Douala en habit de festival

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Les festivals ont incontestablement un impact sur le tissu urbain des villes qui les accueillent. Le plus visible est l’architecture au sens le plus courant du terme, avec la construction d’édifices créés spécialement pour l’événement (le Musée Dynamique érigé pour le Festival des arts nègres en est l’un des exemples les plus frappants). Sur un mode plus discret et diffus, les Scénographies Urbaines organisées à Douala en 2002-03 ont su créer un espace alternatif dans la ville, offrant un lieu de contestation des visions officielles de l’espace urbain. Outre le compte rendu de cette expérience, le récit de Dominique Malaquais décrit aussi un mode de travail dans la proximité et la négociation qui affecte et imprègne l’espace urbain par la rumeur et dans la durée – loin de la lourdeur de bien des manifestations festivalières.

Il fut un temps, en Afrique comme ailleurs, où pour être un pays « respectable » il fallait un stade (1). Aujourd’hui, il faut une biennale. Biennales are good business : ce qu’on n’y gagne pas en espèces, on le gagne en réputation. Bien sûr, cela dépend de la biennale. Encore faut-il que la chose soit bien agencée, encadrée, non seulement en ce qui concerne les œuvres qu’on y rencontre, mais aussi – on serait tenté de dire surtout – en matière de publicité, de communication auprès des médias, d’événements périphériques (cocktails, rencontres avec les commissaires et les artistes les plus en vue), de sensibilisation des divers publics attendus.
À Douala, capitale économique du Cameroun, on n’y est pas tout à fait, mais on y arrive. En mars dernier, la Biennale de Douala, la DUTA, Douala Urban Touch of Arts, en était à sa seconde édition. Il y a quelques mois, en décembre 2007, se tenait le SUD, Salon Urbain de Douala, première version. Qui connaît Douala sait le pari qu’y monter une biennale, ou, dans le cas du SUD, une triennale, peut représenter : absence de moyens, de locaux adéquats, de presse formée à la critique ; absence d’infrastructures touristiques, de moyens de transport publics ; douaniers racketteurs, rues défoncées, climat à décourager le voyageur le plus hardi.Mesquineries, croche-pattes, rumeurs, aussi, comme on en trouve souvent – et partout – dans le monde de l’art, particulièrement là où le marché est restreint. Non, monter une biennale à Douala n’a rien d’aisé. On saluera donc les efforts d’organisateurs tels Sammy Njakwa, à l’origine de la DUTA, et doual’art, mère du SUD et structure essentielle au rayonnement des arts contemporains du Cameroun, fondée en 1991 par Marilyn Douala-Bell et Didier Schaub.
Ce n’est cependant ni de la DUTA ni du SUD que je souhaite faire état ici, mais d’un événement de plus petite envergure : un festival qui a eu lieu en 2002-2003 dans un des quartiers les plus durs de Douala, New Bell Ngangue. Ce festival portait un nom moins sexy, sans acronymes, Scénographies Urbaines (2). On a trop peu parlé de ces Scénographies, sans doute parce que la grande majorité des objets dont elles étaient faites étaient éphémères. Il en reste certes quelques traces physiques mais c’est surtout dans la mémoire digitale d’ordinateurs que les Scénographies subsistent. Là et dans une certaine mémoire collective.
De quoi s’agissait-il au juste ? Deux collectifs – le Cercle Kapsiki, groupe de cinq plasticiens doualais – et ScUr &°K – deux scénographes français : Jean-Christophe Lanquetin et François Duconseille – imaginent d’inviter une trentaine d’artistes, dont de nombreux étrangers, à intervenir au quartier Ngangue. La chose doit se faire en deux temps : d’abord une résidence de trois semaines à Douala, puis un festival de trois jours. Les artistes – plasticiens, photographes, vidéastes, scénographes, chorégraphes, poètes, rappeurs, musiciens – ont carte blanche. Seule contrainte : vivre et travailler tout au long du séjour à New Bell. Au total, il y aura 26 participants, dont environ 16 étrangers. Le Congo, l’Égypte, la France, le Kenya et le Liban sont représentés, ainsi, bien sûr, que le Cameroun.
