Piniang : « Nous sommes devenus des consommateurs d’horreurs »

Entretien de Virginie Andriamirado avec Piniang

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Jeune plasticien sénégalais, Ibrahima Niang, dit Piniang, qui ne conçoit pas la création sans une forme d’engagement, aborde dans son œuvre le traitement de l’actualité pour en dénoncer les partis pris et les dangers.

Deux trous béants, exorbités, dévorent les visages réduits à leur plus simple expression. Les regards sont vides, consumés par l’horreur de ce qu’ils voient. Une barre de souffrance traverse horizontalement le bas du visage : bouches tour à tour cousues ou hurlantes, elles disent l’étouffement des hommes, victimes ou bourreaux, de toute façon voués à une mort violente.
« No war, no news » et « Actualité en brèves », tels sont les titres éloquents dont sont tirés les détails de ces tableaux. Ils résument à eux seuls le piège dans lequel les médias et leur public se sont enfermés. Il dit notre dépendance à l’actualité, assoiffés que nous sommes des images sélectives d’un monde dont le bruit nous parvient en échos à travers journaux, radios et écrans, supports essentiels de notre rapport à lui. C’est à ce constat que nous convie cette série de tableaux composés par le jeune plasticien sénégalais Piniang.
« No war, no news »
Piniang construit tranquillement son œuvre dans son atelier situé dans la demeure familiale du quartier liberté V de Dakar. Diplômé des Beaux arts de Dakar en 1999, il a fait partie de la même promotion que ses compères Samba Fall et Mohamadou N’Doye Doots, jeunes plasticiens ayant acquis une certaine reconnaissance dans le petit monde du marché dit de « l’art africain contemporain ». Avec eux et d’autres plasticiens, Piniang avait fondé un collectif pour fédérer projets individuels et communs, et se serrer les coudes – face à la démission des pouvoirs publics – dans l’entre deux de la Biennale de Dakar.
Comme pour une partie des plasticiens sénégalais de sa génération, la vidéo est pour Piniang un matériau familier naturellement présent dans ses installations et parfois à l’origine de ses compositions picturales, comme c’est le cas pour No war, no news. Il a complété sa formation aux Beaux Arts par un passage – entre 1998 et 2000 – au studio Pictoon de Dakar, premier studio d’animation africain (1). Pour lui, la peinture et la vidéo sont complémentaires. Prolixe, il mixe les médiums comme il l’avait fait avec l’installation Sakou Walla Boutel, sélectionnée à la dernière biennale de Dakar et primée par le jury de la Fondation Blachère. « Je pense qu’il n’y a pas de rupture entre les médiums. Je suis un plasticien qui fait de la vidéo et un vidéaste qui fait de la peinture. Je travaille dans une symbiose assez forte entre ces différents supports. Quand je peins, je fige l’image et quand je filme, je donne vie aux images ».
Les films d’animation réalisés par Piniang et son collectif sont fortement reliés au monde dans lequel ils évoluent, abordant des thèmes régulièrement présents dans l’actualité, tels que la tradition confrontée au monde moderne, l’islam, la pollution environnementale, la question des réfugiés, les enfants des rues ou encore l’anarchie urbaine. La liberté et la pertinence avec laquelle les jeunes vidéastes sénégalais ont su s’emparer de ces sujets permettent d’offrir un regard non formaté sur le monde dans lequel ils évoluent ou sur celui dont les échos leur parviennent par le biais du petit écran ou des journaux. Echos qu’ils se réapproprient dans une approche artistique et critique qui donne à voir et à entendre des paroles d’artistes lucides quant au pouvoir de manipulation et de récupération des médias.
Piniang cherche à travers son œuvre à interpeller le public sur ce que les images du monde renvoient, notamment aux Africains, et sur les dangers que ce phénomène comporte quant à leur rapport à eux-mêmes, mais aussi à l’histoire ancienne et contemporaine de leur continent.
Comme le souligne Afang Sarr, membre du collectif, auteur en 2004 d’un documentaire sur les arts plastiques au Sénégal, « les artistes ont le devoir de produire leurs propres images. Ils doivent proposer quelque chose à partir de là où ils vivent et tout faire pour que leur œuvre se socialise (…). L’enjeu est important, l’art est un moyen extraordinaire d’éduquer, d’éveiller les consciences, ce qui n’arrange pas forcément les pouvoirs publics de ce continent » (2).
Cet enjeu, Piniang en fait son moteur de création. Pour lui l’acte de création prend sa source dans le fait de mettre en œuvre – dans tous les sens du terme- une proposition. « Un artiste doit faire passer quelque chose, dire les choses à son public. Nous vivons sur un continent confronté à de nombreux problèmes. Nous ne pouvons pas les oublier et nous contenter de créer pour la beauté du geste. Je cherche à rendre mes œuvres accessibles, en refusant de m’enfermer dans un univers hermétique. Quand j’invite les gens à voir mon travail, je suis dans le partage. Je veux les toucher parce qu’il leur parle d’eux » (3).
Consommateurs d’horreurs
