« En Erythrée, les films locaux attirent un monde fou »

Entretien d'Olivier Barlet avec Rahel Tewelde à propos de The Beautiful Ones

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Rahel Tewelde, nous sommes au Festival de Cannes. Est-ce la première fois que vous y venez ?
C’est la première fois.
Que ressentez-vous ?
Je suis ravie, je suis à fleur de peau, je suis très heureuse. Je partage mon expérience avec des personnes venant du monde entier, c’est une très bonne chose pour moi, je suis très heureuse.
Comment en êtes-vous arrivée à faire du cinéma en Erythrée ?
Nous n’avons pas d’école de cinéma en Erythrée. Lorsque nous faisons du cinéma, c’est en apprenant par nous-mêmes parce que nous avons beaucoup d’histoires à raconter, nous sommes remplis d’amour et nous voulons le partager avec le monde entier. Nous sommes limités par un développement technique insuffisant. Mais nous travaillons dur, nous lisons, nous organisons des formations intensives de courte durée en invitant des personnes étrangères, d’Europe, des Etats-Unis. Nous demandons à des personnes qualifiées de venir et c’est comme ça que j’en suis venue à travailler dans le cinéma.
Avez-vous des possibilités de formation ?
En Erythrée, oui. Je travaille au département des Affaires Culturelles de mon pays. C’est ce que nous faisons, nous organisons des cours intensifs même si nos ressources sont limitées.
Et pour vous, comment cela s’est-il passé ?
C’est un appel intérieur. Quelque chose à l’intérieur vous pousse à apporter une contribution à votre société. C’est un appel, on peut dire que c’est de l’amour, de l’attention pour votre peuple. Vous ne dormez pas de la nuit, vous vous réveillez et vous écrivez quelque chose. Un problème de société attire votre attention et vous essayez de résoudre ce problème. Je suis obligée de faire des choses, d’écrire.
The Beautiful Ones est-il votre premier long-métrage ?
Non, c’est le second. J’écris également des pièces courtes, des pièces de théâtre qui se jouent sur des scènes indépendantes dans notre pays, au festival d’Erythrée. Nous travaillons sur différents types de pièces de théâtre, ainsi que sur des films.
Y a-t-il une production de courts-métrages en Erythrée ?
En 2005, nous avons organisé des formations de trois mois. Nous avons formé quatre groupes avec les étudiants donc nous avons produit quatre courts-métrages. C’était une formation pratique et c’était fantastique. Nous avons essayé de faire traduire certains courts-métrages et de les envoyer à des festivals mais nous avons rencontré des problèmes techniques et finalement ça n’a pas pu se faire. Mais nous avons essayé.
Montrez-vous vos films dans les festivals de l’Est de l’Afrique ? Au Kenya, en Ouganda, en Tanzanie ?
Si nous recevons des invitations, s’il n’y a pas de problème avec le financement, nous viendrons participer. Les responsables du Festival International du Film d’Amakula Kampala, en Ouganda, ont essayé de nous inviter, ils nous ont demandé plusieurs fois mais cela n’a pas pu se faire en raison de problèmes techniques. Nous aimerions participer n’importe où, dans le monde entier, pourquoi pas ?
Parlons de votre film, The Beautiful Ones : qui sont les « beaux » auxquels fait référence le titre ?
