Victoire d’Obama. Le regard de l’un des précurseurs du Black Arts Movement, le poète David Henderson.

David Henderson : "Je ne voulais pas que la joie des Africains-Américains soit manipulée"

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5 novembre 2008. Lendemain de victoire de Barack Obama. Manhattan. Peu après 7h du matin. De chez moi, j’entends quelqu’un qui crie : O-ba-ma ! O-ba-ma ! O-ba-ma ! O-ba-ma ! Dans la rue un homme jubile.
19 janvier 2009. Veille d’inauguration. Début de soirée. Alors que je me rends au Lincoln Center de New York pour un concert en l’honneur de Martin Luther King (1), avec comme tête d’affiche le tromboniste Wycliffe Gordon, je tombe dans le métro sur un groupe de jeunes Africains-Américains, un sac au nom de leur école sur l’épaule. Le visage radieux, ils chantent, dansent, exultent. Impatients. Nous sommes sur la ligne B, direction Penn Station, d’où partent les trains à destination de Washington DC. La célébration a déjà commencé.
20 janvier. Washington DC. Bravant le froid, deux millions de personnes célèbrent en direct l’événement historique. Parmi eux, Aldwin Murray, 70 ans, professeur de sciences sociales à la City University of New York, résident harlémite de longue date : « J’étais là en 1963 pour la marche de Martin Luther King. J’étais là en 1995 pour la Million Men March organisée par la Nation of Islam, avec Louis Farrakhan. Je m’y suis rendu cette fois-ci pour l’inauguration d’Obama ». Ses impressions ? « Ce fut un grand rassemblement. Chaleureux et joyeux. Malgré le froid. Une expérience fabuleuse. Toutes ces personnes réunies… deux millions… C’est une transformation et un accomplissement majeurs. Même si je ne me fais pas d’illusions, j’ai vécu l’événement dans l’allégresse. Quelques jours plus tard, il y a encore beaucoup de monde. Certains de passage en touriste. L’atmosphère est toujours festive ; amicale et coopérative. Les gens sont très plaisants. Pour ce qui est de la suite, ça va être très difficile – la situation économique mondiale et les défis internationaux. Je suis très réaliste, mais je veux rester positif ».
Manhattan. Près d’une semaine après les festivités. Le poète David Henderson livre à Africultures son regard critique sur le succès de Barack Obama. Né à Harlem en 1942, il est l’un des précurseurs du Black Arts Movement.
Et puis naquit Umbra, embryon du Black Arts Movement
En 1962, alors âgé de 19 ans, il co-fonda Umbra, un groupe de jeunes écrivains et poètes noirs qui contribua à l’émergence du Black Arts Movement, branche artistique du Black Power Movement. Au programme de ce collectif animé basé dans le Lower East Side de Manhattan : des ateliers hebdomadaires d’écriture et de critique (Umbra Workshop) et des lectures publiques, qui devinrent vite populaires. Le saxophoniste Archie Shepp et le pianiste Cecyl Taylor apportèrent leur soutien à cet embryon du Black Arts Movement (2). En 1963, le collectif créa une revue (Umbra Magazine), dont Henderson fut le co-rédacteur en chef, puis rédacteur en chef. Y prirent la parole, entre autres, Richard Wright, Alice Walker et Ishmael Reed.
David Henderson. Impossible de mettre ce personnage prismatique dans un cadre. Une trajectoire de vie plurielle et mouvante, où l’on croise un écrivain, un poète, un critique, un professeur de littérature africaine-américaine, le concepteur d’un « funk opéra » (Ghetto Follies), un auteur de documentaire radiophonique, le maître d’œuvre d’une remarquable biographie du guitariste Jimi Hendrix (3) – la toute première, parue en 1978, vendue à plus de 300 000 exemplaires, fruit d’une gestation de plus de cinq ans. David Henderson, c’est aussi une voix et des poèmes dans des albums de jazz, signés Ornette Coleman (Science Fiction LP »), David Murray (Let The Music Take You »), Sun Ra (Love In Outerspace »)…
Dans la mouvance du « Jazz Poetry »…
Henderson est considéré comme un héritier littéraire de Langston Hughes. En résonance avec une histoire collective mouvementée, son œuvre poétique écorchée est émaillée d’événements historiques tragiques (émeutes de Harlem en 1964, assassinat de Malcom X en 1965, apartheid en Afrique du Sud…). On y croise des jazzmen légendaires – Thelonious Monk, John Coltrane, Elvin Jones… -, ou encore Jean-Michel Basquiat, Pablo Neruda. Une partie de ses écrits s’inscrit dans la mouvance du « Jazz Poetry ».
Parmi ses maîtres à penser, Langston Hughes, Frantz Fanon et Aimé Césaire. Au continent africain, sur lequel à son grand regret il ne s’est jamais rendu, il dit aimer se relier en allant voir des films, fréquentant assidûment l’African Film Festival de New York. Henderson confie son admiration pour Ousmane Sembène, le cinéaste et écrivain, dont il lui est arrivé d’utiliser l’œuvre pour ses cours.
Un poète-activiste « éternel vigilant »
David Henderson est également un poète-activiste militant dans l’âme ayant pris part à divers groupes d’action noirs et à des mouvements pacifistes. Le sens critique à vif, Henderson aime à cultiver une posture d' »éternel vigilant » et se faire éveilleur d’inquiétude. Engagé dans la lutte contre l’invasion et l’occupation de l’Irak par les États-Unis, il a aujourd’hui les yeux rivés sur la Palestine. À peine l’interview a-t-elle débuté qu’il s’insurge contre les attaques perpétrées par Israël : « Ce qui vient d’arriver à la Palestine ressemble à mes yeux à un génocide. Et ça me met hors de moi. J’espère qu’Obama sera très ferme sur la question. » Si Henderson est pris d’un élan d’euphorie le soir de la victoire d’Obama, c’est en portant sur lui-même un regard lucide teinté d’ironie. Il démystifie l’événement, tentant de ne pas se laisser piéger par l’idéalisation, ferment d’un endormissement périlleux à ses yeux.