Les Scénographies Urbaines m’intéressent pour plusieurs raisons, et d’abord parce qu’il s’agit d’une première. Certes, on avait bien auparavant marié arts et quartiers démunis à Douala, pour engager un dialogue citoyen entre habitants sur les manques, le devenir, les aspirations des communautés. C’est dans cette direction qu’œuvrait, depuis 1991, l’ONG doual’Art. On avait aussi déjà invité des artistes à vivre et à créer un moment à Douala. Et là encore, doual’Art avait joué un rôle fondamental. Mais autant de personnes travaillant de concert, ça, on ne l’avait jamais vu. … Et encore moins dans les conditions proposées aux participants : le sine qua non étant de vivre au kwatt – « au quartier », en Pidgin.
Douala est une ville tropicale moyenne, avec un Méridien, un Sofitel, des banques, une bourse des valeurs, mais c’est aussi et surtout le kwatt. Plus de trois millions d’habitants s’y entassent, en général sans eau, parfois avec l’électricité, le plus souvent sans la moindre installation sanitaire. Quelques-uns des artistes invités à vivre dans le kwatt Ngangue de New Bell ont trouvé la chose très, voire trop, dure. La plupart s’y sont bien faits, en grande partie grâce au travail acharné de préparation effectué par les Kapsiki : travail auprès des familles du quartier, pour leur expliquer le projet, les prévenir de la déferlante de personnes et d’activités bizarres, et les convaincre de loger les artistes. Travail aussi auprès de ces derniers, qu’il fallait orienter, accompagner, rassurer.
Comme Jean-Christophe Lanquetin, un des deux membres de ScUr &°K, le souligne : ce genre d’organisation – de logistique – ne s’improvise pas. C’est tout un apprentissage. Ensemble, d’abord en 1999 avec un projet de théâtre itinérant, puis au cours d’une résidence d’un an des Kapsiki à l’École Supérieure des Arts Décoratifs de Strasbourg, ScUr &°K et ses partenaires doualais avaient travaillé cela. Le reste, les Kapsiki l’ont appris à la dure, sur le tas, à New Bell. Ils ont géré les Scénographies eux-mêmes : point de structure accompagnante sur le terrain, comme c’est souvent le cas (CCF, Goethe Institut, ou autre). Au loin, il y avait ScUr &°K, qui s’occupait de l’aspect européen de la chose. Mais, et je cite Lanquetin, « ce sont les Kapsiki qui ont géré au quotidien l’ensemble de l’accueil, les équipes, les salaires, le budget et surtout les négociations avec les habitants du quartier » (3). Dans un monde où – de la finance à l’art en passant par les droits humains – on persiste à infantiliser les Africains, cela mérite d’être souligné. D’autant plus que cet apprentissage a apporté aux Kapsiki une certaine autonomie par rapport aux structures en place à Douala, avec qui ils peuvent désormais choisir de travailler ou non. Certes il y a eu des hic – il y en a toujours – mais le fait est que, dixit à nouveau Lanquetin, « Le Cercle [Kapsiki] est [aujourd’hui] parfaitement à même de gérer seul une résidence, une exposition ou un événement ».
Ce qu’il a d’ailleurs fait à plusieurs reprises depuis, avec succès, à travers la structure qu’il a créée, K Factory.
Aspects clés, donc, des Scénographies Urbaines : le savoir-faire et, ce faisant, le gain en autonomie, sans parler des synergies qui se sont développées entre habitants du quartier et plasticiens invités. Au jour le jour, les Scénographies avaient pour cœur la cour du père d’Hervé Yamguen, un des cinq Kapsiki. Cette cour forme un « U » dont le sol est en terre battue ; d’un côté vit la famille paternelle de Yamguen et de l’autre Yamguen lui-même. Tous les participants aux Scénographies vivaient et œuvraient dans un rayon de 500 à 700 mètres de la maison. Plusieurs des projets entrepris par les plasticiens demandaient un travail au jour le jour avec des habitants du quartier. Sans la communication et la sensibilisation préalables des Kapsiki, aidés par les structures associatives de jeunes du quartier, ce genre de travail n’aurait pas pu se faire.
