation, notamment). Le summum de ces interventions a été atteint avec quelques programmes de grande ampleur actionnés par l’Union européenne dans des contextes déjà problématiques (Tchad, Côte d’Ivoire par exemple), qu’on n’ose dire totalement improductifs, même si c’est globalement le cas.
La bonne volonté des partenaires extérieurs s’est appesantie ces dernières années sur les pays en crise ou en « sortie de crise », spécialement dans la région des Grands Lacs. L’exemple de la République démocratique du Congo pendant la période de transition suffirait à démontrer le peu d’effectivité de ces engagements, considérables en termes financiers, dans des programmes médias multiformes. Il suffisait ainsi d’observer le comportement unanimement critiqué des médias congolais, pour beaucoup restés aux mains des forces politiques, durant la phase électorale de 2006. Symbole (très soutenu) de cette implication forte dans le secteur des médias, la Haute autorité des médias (HAM) a œuvré autant qu’il lui était possible en multipliant les injonctions à l’égard des organes de presse accusés de « dérives racistes » et d’incitation à la haine tribale, sans parvenir à faire respecter ses avis. Et la régulation a fini en… flammes, avec le saccage et l’incendie des bureaux de la HAM à Kinshasa, deux jours avant les élections du 27 juillet 2006. « Les journalistes congolais se sont conduits en propagandistes des candidats, jetant à la poubelle tous les principes qui gèrent leur profession », déclarait alors Modeste Mutinga, son président, laissant paraître son découragement.
Ceci montre du moins les limites du volontarisme, appliqué aux médias, quand par ailleurs le contexte est hostile à toute transformation en profondeur du secteur. C’est évident en situation de crise ; c’est vrai également en situation apaisée : les médias baignent dans leur milieu et ne peuvent être à eux seuls des vecteurs de démocratie ou de paix. Leur structuration « par le haut », ou par le biais d’initiatives isolées, risque de ce fait d’être parfaitement illusoire. Il vaudrait mieux prôner une approche attentive et modeste pour déceler, quand elles existent, les évolutions sui generis méritant d’être accompagnées… sur le long terme. La difficulté étant spécialement de s’inscrire dans la durée, qui n’est pas celle de la mise en œuvre des programmes internationaux.
Sur le terrain de la formation
On le constate avec une question aussi complexe que celle de la formation des journalistes. Celle-ci est partout jugée défaillante ou inexistante, et fait l’objet d’appels répétés à l’aide, en particulier des journalistes eux-mêmes. La réponse à ce défi ne peut relever d’actions parcellaires, telles les proliférantes formules de « formation continue » et autres offres de spécialisation qui se sont répandues toutes ces dernières années avec l’onction des partenaires au développement. Utile dans certains cas bien circonscrits, la formation continue ne peut s’appliquer globalement à un corps de journalistes ou de techniciens de médias ne possédant ni formation de base, ni un niveau adéquat – les organes de presse ne pouvant par ailleurs, étant donné leur mode de fonctionnement déficient, assurer l’apprentissage « sur le tas » requis. Tout le monde semble accepter aujourd’hui, après quelques années de flottements, l’idée que la formation initiale des journalistes est une priorité et qu’elle peut permettre de parvenir, très progressivement, à diffuser du savoir-faire dans un métier qui en est plutôt dépourvu.
Celle-ci, toutefois, s’inscrit dans un processus long et complexe, et relève par excellence du domaine d’intervention qui devrait être celui de l’État : une politique de communication cohérente commencerait là. Tous n’en voient pas la nécessité, peu d’États envisagent encore de dégager des ressources et de concevoir une stratégie adéquate, rendue au surplus délicate étant donné l’état de l’institution universitaire. Des modèles d’écoles pour les médias, rarement reproductibles tels quels d’un pays à l’autre, existent toutefois : du Niger au Sénégal, du Cameroun à la Côte d’Ivoire (et les anglophones, ici encore, ont une coudée d’avance), les solutions existent pour relancer une offre de formation valide, qui peut aussi trouver à se déployer par des partenariats public-privé ayant fait leurs preuves dans d’autres domaines.