David Henderson : « Je ne voulais pas que la joie des Africains-Américains soit manipulée »
entretien de Christine Sitchet avec David Henderson
Manhattan, janvier 2009

Le 4 novembre, Barack Obama a été élu. Le 20 janvier a eu lieu l’inauguration. Quel est votre regard sur ces événements ? – vous le témoin de plus d’un demi-siècle d’histoire américaine, vous le poète, vous l’un des précurseurs du Black Arts Movement ?
Le jour des élections, avec un groupe d’habitants du Lower East Side (4)[Manhattan], je me suis rendu à Time Square, où nous avons regardé le discours d’Obama sur un écran géant. Puis nous avons continué notre route, nous dirigeant vers Harlem. Nous avions prévu de nous rendre au State Office Building,où le député Charles B. Rangel et d’autres personnalités politiques animaient des célébrations avec musique live et banquet. Mais nous avons été retenus à l’intersection de la 134ème rue et de la 7ème avenue, dans un lieu appelé The Shrine, qui fait penser au fameux club de Fela Ransom Kuti, au Nigeria. Le DJ jouait un mélange de reggae, d’afro-beat et de soul, sur lequel il était fabuleux de danser. Juste à côté de cet endroit, se trouvait un restaurant africain où dînaient des Africains élégamment vêtus. Ils nous regardaient, presque amusés, nous qui étions dans la rue, faisant des allers venus dans le club, tous euphoriques, presque comme des fous emportés par notre ravissement. Maintenant que nous avons célébré, le vrai travail commence.
Concernant l’inauguration, dites-moi d’abord quel a été pour vous le moment le plus fort.
À mes yeux, le moment le plus poignant fut lorsque Aretha Franklin a chanté My Country’Tis of Thee lors de l’inauguration à Washington DC. C’est la voix de notre génération. Elle a grandi au sein de l’église. Son père était un célèbre pasteur baptiste très impliqué dans le Civil Rights Movement. Tous les deux ont apporté leur soutien actif à Martin Luther King, participant à la levée d’importants fonds lorsque le besoin se présentait – ce qui était souvent le cas. Et la voici chantant ce gospel pour Obama… Ce fut une scène incroyable. L’autre événement d’importance à mes yeux s’est déroulé à l’occasion de l’un des bals organisés le soir de l’inauguration – lorsque Obama et sa femme firent leurs premiers pas de danse ensemble en tant que président et première dame, tandis que Beyonce chantait une version magnifique de At Last, morceau d’Etta James.
Où étiez-vous le jour de l’inauguration et comment vous sentiez-vous ?
Ce fut quelque chose de très fort. En même temps, je retenais mon émotion, par crainte d’être déçu. Bien sûr que j’étais heureux mais j’avais aussi peur que mon émotion ne soit exploitée. Je ne voulais pas que la joie des Africains-Américains soit manipulée. Je ne voulais pas d’une exploitation de la culture noire. C’est un grand honneur d’avoir un président noir mais je me sentais en même temps déchiré. Je ne me suis pas rendu à Washington DC. J’ai fait le choix de rester à New York. J’ai regardé une partie des festivités mais n’ai pas célébré l’événement. C’était très fort. Il y avait cette énergie incroyable que l’on pouvait sentir même en regardant l’inauguration à la télévision. Mais pour moi il y avait une surabondance de joie et j’ai refusé d’y participer. Je souhaitais conserver mon calme et un équilibre face à l’intensité de cet événement. Cela a été pour moi un moment de réflexion silencieux, où je me préparais à cette nouvelle histoire, qui sera une aventure étrange. Voici une nouvelle page qui s’ouvre. L’un de mes amis a dit : « c’est un nouveau livre ». Je suis d’accord avec lui. C’est bien un nouveau livre. Et il vaut mieux que ce soit un nouveau livre ! Ça relève presque de l’intervention d’une force extraterrestre, ou bien c’est quelque chose d’inspiration divine. Tout cela est arrivé presque d’un coup.