Il n’est pas possible de traiter ici de tous les artistes ou projets entrepris lors des Scénographies, mais en voici quelques exemples :
Mélanie Lusseault, française, s’est fait l’apprentie de « mamans » – dames d’un certain âge – qui, pour vivre, préparent et vendent des mets variés dans la rue. Elle a passé des heures auprès d’elles, alors qu’elles faisaient frire poisson, plantains et beignets. Designer, Lusseault s’est particulièrement intéressée aux postures requises pour ce travail éreintant et, en réponse, a dessiné une ligne de meubles – chaises, bancs, plans de travail – pour les cuisinières. Ginette Daleu, camerounaise, et Aliaa el Geredy, égyptienne, se sont fait accepter d’enfants du quartier qu’elles ont guidés dans des travaux de dessin qui ont transformé, dans un cas, un bloc de maisons, et dans l’autreun lieu désaffecté en bar-restaurant.
Joel Mpah Dooh, peintre et sculpteur camerounais de renom, a réussi ce qui, au départ, semblait tenir de la gageure : s’immiscer dans le domaine privé d’habitants du quartier pour transformer leur maison à coup de fresques inspirées par une exposition de Daniel Buren qu’il avait vue, peu de temps auparavant, à Beaubourg. Hervé Youmbi, autre Kapsiki, a transformé les visages de New Bellois qui voulaient bien se prêter à son pinceau. Puis il a pris de chaque visage une photo qu’il a fait agrandir afin de constituer une banderole, comme celles dont la ville se pare quand y vient un « grand » – une star du foot ou de la musique camerounaise. Chacun devenait ainsi une « star », vue et reconnue de tous.
De manière générale, la photo a joué un rôle important dans les Scénographies – et c’est moins anodin qu’on pourrait le croire dans une ville comme Douala, où la répression policière tend à fermer le citoyen moyen – surtout dans les quartiers durs – à l’idée de voir son image fixée sur un support dont il ne contrôle pas l’usage. Dans la cour de Yamguen, Michèle I Ngangue, camerounaise, a créé des meubles écrans faits de collages de photos prises sur trois semaines au sein du quartier. Mélinée Faubert, française, a élevé des manières de cabines, couvertes de photos d’ici et de là-bas – de Douala et de Strasbourg. Chacun des enfants ayant travaillé avec la Camerounaise Ginette Daleu a été photographié, et son portrait exposé.
Un autre projet souligne l’étonnante synergie entre habitants et artistes, kwatt et art, qui s’est développée lors des Scénographies Urbaines. Une pièce du dramaturge camerounais Stéphane Tchonang, « St Dallas », a été jouée en pleine rue, sans information préalable. Piétons, passants, automobilistes même – à qui on n’avait pas dit qu’il s’agissait d’une représentation – en devenaient ainsi acteurs. Le quotidien entrait en intersection avec la représentation, note Lanquetin, ce qui demandait aux auteurs une belle capacité à improviser et aux habitants du quartier à intégrer l’ « autre » et à se prêter à son jeu. Cela ne pouvait fonctionner qu’avec un réel intérêt – d’un côté comme de l’autre – pour l’échange.
L’échange, d’ailleurs, paraît s’être mué en thème clé, voire en leitmotiv, des Scénographies et ce en particulier à travers deux projets parmi les plus originaux du festival.
Salifou Lindou, membre des Kapsiki, crée des collages-tableaux et des sculptures d’une très grande finesse, tant du point de vue esthétique que physique, à partir de tôles usagées. Pour les Scénographies, il avait décidé de construire une tour – structure de plusieurs mètres – faite entièrement de tôles usagées. Mais encore fallait-il se les procurer, ces tôles… D’où l’idée d’un échange. Un peu partout dans le quartier, des affichettes sont apparues, qui ont dû sembler pour le moins ubuesques aux habitants du kwatt : elles proposaient aux gens du quartier d’apporter de vieilles tôles à l’artiste, qui les échangeraient contre de neuves. De cet échange et du travail acharné de Lindou est née une gigantesque sculpture, sise au beau milieu du kwatt.
