L’Afrique à Venise, et après ?

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La 52e édition de la Biennale d’Art Contemporain de Venise s’est ouverte le 10 juin dernier, accueillant, pour la première fois depuis sa création en 1895, un Pavillon Africain. Conçu par Fernando Alvim et Simon Njami, « Check-List Luanda Pop » puise dans la Collection Africaine d’Art Contemporain Sindika Dokolo. Christine Eyene revient sur la tardive inclusion de l’Afrique à ce grand rendez-vous du monde de l’art, ainsi que sur les choix artistiques d’une exposition réalisée sur fond de polémiques.

À en croire Internet, il y aurait davantage à écrire sur les circonstances dans lesquelles l’Afrique s’est vue invitée à la 52ème Biennale de Venise que sur l’exposition en elle-même. Confrontant partisans et opposants de ‘Venise’, les débats et forums actifs sur le net ont eu pour effet d’évacuer toute réflexion portant, à proprement parler, sur la création africaine.1 « Check-List Luanda Pop », le projet de Fernando Alvim et Simon Njami, sélectionné par un jury2 présidé par Robert Storr – directeur artistique de la Biennale de Venise – s’apprécie sur deux registres: son concept, étayé par une série d’essais signés par Alvim, Njami et Dokolo, et les choix artistiques censés donner corps aux problématiques soulevées.
Peu de temps avant l’ouverture de la biennale, trois textes furent diffusés par le service presse du Pavillon Africain, en vue de poser les jalons d’une exposition se voulant manifeste. Mais dès les premières lignes, se pose une question fondamentale. Le discours ne définit clairement ni les « modes ou conventions établies » avec lesquels il affirme rompre, ni les moyens par lesquels l’exposition, en tant qu' »espace de réflexion, de confrontation et de proposition », atteint cette rupture. En d’autres termes, en quoi « Check-List » diffère-t-elle radicalement des tendances actuelles? Qu’y est-il dit de plus qu' »Africa Remix » ou la Triennale de Luanda n’aurait déjà exploré? Ni les écrits des organisateurs, ni la visite de l’exposition ne sont véritablement concluants.
Dans « Check-List. Une réflexion sur quinze années d’art africain contemporain à travers le monde », les commissaires reviennent sur les origines de « ce que l’on appelle art africain contemporain », et citent deux événements majeurs. « Ethinicolor », festival coordonné à Paris en 1987 par la future équipe de Revue Noire, ainsi que « Art from South Africa », présentée en 1990 par David Elliott (co-commissaire d' »Africa Remix »), alors directeur du Musée d’Art Moderne d’Oxford. Mais la sélectivité de ce rappel historique s’affirme lorsque Revue Noire est présentée comme le magazine qui change « d’emblée » la perception du monde sur la création africaine, qu' »Africa Remix » – dernier grand panorama en date – apparaît comme « le point culminant » de l’histoire des expositions d’art africain, alors que les initiatives du Forum for African Arts à Venise en 1999 et 2001 sont loin d’être appréciées à leur juste valeur.
Il est tout à fait fondé et légitime que les commissaires rappellent le rôle déterminant qu’ils ont personnellement joué dans la reconnaissance de la contemporanéité africaine. Cependant, si l’on observe l’histoire dans ses faits, la présence africaine à Venise, assurée par un commissariat africain – hormis le Pavillon Egyptien et une brève présence sud-africaine – remonte à « Authentic/Ex-Centric » de Salah Hassan et Olu Oguibe. Accompagnant cette exposition, le catalogue fournit un certain nombre de textes de référence, engageant art africain et histoire de l’art sur le terrain du conceptualisme. Une approche s’inscrivant dans une série de manifestations internationales parmi lesquelles, pour ne mentionner que celles d’Okwui Enwezor, on compte la Biennale de Johannesburg (1997), « The Short Century » (2000), et la Documenta 11 (2002). Cette précision a toute son importante en ce sens que les projets cités ont eu pour conséquence d’ancrer un discours théorique sur des bases contemporaines qui faisaient défaut aux interprétations que générait l’art africain. Ainsi, lorsqu’Alvim et Njami déclarent « l’ouverture officielle de la biennale à l’Afrique [un]moment idéal pour faire le bilan prospectif et critique de la création africaine » et disposer aujourd’hui « des moyens d’accomplir ce travail nécessaire à un moment crucial de l’histoire de l’art », ils nous mettent dans l’attente d’un discours conséquent. Or, l’exposition n’offre aucune proposition de ce genre. Le visiteur « est invité à regarder les œuvres et leur mise en scène pour ce qu’elles sont et non pas pour ce que l’on voudrait qu’elle fussent. »
