A l’étranger ou ici ? – chronique kinoise

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Ingrid Romanov est une amie russe qui râle tout le temps.
« J’en ai marre de ce bureau, marre de ce pays, marre des gens d’ici » est sa phrase préférée.
La Communauté Européenne, qui tient à tout prix à des « Elections libres, démocratiques et transparentes » dans mon pays, un coin où personne n’a jamais voté, a ouvert un Bureau International de Contrôle des urnes et du dépouillement, BIC.
En deux mots, le BIC surveille le déroulement de la campagne électorale avant puis pendant les élections, pour qu’il n’y ait pas de triche au final.
Que sorte enfin le candidat du peuple, et blablabla.
Le boulot d’Ingrid consiste à faire le lien entre la Commission congolaise mise en place pour ces « Elections libres, démocratiques et transparentes » et la BIC.
Lourde tâche !
A côté de tout ça, elle n’a pas de mec, et c’est un problème…
Son autre problème ? Elle en a marre des gens d’ici comme elle dit, qu’elle est obligée de supporter tous les jours. Marre un peu aussi de ce pays, « mon scandale minier », dont elle trouve le « comportement » très  » spécial ».
D’après Ingrid, les gens veulent qu’on leur rende toujours service, à longueur de journées !
Il faut donner, donner, donner sans cesse…
Aimer leur pays plus qu’eux-mêmes, se casser en mille pour eux et leur trouver des solutions pendant qu’ils cherchent une énième doléance à t’exposer. Marre !
Les agents locaux, ses interlocuteurs directs, ne veulent rien savoir des principes qui président à tout dépouillement électoral. Ils lui racontent chaque jour leur vie, comment le petit dernier n’a pas dormi de la nuit, comment celui du milieu ne mange jamais à sa fin. Comment la grande fille s’est faite chasser de l’école pour n’avoir pas payé ses frais scolaires, comment la 3e « bureau » – une des épouses parallèles, doit rester alitée parce qu’elle attend son sixième et que la 2e « bureau » a tapé un scandale parce qu’elle est la seule de sa bande à ne pas se pavaner dans le dernier « super wax hollandais », le pagne importé…
Et avec ses compatriotes, c’est un peu pareil si pas pire : Leurs préoccupations tiennent sur la dernière boîte en vogue, la fille la plus exotique de la capitale, la climatisation de la Jeep qui est merdique, les shégués qui n’emmerdent qu’eux et ils se demandent bien pourquoi, etc.
Je crois qu’il lui faut un mec et vite !
Elle dit que si on lui avait dit qu’avoir tous les jours le soleil avait un prix, celui-là, elle aurait réfléchi deux fois avant d’accepter le poste.
Moscou lui manque. Le froid et la neige, le silence. Les gens toujours groggy qui ne laissent pas un droit de regard dans leur existence en apparence bien pantouflarde. Les gens toujours pressés de prendre leur train, métro, TGV, bus ou avion.
Un mec qu’il lui faut à Ingrid !
Elle ne sait plus ce qu’elle aime ici à part le climat et le soleil…
.
Elle a peut-être parlé trop vite ! Et elle est plus qu’en pétard :
« Ça y est, il se remet à pleuvoir, ma connexion est morte et cet orage est parti pour durer des heures. Mon bureau est oppressant de solitude et de silence, juste les gouttes de pluie qui cognent sur le plafond, et dans ce pays des odeurs et du vacarme, le silence est comme une menace
J’ai envie de parler à quelqu’un, mais je ne vois personne.
Pourquoi pas Sam, tu sais cette « journaliste » d’ici, plutôt sympa comme nana.
En fait elle est encore étudiante en journalisme mais déjà sur le terrain… »
.
Est-ce de moi qu’il s’agit ?
.
Et Ingrid de continuer :
« J’ai juste peur qu’elle ne me prenne tout mon crédit pour me raconter encore ses histoires torrides avec le mari de sa sœur et comme je ne vois personne actuellement, pas de mec ni d’amant, je ne veux pas faire des insomnies. Sam est une bombe anatomique avec tout ce qui va avec. Elancée, le physique irrespectueux des Africaines, buste généreux, bouche en cœur et le derrière bien fourni avec en plus des jambes bien fuselées. Sam est assez fière de ses « armes de destruction massive »…