Comme Lindou, Alexandre Fruh, scénographe français, s’intéressait au concept de l’échange, du troc. Il est arrivé à New Bell avec un stock d’images représentant des objets de son quotidien. Une fois sur place, il a construit un chariot auquel il a fixé toutes ces images. Sa démarche : circuler dans le quartier avec son chariot et échanger avec ceux qui le voulaient bien une de ses photos contre une photo qui, pour eux, représentait quelque chose d’important – un objet utile dans la vie de tous les jours. En fin de résidence, les deux séries de photos ont été exposées.
Avec Fruh, nous voilà donc revenus à la photo. Par ce biais, entrons de plain-pied dans les trois derniers jours de la résidence : le festival de clôture des Scénographies, et en particulier ce qui s’y passait la nuit. La nuit à Ngangue est fascinante, bruyante – souvent on ne verrait pas où on va, n’était, ici et là, un feu de braise où grillent des soya, du maïs, des plantains. Sur l’artère principale, on s’entend à peine penser, tant les baffles des bars explosent de makossas, de rumbas, de soukous et de rap. Quand le soleil se couche, à New Bell, on est transporté dans un monde nouveau. C’est là que se sont passées certaines des activités les plus intéressantes du festival.
L’œuvre de Hussein Beydoun et les réactions auxquelles elles ont donné lieu en sont un exemple. Tout au long de sa résidence, Beydoun avait pris des photos d’habitants du quartier, de participants aux Scénographies, d’objets, de lieux. Il avait collé chacune d’elle sur un bout de contreplaqué puis l’avait attachée à un fil de fer qui la liait à des dizaines d’autres photos. Il a ensuite érigé un cube sur lequel il a fixé les fils de fer tendus et a placé le cube dans une échoppe vide, sur l’artère principale de Ngangue. Les photos étaient tournées vers l’intérieur. Une ampoule les éclairait. On pénétrait dans l’échoppe et on était comme enveloppé d’êtres lumineux – comme si le kwatt, miniaturisé,brillait de l’intérieur.
D’autres images ont illuminé la nuit – des vidéos, cette fois, collectées tout au long de sa résidence par Anne Chabert. Contrairement aux autres collecteurs d’images, Chabert n’a pas pris les photos elle-même, mais elle a mené une série d’ateliers d’initiation à la vidéo auxquels ont participé des jeunes du quartier, Henri Murphy, Patrick Wokmeni, Patrick Leufong, Alain Tonyé, Papito Marcel et Wouansi Pougoum. Chabert a découvert la ville à travers leurs yeux, et c’est leur regard que, la nuit venue, plusieurs centaines d’habitants du kwatt sont venues visionner dans la cour d’une école.
La plupart des événements nocturnes se passaient dans la cour de Yamguen. Les Kapsiki y avaient tendu une série de bâches blanches reliant la façade de la maison de l’artiste à celle de son père. Yamguen, un soir, y lisait sa poésie, accompagné de deux danseurs congolais, Papy Ebotani et Djodjo Kazadi, membre de la troupe Kabako fondée par le chorégraphe Faustin Linyekula, aujourd’hui basé à Kisangani. Un autre soir, Aser Kash, plasticien congolais vivant à Douala, et François Duconseille, membre de ScUr &°K, y ont créé un élégant spectacle de lumières.
Parfois, cela se passait ailleurs que chez Yamguen. Ce fut le cas, par exemple, d’un spectacle qui se déroula d’abord à un carrefour, puis dans une cour d’école : Papy Ebotani et Djodjo Kazadi évoluaient autour d’une toile blanche, cette fois une moustiquaire. De l’avis de beaucoup, le moment le plus réussi du festival fut un défilé de mode, tenu la nuit, d’un bout à l’autre d’un drap blanc qui se déroulait le long de la rue en terre battue sur laquelle donne la maison de Yamguen. Trois créateurs avaient été invités à y participer : Jules Wokam, membre des Kapsiki, Eshu (de son vrai nom Rigobert Tamwa) et Michèle I Ngangue. Wokam, Eshu et Ngangue ont travaillé avec dix jeunes femmes du quartier, qui ont participé au défilé en tant que mannequins. Trois tours de lumière et quelques projecteurs illuminaient la scène. Un écran vidéo géant retransmettait en live le spectacle. Quelque mille personnes assistèrent au défilé.