Se satisfaire de l’adage selon lequel l’œuvre d’art parlerait d’elle-même, c’est oublier qu’un manifeste artistique se doit d’être porteur d’une révolution d’ordre esthétique ou conceptuelle. Sur ce registre, « Check-List Luanda Pop » nous laisse sur notre faim. Si ce n’est, bien sûr, que le manifeste en question se joue sur l’acte politique que constitue la présence à Venise d’un projet entièrement africain. « Check List, disent ses commissaires, est une réflexion sur la manière de collectionner ». Il faut effectivement saluer l’existence de la Collection Africaine d’Art Contemporain Sindika Dokolo, qui vient occuper un terrain acquis à la Collection d’Art Africain Contemporain (CAAC) de Jean-Christophe Piggozzi. Paradoxalement, c’est justement son statut privé, alors même qu’elle avait été sélectionnée pour le Pavillon Africain, qui a valu le retrait, avec accord de Robert Storr, d’une subvention de 100.000 dollars promise par le MoMA au vainqueur de l’appel à propositions. L’équipe de la Fondation Sindika Dokolo fut donc chargée de trouver, à trois mois de son inauguration, les fonds nécessaires à la réalisation du pavillon. Et, alors que l’on s’attendait à voir figurer dans la liste des partenaires les noms d’habituelles institutions européennes, « Check-List » est uniquement financée par l’Angola. Cette indépendance de l’Afrique vis-à-vis des bailleurs de fonds du Nord, l’identité africaine de la collection, sa localisation en Angola, font de cette première participation officielle à la Biennale de Venise un événement historique.
Mais une exposition, se juge avant tout par un choix d’œuvres et une scénographie. Et le Pavillon Africain n’entend pas échapper pas à la règle. « Check-List Luanda Pop » est présentée à l’Artillerie de l’Arsenal, mariant trente artistes de renom, ainsi que de nouvelles signatures. L’espace d’exposition est divisé en deux parties comprenant une section principalement dédiée à l’art vidéo, exceptés Manrojas (2006), série photographique de Ndilo Mutima et Seven Deadly Sins (2006), installations lumineuses de Kendell Geers. Le second espace comporte des installations, de la peinture et des photographies.
Dès l’entrée, le visiteur est accueilli par une surenchère de projections, à l’image d’une Afrique en prise avec la technologie numérique. Mais, ceci au prix d’un assourdissement ne permettant pas une pleine immersion dans l’espace de chaque vidéo. À l’inverse, les installations et images fixes sont agencées de manière aérée, permettant une agréable circulation autour des œuvres.
Comme il l’a été signalé, l’exposition n’est centrée sur aucun thème précis, hormis l’ambition de présenter « le panorama le plus signifiant de la création africaine d’aujourd’hui ». L’absence de fil conducteur, ainsi que le caractère disparate des œuvres a fait dire qu’une telle exposition ne pouvait, à elle seule, être représentative de tout le continent. Ceci, les commissaires ont montré en avoir pleinement conscience à la conférence de presse. Njami ne declarait-il pas à plusieurs reprises: « Je ne sais pas ce que c’est que l’Afrique. Expliquez-moi ce que c’est que l’Afrique! » De même, ils ont choisi d’adopter une définition ouverte de « l’Afrique ». « Luanda Pop », fraction du titre choyée par le collectionneur, est d’ailleurs « une métaphore pour nommer cette soif de s’inscrire dans le monde. Il ne s’agit pas, écrit Njami, de circonscrire ce mouvement dans une géographie particulière ».
C’est ainsi que se justifie la présence d’un Basquiat, figure emblématique de la scène new-yorkaise des années 80, et de son mentor, Andy Warhol, dont la lithographie Mohammad Ali (1978), à l’interstice du portrait et du miroir, symbolise à la fois la fierté de la diaspora noire tout en évoquant une identité africaine définie au-delà des limites d’un continent. Mais à défaut de contextualisation, cette interprétation fut difficilement perçue. D’aucuns furent peu convaincus par l’inclusion de ces deux artistes dont la présence a été vue comme une intention de valoriser plus encore la collection Dokolo.