Les jeunes, car ils sont tous magnifiques. Nous sommes magnifiques de l’intérieur ou de l’extérieur mais le sujet principal, c’est que si vous ne prenez pas soin de vous, si vous vous adonnez à de mauvaises habitudes comme fumer, boire ou autre, quelqu’un vous passera devant. Cet homme était beau, c’était un homme d’affaires prospère, il avait du succès dans tous les aspects de sa vie mais il a pris de mauvaises habitudes et un autre homme lui a pris sa fiancée. Cet autre homme, un docteur, est quelqu’un de très sérieux, un homme respectable, un homme persuasif mais la femme, l’actrice principale, dit se décider entre l’amour de son fiancé et la réalité. Elle a tout sacrifié pour choisir l’amour mais son fiancé ne l’a pas aidé, il a pris de mauvaises habitudes, il a jeté sa fleur et finalement sa vie dans un accident. Qu’importe qui vous êtes, qu’importe ce que vous avez fait, qu’importe si vous êtes aimé, le plus important est de prendre soin de vous, de vous respecter afin d’avoir une vie heureuse et prospère. Donc nous sommes tous magnifiques, les jeunes du monde entier, mais nous devons garder notre beauté, en être conscients et en prendre extrêmement soin. C’est le sujet de The Beautiful Ones.
Votre but est donc d’élever la moralité de la jeunesse ?
Oui, les jeunes devraient être conscients de leur beauté intérieure et extérieure, de leur potentiel, et en prendre soin. Peu importe qui vous aime, vous pouvez avoir beaucoup d’amour, être entouré de beaucoup de jolies filles, de votre famille, votre mère, votre père peuvent vous aimer mais si vous ne prenez pas soin de votre santé, c’est triste. C’est tellement triste de perdre des jeunes gens comme ça, à cause d’une stupide erreur. Ils buvaient du whisky en conduisant, vous imaginez, et ils conduisaient vite, parlaient à d’autres filles également au volant. Ils étaient magnifiques mais leur beauté ne les a pas empêchés de mourir.
Vous espérez que quand des jeunes verront ce film, ils auront un exemple de ce qui peut arriver s’ils se conduisent mal et que cela les encouragera à se conduire différemment ?
Oui, c’est ce que je veux, je veux inspirer les gens. J’ai mis les deux : ceux qui ne prennent pas soin d’eux et ceux qui le font. J’ai mis le fiancé, l’homme qui est très aimant, et j’ai mis le conseiller de l’actrice, un homme respectable, qui ne fume pas, ne conduit pas à une vitesse folle, ne boit pas. J’ai mis les deux possibilités pour que les jeunes puissent choisir. Ils ont un modèle. Je n’ai pas mis seulement le modèle négatif, j’ai aussi mis le modèle positif afin que quand les jeunes voient le film, ils puissent s’identifier aux personnages et que cela les inspire pour être qui ils veulent.
Votre histoire est située dans la classe supérieure de la société. Pourquoi avoir choisi cette classe en particulier ?
Je n’ai pas choisi une classe supérieure, c’est la classe moyenne. Mais dans mes films, je préfère un environnement de qualité. La classe ouvrière ne me dit rien. Pour les Erythréens, ce n’est pas un cadeau d’être vus ainsi. Notre image ne devrait pas être représentée les travailleurs. Ce n’est pas notre destin d’être pauvre. Nous travaillons dur, c’est un nouveau pays, nous avons ces limites et ces défis à relever dans beaucoup de domaines, une force politique. Nous travaillons dur pour être riches. Je ne veux pas que notre image extérieure soit celle d’un pays pauvre.
Comment avez-vous trouvé les acteurs ? Avez-vous des acteurs de cinéma en Erythrée ou des acteurs de théâtre ?
C’est difficile à imaginer mais en Erythrée, tout le monde peut jouer. Sans faire d’école. Parce que c’est un besoin, la culture en elle-même est un art. Il y a beaucoup de jeu dans les activités traditionnelles, les coutumes, les festivals, les danses, les célébrations. C’est là que se trouve le bon théâtre. Vous n’avez pas besoin d’envoyer quelqu’un dans une école d’acteur. Il faut juste travailler dur. Tout le monde peut jouer, ce n’est pas un problème. Le seul problème qui se pose, c’est quand ils sont devant la caméra parce que pour eux, c’est une nouvelle technologie. Il faut les habituer à la caméra, leur dire qu’il ne faut pas la regarder quand ils jouent. Ils sont inexpérimentés. Quatre-vingt pour cent des acteurs du film sont novices, ils n’avaient jamais joué avant.