C’est grâce à la mémoire électronique de caméras et d’ordinateurs variés, grâce au Net, aussi, que je suis en mesure d’écrire ces mots, et qu’Africultures peut publier ces images des Scénographies Urbaines. Sans le travail titanesque d’archivage électronique du collectif ScUr &°K, sans les milliers de photos numériques prises et classées par l’artiste français Philippe Niorthe, sans l’archivage des Kapsiki eux-mêmes, cela n’aurait pas été possible (4).
Mais quid de la mémoire physique ? Des traces ? J’ai voulu explorer cette question, munie moi aussi de matériel d’archivage électronique, à travers une longue marche dans les rues de Ngangue, plusieurs mois après les Scénographies, aux côtés d’Hervé Yamguen. Je voulais savoir ce qu’il restait tangiblement de la résidence. M’intéressaient en particulier les « restes », si l’on peut dire, de deux projets. Le premier était une série de personnages – ou plutôt d’ombres de personnages – peints, à des endroits insolites, par l’artiste français Philippe Niorthe, d’un noir d’encre fait d’eau et de charbon pillé. Au départ, déjà, ces ombres avaient quelque chose d’insolite, de fantomatique. Après la pluie, après les vents violents de Douala, elles l’étaient plus encore. Sur la façade de la maison du père de Yamguen, un vieil homme – le père – faisait face à son fils, l’artiste aux dreadlocks. Plusieurs mois plus tard, les deux silhouettes n’avaient pas bougé, figées dans un face à face fait d’amour et d’incompréhension. Yamguen était toujours là, un peu défraîchi, perdu dans ses pensées comme souvent il paraît l’être. Ailleurs, la végétation avait envahi les images et les personnages semblaient surgir de nulle part, plus fantomatiques qu’ils ne l’avaient jamais été. Sur une ombre, à la craie, la municipalité avait griffonné « à repeindre » – griffonnage que la population du kwatt avait, de toute évidence, choisi d’ignorer. Ici et là, il ne restait presque plus rien, comme si les ombres s’étaient fondues dans le kwatt pour y errer.
Le second projet dont les traces m’intéressaient particulièrement était celui du Français Antoine D’Agata. Gribouillée sur une porte de fer rouge, à la craie toujours, une phrase avait interpellé et ému D’Agata. Cette phrase était, semble t-il, le fait d’un professeur d’école devenu fou. D’Agata l’avait fait calligraphier, en grandes lettres, sur un mur au-dessus d’un carrefour : « Souvent tantôt mais jadis parfois la galère pouvait devenir la colère ». L’inscription était toujours là, à la fois ubuesque et parfaitement adaptée à son contexte. Tous les dessins que Ginette Daleu avait exécutés avec des enfants sur un bloc de maisons étaient inspirés de cette phrase. Il restait des vestiges des dessins, mais aucune trace de l’urne que Daleu avait créée pour l’occasion, où elle proposait que chacun dépose un bout de papier exprimant un rêve, un souhait.
Les ateliers de dessin menés avec des enfants du quartier par Aliaa el Geredy, qui, un temps, avaient transformé un local vide en bar-resto, étaient encore là. Et parfois même on mangeait encore là. Grâce à un plan créé par le Kapsiki Blaise Bang à l’époque des Scénographies, et qui était resté en place, on pouvait imaginer ce qui avait eu lieu et où le situer. Des croquis préparatifs, conservés par l’artiste, le permettaient aussi.