Lors de la présentation du pavillon, Olivier Sultan, directeur du Musée des Arts Derniers, a très justement remarqué la prédominance des artistes angolais. Il est vrai que, s’il est un nouveau regard sur le monde, celui-ci est porté au travers d’une perspective angolaise. Et, alors que s’étiole le concept de pavillon national, cette dernière constitue la trame la plus cohérente de l’exposition. L’Angola, au sortir de près de trente ans de guerre civile (1974-2002), reconstruit tant son infrastructure et que ses ressources culturelles. Et, les jeunes angolais présentés dans le Pavillon Africain, jouent un rôle majeur dans ce nouvel élan intellectuel. Ils se nomment Ihosvanny, Kiluanji Kia Henda, Nastio Mosquito, Ndilo Mutima, Yonamine, et explorent le vaste champ créatif offert par les nouvelles technologies. Leurs travaux font renaître certaines des disciplines détruites la par guerre. Il s’agit, entre autres, du septième art avec The Best of the Best (2007), installation de Yonamine constituée d’affiches de films; et du théâtre avec Manjoras (2006) de Ndilo Mutima, photographies d’une répétition de la pièce du même nom, créée par le dramaturge angolais Rogério de Carvalho. Ces œuvres font appel à divers registres culturels – linguistiques, littéraires, historiques – qu’il aurait été pertinent de mettre en lumière. Ceci d’autant que sur trois interventions publiques (le symposium Black Aesthetic organisé par David A. Bailey le 7 juin, la conférence de presse du 8 juin et la présentation du pavillon le 9 juin), il fut regrettable qu’aucun des artistes du Pavillon Africain n’ait été invité à parler de son art.
La 52ème Biennale de Venise fait honneur à l’Afrique. Nous en voulons pour preuve l’attribution du Lion d’Or au photographe malien Malick Sidibé. Mais en toute lucidité, nous savons qu’il s’agit là d’une recommandation personnelle de Robert Storr dont on pourrait discuter l’autorité en matière d’arts africains. Son appel à propositions trop tardif a contraint les organisateurs de « Check-List Luanda Pop » à une marge de manœuvre plus que restreinte pour un événement de cette envergure. Qu’il déclare ensuite que l’Afrique devrait être au cœur de la Biennale nous laisse perplexes. Pourquoi l’Afrique serait-elle plus importante que les nouveaux exposants venus d’Europe de l’Est? Est-il juste de penser que le Pavillon Africain devrait supplanter une thématique dominante dans l’ensemble de la Biennale, à savoir l’insécurité dans le monde, le conflit israélo-palestinien et la guerre en Iraq?
Ce à quoi l’Afrique aspire, c’est une reconnaissance de ses artistes au plan international sur les mêmes bases que leurs pairs occidentaux. A-t-elle besoin de l’aval des biennales du Nord pour se faire valider? Fernando Alvim, a sûrement raison lorsqu’il suggère que la Biennale de Venise a davantage besoin de l’Afrique que l’inverse. Cela ne justifie pas pour autant certains manques relevés dans l’exposition.
Et après Venise? Alvim annonce une série de projets à la Fondation Sinkida Dokolo avec l’ambition de faire de Luanda, pour reprendre les mots du collectionneur, « la prochaine capitale de l’art contemporain en Afrique »!

1. Voir www.asai.co.za, pour un aperçu des débats autour du Pavillon Africain.
2. Les membres du jury du Pavillon Africain étaient : Meskerem Assegued, Ekow Eshun, Lyle Ashton Harris, Kellie Jones et Bisi Silva
La 52e Biennale de Venise a lieu jusqu’au 21 novembre 2007.
Pour plus d’information, consultez: www.labiennale.org et www.checklistluandapop.net///Article N° : 7121

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Les images de l'article
Collection Sindika Dokolo Malick Sidibé accompagné de son Rolleiflex et son Lion d'Or. © Christine Eyene
La salle d'exposition figurant Save Manhattan 03 (2006/2007) de Mounir Fatmi et en arrière plan Post Pop Funk 21 (2006) de Kendell Geers, collection Sindika Dokolo. © Christine Eyene
Paulo Kapela, Atelier (2007). Installation. Sindika Dokolo. © Christine Eyene





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