No War, no news et Actualité en brèves traitent de la question de l’actualité et notamment de son traitement sous forme de brèves, de dépêches défilant en boucle, dont le déroulement continu investit le quotidien de chacun. Ces toiles, composées en bandes horizontales ou verticales, évoquent à la fois la trame d’une bande dessinée et celle d’une pellicule de film. Elles sont avant tout le fruit d’un travail graphique à la fois spontané, dans le rythme contenu par la succession d’images, et méticuleusement construit, plan par plan, à l’image de cette vidéo de trois minutes, portant le même titre, réalisée par l’artiste en 2003 et primée au Festival du film de quartier.
Les toiles de Piniang reprennent à leur compte les clichés d’actualités, recomposés par des collages réalisés à partir de coupures de journaux récupérés et de dessins, évoquant parfois l’approche de Basquiat. Elles restituent – non sans dérision – des scènes souvent violentes, imprégnées de combats et de mort, à l’image de celles sans cesse ressassées par l’actualité.
Le trait est simple, presque schématique. L’accent est mis sur le corps souvent réduit à un membre (le visage ou la main) disproportionné. De cette démesure surgit l’expression, l’émotion et la violence contenues dans ces corps qui appellent, s’accrochent, se débattent ou s’entretuent.
La déclinaison de tons délavés, tels les gris, ocres, beiges ou marrons, dans lesquels se fondent les coupures de presse, est rythmée par l’intensité des couleurs rouges, noires, bleues, ou jaunes projetées sur le tableau comme par effraction. Les toiles sont saturées, graphitées par la densité de composition graphique qui orchestre une cacophonie picturale faisant directement écho au foisonnement des images de l’actualité. Ça et là, survenant comme des éclairs de sens détourné, des bribes de mots ou de phrases découpées dans les journaux : Tchéchénie l’Horr, solidarité, zoom, l’urgence silencieuse, le secret des juges, solidarité, accès… Autant de mots, autant de termes que l’on devine parfois plus qu’on ne les lit, vidés de sens à force d’être galvaudés. Disséminés dans les tableaux comme des cris s’élevant de toute part, ils ne sont plus ni bavards ni verbeux, mais détonateurs d’un univers qui explose sur la toile.
En cherchant à créer une atmosphère « télévisuelle » à travers un défilé de bandes, déterminées par des lignes structurées, l’artiste montre que les informations sont traitées de telle sorte que les images qui nous parviennent nous paraissent fictives. « C’est comme si au fond, nous n’étions pas concernés par ces images. L’information reste virtuelle et l’on devient dépendant des horreurs qu’on nous montre à travers les médias comme on peut l’être d’une série télévisée. Nous sommes devenus des consommateurs d’horreurs » (4).
De même, l’artiste dénonce la façon dont l’actualité formate les regards que l’on peut avoir sur la réalité, attisant par là même les malentendus et les à priori. « Je suis musulman. Les musulmans sont le plus souvent présentés de façon violente dans les médias, ce qui fait que les non musulmans pensent que notre religion est violente. La presse met en avant des images négatives que nous avalons sans réfléchir. Si on achète un journal qui ne parle pas d’horreurs, on pense qu’il n’y a rien d’intéressant. Avec mon travail, j’invite les gens à se poser des questions et à prendre du recul par rapport aux fléaux générés par l’actualité » (5).
En abordant la question du traitement de l’actualité, l’artiste nous montre comment nous sommes manipulés par les images que le monde nous renvoie, bien souvent en décalage avec d’autres réalités, celles du quotidien, souvent difficile, mais aussi empreint de forces vives qui, chaque jour, notamment en Afrique, déjouent et font reculer les pronostics les plus macabres. Non dépourvus d’humour, les tableaux de Piniang invitent tous les publics – du Nord comme du Sud – à plus de vigilance dans leur rapport à l’actualité. Ils les appellent à s’interroger sur les traces que celle-ci laisse en eux, conditionnant le regard sur soi-même, sur la société dont ils sont issus et sur le reste du monde, qu’ils croient à tort apprivoisés par la toute puissance des images. Dans l’une de ses toiles, comme rescapés d’une poursuite effrénée, courent laconiquement les mots « Blablablablabla« . Sommes-nous prêts à les retenir ?

1. Le studio Pictoon a été fondé en 1998 par Aida Ndiaye, femme d’affaire sénégalaise, et Pierre Sauvalle, dessinateur camerounais formé à Paris qui en est le directeur artistique. Seul studio d’animation africain produisant des séries télévisées et des longs métrages, il a récemment sorti « Kabongo », première série – de 13 épisodes – entièrement réalisée en Afrique racontant l’histoire d’un Africain mystique et de son singe qui parcourent le monde.
2. Propos recueillis à la biennale de Dakar, mai 2004 (cf. article Dak’art 2004 : Effet de mise en abîme par Virginie Andriamirado, publié le 10/09/2004)
3, 4, 5. Propos recueillis dans l’atelier de Piniang, à la Biennale de Dakar, mai 2006
///Article N° : 7118

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