Quelles sont vos attentes maintenant ?
J’espère que toute cette émotion et cette victoire vont nous faire avancer vers où nous avons besoin d’aller. Un véritable jour nouveau. Mais je n’aime pas cet énorme consensus – tout particulièrement chez les Africains-Américains. Bien sûr que nous éprouvons de la joie. Nous avons cet homme noir à la Maison blanche… Bien sûr que cela me rend heureux de le voir lui, sa femme et leurs enfants… En même temps je crains que les Noirs soient très peu critiques d’Obama et cela me fait peur. Maintenant nous sommes supposés être tellement contents d’avoir un président noir que nous allons oublier nos exigences de justice… Je trouve que nous sommes d’une certaine manière manipulés émotionnellement. Et je ne veux pas que l’histoire de mon oppression soit utilisée contre moi. (…) Depuis les derniers jours de campagne jusqu’à la victoire électorale, avec cette ferveur croissante pour Obama, on peut dire que le pays célébrant son affirmation démocratique a été utilisé comme un écran de fumée placé devant des banquiers en train de piller l’État. Le défi pour Obama c’est de nous sortir maintenant de cette oppression économique.
(…)
Pensez-vous que la victoire d’Obama va avoir un effet sur « l’estime de soi » des Noirs ?
Je vois certaines femmes noires chercher à blanchir leur peau et défriser leurs cheveux parce qu’elles ont peur, sans cela, de ne pas être attirantes. Ce manque de confiance est un problème émotionnel lié à un phénomène d’oppression et un racisme institutionnalisé. Comme directement inspiré par l’aryanisme, avec une esthétique raciste qui se retrouve dans les médias. Je dois dire que je ne suis pas certain qu’Obama va réussir à changer cela. Mais je crois qu’il va certainement changer le cours de l’histoire et qu’il aura un impact important sur l’estime de soi des Noirs. Je le sens déjà. (…)
Qu’en est-il de l’effet produit par le nom « Barack Hussein Obama » ?
Obama est un nom très rythmique et non américain. C’est presque devenu un mantra public. Dans la presse, le type d’informations qui nous est donné est essentiellement répétitif. De ce fait, vous avez tout naturellement un effet de répétition du nom « Obama ». Et puis il y a les supporters, qui répètent inlassablement ce nom, qui le chantent sans cesse… Bien sûr, cela est venu nourrir la campagne électorale d’Obama ; qui voulait que les gens répètent son nom inlassablement, si bien que quand ils se retrouveraient devant l’isoloir, ils s’en souviendraient. C’est un mécanisme très basique. Ça devient un mantra, que vous l’identifiez comme tel ou non. On peut dire que c’est un mantra inconscient. C’est l’un des mécanismes utilisés par la publicité – la reconnaissance des noms. Les gens s’attachent simplement au son du mot. Ça n’est pas quelque chose de profond. D’une certaine manière, plus les gens sentent qu’Obama est celui qui va résoudre leurs problèmes et leur donner une bonne impression d’eux-mêmes, plus ils prononcent son nom avec vénération et amour. C’est un mantra que vous répétez sans cesse. Ça n’est pas profond. Ça existe, c’est tout.
(…)

(lire l’interview intégrale en anglais :[//africultures.com/php/index.php?nav=article&no=8393])

1. Aux Etats-Unis, le troisième lundi du mois de janvier a été décrété « Martin Luther King Day ». Il est jour férié.
2. Black Arts Movement : 1965-1975.
3. Une version révisée et enrichie est parue l’année dernière aux États-Unis. Traduite en plusieurs langues, cette biographie n’est jamais parue en français.
4. David Henderson réside dans le Lower East Side de Manhattan.
///Article N° : 8392

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© Christine Meilicke