Elle vit une histoire de cul comme ça ne se fait pas avec le mari de sa sœur. Mais personne ne s’en formalise à part moi, on dirait. En fait, c’est même chose fréquente dans sa tribu m’a-t-on expliqué, c’est une « obligation culturelle ».
Quand un homme épouse coutumièrement une femme là-bas, au Nord, et qu’elle a des sœurs, ces dernières lui appartiennent aussi, parole de belle-maman. Car on connaît l’appétit sexuel des hommes, alors au lieu d’aller « gaspiller sa semence avec des inconnues », vaut mieux « rester dans la famille »
Et donc si je l’appelle, c’est une journaliste, je vais avoir les détails de leurs ébats et, non merci, c’est moi qui ai besoin pour une fois d’écoute ! »
.
Il lui faut un mec à cette Ingrid, elle comprendrait beaucoup de choses !
La voilà repartie dans son monologue :
« Chaque fois que je lui demande de changer de sujet, elle me demande un visa – comme si j’en fabriquais – car c’est important pour elle de voir ce qui se passe ailleurs, « rencontrer des confrères », « discuter », « parler du métier de journaliste »
Ou sinon elle me relance pour une expérience lesbienne que je n’oublierais pas de sitôt…
Ben oui, elle est « bi », ou plutôt elle est hétéro par obligation culturelle et homo par conviction sexuelle. Elle est convaincue qu’on finira par avoir notre histoire, elle et moi, au-delà de toutes ces affaires de visa, journalisme, élections et consort. Sacrée Sam !
Non, je ne l’appelle pas ! »
.
C’est bête elle aurait dû m’appeler ce jour-là…
Et puis un visa, c’est quoi pour elle ? Ce n’est quand même pas la mer à boire… !
Il pleut toujours et c’est une veine qu’il n’y ait pas de coupure d’électricité. Enfin pas encore.
Et son Godard au fait ? Elle m’a toujours dit que c’est un gentil lui, poli, direct, le seul gars d’ici qui ne lui ait pas raconté des conneries, entendez « coucheries »…
Il est assistant à l’Université de Kinshasa, le « Campus », dans la fac de Droit.
Parce que sinon, Ingrid a tout eu : des demandes en mariage, des demandes de parrainage, des propositions indécentes version financière, tout le monde voulant gagner les élections. Des demandes de financements de projets inintéressants à deux balles, des invitations en boîte, des invitations en pique nique, surtout des invits de nique.
Et son Godard serait loin de tout ça ? Drôle de « Congolais »…
En tout cas, d’après elle, il n’est pas candidat et n’a pas besoin de gagner « à tout prix » les élections. Il n’a pas besoin de visa, il voyage sans son aide. Il ne chercherait pas à la culbuter, il lui doit juste son dernier passeport… Elle l’a dépanné pour qu’il se le procure, et il ne l’a toujours pas remboursé. Disons qu’il ne l’a pas encore remboursé. A côté des autres donc, il reste un gentil quand même.
Allez, c’est lui qu’elle appelle car elle pense qu’au moins elle va avoir une vraie conservation :
« Oui, comment vas-tu Godard ? Tu es en voyage ?
Ah, tu as actionné le Roaming et ça te bouffe du crédit ?
Ça tombe bien que je t’appelle, tu allais le faire de toutes les façons ?
Mais, quand… ?
Quoi, tu veux que je vienne te chercher à l’aéroport, tu es super-chargé ?
Des dépliants pour le Professeur titulaire du cours de Droit…
Quoi, il est candidat pour le premier tour des présidentielles ? Ah !
C’est toi son directeur de campagne… ? Ah !
Ecoute, je ne peux pas venir te chercher, j’ai trop de boulot !
En fait, je n’ai pas le temps, non je n’ai pas envie tout bonnement.
Alors pour ne pas continuer de griller nos deux crédits, je te dis au revoir, ok ?
N’oublie pas, en ramenant tes dépliants présidentiels, de me ramener les sous que tu me dois
Salut ! »
.
Comment j’étais morte de rire quand elle m’a raconté cette farce :
« Non, mais ! Je préfère de loin les mecs qui me font du rentre-dedans avec leur pique-nique. Ceux-là baisent mieux, je crois, que mon Godard national. Et cet orage, il prendra fin un jour ? Mais quelle idiote je suis ! Plus naïve que moi tu meurs… Ça y est, plus de courant en plus. Marre de ce pays ! »
Et c’est reparti…

///Article N° : 7312

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