Dans quelques mois, je pars pour Douala. J’irai voir, quatre ans et demi plus tard, ce qui reste des Scénographies. Les ombres de Niorthe continuent de m’intriguer. Je veux voir le peu qu’il en reste et ce qu’il est advenu d’une jolie phrase à la craie qui ornait un des murs à la Buren peints par Joel Mpah Dooh : « Nous rêvons tous d’un paradis ». La plupart de ces traces, me dit-on, ont aujourd’hui disparu.
Ce qui n’a pas disparu, soulignent les Kapsiki et Niorthe, ce sont des traces bien plus conséquentes. Il existe maintenant dans le kwatt comme dans peu d’endroits de Douala un réel rapport à l’art et à l’expérimentation que l’art peut proposer. Interventions de plasticiens, présence d’inconnus dans la cour de Yamguen ou sur la route qui y mène, projets entrepris qu’auparavant on n’aurait pu imaginer : tout cela a été intégré dans la vie de tous les jours. Un exemple. En 2005, le Collectif 12, fondé par Niorthe à Mantes-la-Jolie, et l’AFAA proposaient aux différents CCF d’Afrique francophone une adaptation pour la scène du roman d’Amadou Kourouma, Allah n’est pas obligé (5)par Catherine Boskowitz. Libreville, Brazza, Kinshasa, Pointe Noire, Douala, Yaoundé et d’autres étaient concernés. Les Kapsiki ont innové : plutôt que la salle de théâtre feutrée du CCF de Douala, pourquoi pas le kwatt comme lieu de représentation ? Les acteurs ont accepté de jouer sans cachet, les techniciens de travailler gratuitement pour une nuit. Le CCF a fourni des tours de lumière. Le spectacle a eu lieu gratuitement, dans la rue, à un carrefour. 500 personnes y ont assisté – presque tous habitants de Ngangue. Allah n’est pas obligé n’est pas un livre facile. Il ne fête pas une Afrique mythique, il dit des vérités dures à avaler. La mise en scène, quant à elle, n’avait rien de classique. Pourtant, à la fin de la représentation, plusieurs spectateurs se sont approchés des comédiens pour leur demander où se procurer le livre. Autre exemple : dans un local mis à sa disposition par les Kapsiki en 2005, Niorthe a monté une exposition. Il y a montré une superbe série de portraits d’un ami New Bellois, Henry Murphy, qui, enfant, avait eu la polio. Au vernissage, la moitié du quartier était là. Plusieurs jours d’affilée, note Niorthe, un homme, Malaka, malfrat connu du quartier, est revenu, chaque fois avec une nouvelle question pour le photographe.
Tout ne va pas bien – loin s’en faut. Le paradis est distant, et ce n’est pas l’art qui l’apportera à New Bell. Mais un très réel changement a eu lieu ici, initié par les Scénographies Urbaines, qui en cela, à mes yeux, ont fait nettement mieux, avec bien moins de moyens et un travail de proximité bien plus sérieux, que nombre de festivals aux habits plus rutilants.

1. Je tiens à remercier Hervé Youmbi et Hervé Yamguen, qui ont passé des heures avec moi à parler du sujet de ce texte, ainsi que Jean-Christophe Lanquetin et François Duconseille, sans la générosité desquels les images qui paraissent dans ces pages, et qui illustrent mon propos, n’auraient pu être reproduites ici. Philippe Niorthe m’a été lui aussi d’un grand secours. Youmbi et Lanquetin ont, par ailleurs, fait plusieurs lectures de ce texte, qui m’ont été d’une aide inestimable.
2. Pour des informations plus générales, se reporter à l’entretien réalisé par Ayoko Mensah avec les deux initiateurs du projet, Jean-Christophe Lanquetin et François Duconseille : « Les scénographies urbaines : aller au-devant des publics », Africultures, 70, 2007, pp.204-211.
3. Communication personnelle, Paris, novembre 2006.
4. Pour visionner tout un éventail de photos des Scénographies, voir le site Internet suivant : www.eternalnetwork.org/scenographiesurbaines/ index.php?cat=douala
5. Paris, Editions du Seuil, 2000
///Article N° : 7583

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