Les bailleurs de fonds, longtemps rétifs, commencent à s’y intéresser, sans bien savoir comment s’impliquer (3). On évoque alors la mise sur pied de pôles d’excellence régionaux, en oubliant cependant que ce schéma valable pour les médias dans les années post-indépendance, où des besoins en formation réduits étaient comblés par les grands centres sous-régionaux de Dakar ou Yaoundé, n’est plus adapté à la demande.
De la liberté nous en sommes venus à la formation. Ce n’est qu’un détour pour faire coïncider l’exigence de liberté avec celle de responsabilité, réclamée si instamment aux journalistes et aux médias. La question de la formation (muscler la tête…) fait revenir aussi à celle de l’organisation du corps de la presse : la constitution d’une corporation homogène, parlant d’une même voix, susceptible d’en appeler aux autorités pour ouvrir, entre autres, le chantier de la formation, est sans doute une étape nécessaire. Un test sera fourni de cette capacité à se rassembler au travers des négociations autour de l’adoption de conventions collectives. Des tentatives de relance de cette dynamique se constatent dans les pays francophones (spécialement Côte d’Ivoire, Burkina).
On aura essayé de démontrer que la quête de responsabilité implique l’ensemble du corps social, lequel devrait s’acclimater à l’idée que toute société a les médias qu’elle mérite. Dans ces conditions, l’émancipation des médias africains est encore à venir. Elle passera nécessairement par une émancipation culturelle dans laquelle on considérerait avec la gravité requise la question des médias, au lieu de les maintenir dans un statut de marginalité batailleuse.
Comment ainsi ne pas s’étonner de la faible présence de cette figure si moderne, si controversée, du journaliste dans les œuvres de création d’aujourd’hui en Afrique ? En littérature, au théâtre, au cinéma, le journaliste a souvent servi de personnage révélateur, de « médiateur » par excellence d’histoires et de situations. La légende de la presse, en Occident, a pris racine dans ce terreau de la fiction, qui renvoyait l’image fondatrice du héros journaliste comme d’un aventurier voué à l’indiscrétion créatrice, rebelle aux pouvoirs, résistant aux vérités toutes faites, défenseur enfin des faibles et des « sans-voix ». Il manque encore à l’Afrique sa légende de la presse, alors que les figures inspiratrices ne manquent pas, de Christina Anyanwu (au Nigeria), à Norbert Zongo ou Geoffrey Nyarota (Zimbabwe).

1. La réunion de Ouagadougou sur la régulation de la communication a vu la création d’un nouveau réseau, celui des instances francophones (REFRAM), soutenu par l’Organisation internationale de la Francophonie. Alors que le RIARC peine à fonctionner, la perspective serait dans un cadre plus restreint de favoriser les échanges entre institutions au profil plus homogène. Au risque de creuser les différences d’approche entre domaines linguistico-politiques qui, de fait, existent déjà. Les réserves des Francophones, quant à l’approche de la régulation chez leurs collègues anglophones, n’est pas de pure forme : l’instance sud-africaine, l’ICASA (Telecommunications Regulators Association of Southern Africa), s’est trouvée au cœur de vives polémiques sur la confusion d’intérêts entre l’instance et le secteur privé des télécommunications, et sa présidente a dû démissionner.
2. L’autorégulation n’est guère en meilleure situation côté anglophone : peu de « conseils de presse », à l’exception peut-être de celui de Tanzanie, lauréat en 2003 du prix Free media pioneer décerné par l’Institut international de la Presse (IIP), ont témoigné d’une activité remarquable.
3. Les bailleurs de fonds, au demeurant, se montrent souvent prisonniers de schémas : comme celui de la primauté à accorder à la radio en Afrique, alors que l’histoire récente prouve en Afrique que la presse écrite, quelque faible soit sa diffusion, a été un facteur historique de l’avènement du pluralisme, et reste le principal outil d’information, de débat et de confrontation d’idées quand cette fonction est correctement remplie. Il reste à en convaincre des observateurs non dénués d’imagination qui envisagent quant à eux, à l’heure d’Internet, une disparition pure et simple de la presse…
///Article N° : 7091

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