Le testament du maître

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L’émotion était au rendez-vous et la minute de silence trop courte lors de l’hommage rendu à Djibril Diop Mambéty et David Achkar au Fespaco, deux cinéastes disparus en 1998 qui se sont à proprement parler donnés au cinéma. La salle du Burkina était pleine à craquer pour voir ou revoir David Achkar, une étoile filante de Mama Keïta et Dix mille ans de cinéma de Balufu Bakupa-Kanyinda, deux films tout en finesse leur donnant largement la parole, et surtout pour découvrir La petite vendeuse de soleil, la dernière œuvre de Mambéty.

 » Les petites gens, c’est important car ce sont les seuls gens conséquents, les seuls gens naïfs, c’est pourquoi le courage leur appartient. Ce sont donc ces gens-là qui n’auront jamais de compte en banque, pour qui tous les matins constituent le même point d’interrogation, ce sont des gens francs… C’est une façon de rendre hommage au courage des enfants de la rue… L’amour des enfants me pousse à défier les vieux, les corrompus et ceux qui sont nantis sans pour autant être nantis d’une âme.  »
Djibril Diop Mambéty

Effectivement, la femme que la police arrête au début de La petite vendeuse de soleil s’écrie derrière les grilles :  » Je suis une princesse et on m’appelle une voleuse !  » C’est l’aube. L’image se fixe après le titre pour jouer sur les diagonales d’un immeuble, d’une rue, d’un bidonville tandis qu’un homme chante a capella. Avant même que Sili, la jeune handicapée, n’arrive dans le champ avec ses béquilles, le ton est donné : ce film sera la prise de parole des exclus et cette parole est oblique, contraire aux schémas dominants. Les petites gens, ce sont ce casseur de pierres dont la caméra fixe le visage et les mains alors qu’un bulldozer passe devant une maison en construction ou bien ce jeune homme qui prend Sili sur le dos pour l’installer sur sa charrette et l’emmener à Dakar : une contre-plongée sur les deux jeunes et la tête du cheval marque une boucle de 35 ans de cinéma africain, une révérence au Borom Sarret d’Ousmane Sembène. Les petites gens, ce sont aussi cette grand-mère qui chante a capella et que le montage vient ressaisir en cycle tandis que Sili arrive dans un marché. Mambéty n’a pas son pareil pour saisir les visages, ni pour utiliser le décor pour inscrire une idée : les méandres de la route, les frigidaires alignés, les horizontales du trafic routier…
Sili mendie. Des garçons vendeurs de journaux houspillent un handicapé en chaise roulante. Mais Sili la béquilleuse ne se laisse pas abattre :  » ce que les garçons peuvent faire, une fille peut le faire !  » En un plan magnifique de détermination, elle dispose la pile de journaux – de Soleils, quotidien de Dakar – sur sa tête et pour signer le registre, dessine un soleil… Cette crête extrême entre le miévreux et le magnifique va nous accompagner tout le film : sans cesse, Mambéty risque ce qui, en d’autres mains, pourrait devenir compassé ou prétentieux. Et, par le jeu des métaphores visuelles et musicales, par cette autre musique qu’est le montage et le déplacement dans l’image, par les ambivalences du récit marquant une écriture de rupture et de parodie, il évite l’emphase pour jouer l’hyperbole : il ose l’impossible, la chance qu’offre le destin quand on sait le saisir. Un homme achète bon prix tous les journaux de Sili qui va pouvoir faire la fête avec ses amis ! Ce conte de Noël n’est jamais factice car Mambéty sait se saisir du vide pour le remplir d’une réalité oscillant entre rire et tragique : ce sont les détails de la vie qui font la différence, ce chaton mort au bord de la route, ce large panoramique sur la gare routière, cette marche de Sili au son des bruits des rues de Dakar, ce slogan d’Air Afrique proposant sur un pont la liaison Afrique-Europe… En fusionnant ainsi des éléments hétérogènes, il simule le désordre pour faire apparaître l’ordre que Sili impose : l’énergie de sa ténacité. Elle rabroue le policier étonné de lui voir tant d’argent et qui l’emmène au poste. La princesse du début chante derrière sa grille, devant des panneaux d’interdiction de stationner…  » Il y a un espoir pour ce pays !  » : leur résolution rendra aux femmes leur liberté. Car de ce foisonnement d’images, de ce débordement de sens, ne peut que sourdre une liberté qu’on ne peut embrigader.
Parlons grand-mère : Mambéty n’a jamais cessé de le dire, comme dans ce court-métrage sur le tournage de Yaaba :  » Grand-mère vengera l’enfant que l’on met à genoux « . Dernier hommage, ultime métaphore, Sili achète un parasol pour la protéger du soleil – respect de son chant comme de son âge, respect de sa Parole que le monde doit entendre, car elle  » vengera  » l’Afrique…
Les enfants peuvent danser, Sili a déjà inversé le rapport : elle a cessé de mendier et commence à donner ; elle choisit la chance en gardant 13 Soleils plutôt que les 25 qu’on lui propose…
 » Pourquoi Sud se vend-il mieux que le Soleil ?  » Journal du peuple ou journal du pouvoir : Sili a sa conception de la politique :  » Je continuerai de vendre le Soleil, comme ça le gouvernement sera plus proche du peuple !  » Mais que pourra la politique face au psychisme meurtri ? La princesse est devenue folle. Comme dans Le Franc, le film penche vers la mer, source de vie, mouvement des origines. Le jazz de Wasis Diop accompagne les bateaux du port, mais lorsqu’il s’agit de regarder le monde à la jumelle, leurs sirènes et le jazz égrainent les menaces. Car les garçons ont rattrapé Sili et jettent une de ses béquilles à la mer. Elle contera à son sauveur l’histoire de Leuk le lièvre. Clarté de la fable. Et les vendeurs de Sud lui feront écho avec leur page de titre :  » L’Afrique est sortie de la zone franc  » Dernière parodie, dernière boutade. Mambéty semble lancer, comme Sony Labou Tansi :  » Je ne suis pas à développer mais à prendre ou à laisser  » C’est dans la mer que l’homme franc pourra puiser la dérision, le rêve et la sérénité. Les enfants s’écartent lorsque son ami prend Sili sans béquilles sur les épaules. Le voilà, le legs de Mambéty, une idée simple : la victoire est détermination. Il peut conclure par une promesse :  » Le souffle de l’histoire vient d’être jeté à la mer ; le premier qui le respirera ira au paradis « .
Pour ce chef d’œuvre, merci.

///Article N° : 832

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