Comment les avez-vous choisis ?
Ils correspondaient aux rôles, certains sont diplômés de l’université. L’histoire parle de diplômés de l’université. Je voulais qu’ils soient mûrs.
Avez-vous fait un casting ? S’agissait-il d’amis que vous connaissiez déjà ?
J’ai fait un casting mais la plupart d’entre eux étaient des amis.
Comment faites-vous un casting, est-ce que vous mettez une annonce pour trouver les acteurs ?
On ne met pas d’annonce, on les appelle, tout simplement. C’est une petite ville, on se connaît tous très bien. On rencontre quelqu’un dans la rue et on lui dit, « Salut, j’ai besoin de toi, viens à mon bureau ou chez moi, je te donnerai un rôle ». Il est d’accord et il vient, c’est aussi simple que ça. Mais on fait quand même une audition. Si quelqu’un ne correspond pas à la scène, on en essaye un autre.
Comment avez-vous financé le film ?
J’ai eu le financement par les ministères gouvernementaux.
Il y a un fonds pour les films en Erythrée ?
Oui, en général. Si vous parlez de morale sociale, si le film véhicule un message important.
Si cela apporte quelque chose à la société, le gouvernement le finance.
Oui, dans ce cas-là, c’est financé par le gouvernement. Il faut juste avoir une bonne proposition, un scénario convaincant.
Est-ce que ça couvre le coût du film ?
Oui. Nous l’avons fini avec presque 500 000 nafkas, cela représente près de 20 000 euros.
Donc c’est très bon marché.
Pour nous, c’est très cher, cela représente un demi-million.
Quel est le marketing du film ? Avez-vous des complexes cinématographiques pour le montrer ?
Oui, nous en avons. En Erythrée, étonnamment, les week-ends, tous le monde va au cinéma pour voir les films locaux. Il y a foule et une longue file d’attente. Le public veut voir des films dans sa propre langue à l’écran. Même les Erythréens qui vivent à l’étranger achètent les DVD des films faits dans notre pays. Les films des autres pays, même les films d’Hollywood, ne remplissent pas les salles. Ils sont projetés le week-end donc les gens ne vont pas au cinéma pour voir les films mais pour se détendre et s’amuser dans les cinémas. C’est un avantage pour les réalisateurs locaux mais la société aurait besoin de voir des films du monde entier. Nous nous concentrons juste sur nos films.
Avez-vous projeté The Beautiful Ones ?
Oui. C’est un petit pays mais nous l’avons montré trois fois dans un cinéma. Nous avons trois cinémas dans la ville, quatre, cinq dans le pays : dix cinémas en tout. Dans un seul cinéma, nous avons eu au moins mille personnes en un week-end. C’est notre public. C’est encourageant !
Avez-vous encore de grandes salles de cinéma avec beaucoup de sièges ?
Oui, des cinémas italiens : l’Emporos, le Roma, le Dante, même les noms n’ont pas changé !
Et l’avez-vous également montré à la télévision ?
Pas celui-là mais le précédent, Forgiveness, dont le sujet était un couple séropositif. Le Ministère de la Santé l’a aimé et l’a financé. Il a été traduit en anglais et en arabe, et diffusé par la télévision érythréenne. Le sujet était : pourriez-vous pardonner à quelqu’un qui vous transmet le sida, si c’est votre mari ou votre femme. C’est un film très accrocheur car on ne sait pas qui a infecté qui étant donné que la femme et le mari ont tous les deux été infidèles. On n’apprend qui a infecté l’autre qu’à la fin du film. Qui va accuser l’autre ? Vont-ils uniquement se le reprocher à eux-mêmes ? Au final, une fois qu’on découvre la vérité, ont-ils besoin de se pardonner ? Le public a aimé ce film.

Transcription et traduction de l’anglais : Lorraine Balon///Article N° : 7958

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