Le Titanic carcéral

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Dans notre société, la prison assure la fonction d’un dépotoir : un lieu où l’on entrepose les éléments indésirables. Parmi ces éléments, les migrants et les jeunes dits « d’origine immigrée » (1) occupent une place croissante (2). Le régime d’exception auquel sont soumis les quartiers populaires (quadrillage policier) et la politique des quotas d’expulsions expliquent en grande partie cet état de chose. L’enfermement des étrangers prend aujourd’hui de telles proportions qu’on peut se demander si, désormais, les centres de rétention et zones d’attente ne font pas partie intégrante de l’archipel carcéral. Ces derniers temps, le système pénitentiaire français prend l’eau de toute part, révélant ainsi les limites de la politique sarkozienne du « grand renfermement » (incarcérations massives). A plusieurs reprises, j’ai été amené à intervenir dans des prisons (atelier d’écriture, cours). J’en garde le souvenir d’un purgatoire (3), d’un lieu où la réinsertion du détenu n’est qu’un leurre. Le pénitencier reste d’abord un lieu d’expiation, une machine à punir qui, inéluctablement, fabrique des fauves et détruit des vies. Construire de nouvelles prisons est tout sauf une solution, c’est alimenter l’inflation carcérale et étendre le domaine des zoos humains.

J’ai rendez-vous, pour la première fois, à la prison de Loos
Temps ensoleillé, froid et sec ; idéal pour pédaler. J’enfourche mon vélo à Wazemmes (quartier populaire de Lille) et je trace. J’ai rendez-vous, pour la première fois, à la prison de Loos. Je parcours au hasard cette ville-dortoir de la banlieue de Lille mais ne trouve aucune pancarte indiquant la direction de la prison. Je déplie et examine ma carte routière. La prison ne se situe pas à Loos mais dans sa marge : une zone tampon, délimitée par les eaux saumâtres de la Deule, le flux de gomme et d’acier du boulevard périphérique sud et les circonvolutions de tuyaux, tubes et pistons de l’usine Kuhlmann. Sur la carte de l’agglomération lilloise, le centre pénitentiaire de Loos est signalé par deux formes géométriques : un quadrilatère représente le centre de détention (réservé aux condamnés) et une étoile à trois branches la maison d’arrêt (réservée aux prévenus et courtes peines). Tout autour, l’espace blanc figure, en creux, la présence implicite d’un vaste périmètre de sécurité – un cordon sanitaire – aux pourtours duquel se détache le rectangle d’une usine d’incinération. Quel rapport peut-il bien exister entre une déchetterie et une prison, entre retraitement des déchets ménagers et « reclassement social » des détenus ?…
De l’extérieur de la prison, rien ne filtre de la vie carcérale. Une longue muraille de briques décrépies, rythmée par quelques lourdes portes boulonnées, oppose une fin de non-recevoir aux regards indiscrets. J’hésite longuement avant d’appuyer sur le bouton de l’interphone. Une sourde hostilité filtre à travers la raideur martiale des murs de l’édifice. Une fois admis à l’intérieur de l’enceinte, après avoir décliné mon identité au surveillant assis dans le premier poste de contrôle, des sentiments contradictoires m’envahissent : un mélange de fascination et de répulsion. Dans d’autres circonstances, j’apprécierais sans doute la majesté de l’ouvrage fortifié. Le centre de détention occupe en effet le site d’une ancienne abbaye. C’est autour de cette vieille bâtisse que se déploie le système défensif du pénitencier : double enceinte, chemin de ronde, miradors, treillis de barbelé. Depuis la cour d’honneur, qui pourrait être celle d’un musée ou d’un hôtel particulier parmi d’autres, rien ne laisse deviner, au-delà de la façade de style, le ronronnement vengeur d’une machine à punir bien huilée.
Une fois passé ce sas, c’est la plongée dans un univers parallèle, situé quelque part entre l’hôpital et le zoo.
Pour pénétrer à l’intérieur du quartier de la « Détention », la prison proprement dite, il me faut d’abord passer par une sorte de sas de décompression où un surveillant contrôle à nouveau mon identité et me fournit une alarme portable. Le sas passé, c’est la plongée dans un univers parallèle, situé quelque part entre l’hôpital et le zoo. « Le bruit et l’odeur », voilà ce qui me frappe en premier lieu. Le bruit, c’est le cliquetis des clés, le claquement des portes métalliques, le déblocage électrique des systèmes de fermeture. Mais ce qui m’entête surtout, c’est le bourdonnement incessant – ponctué de cris, de joutes verbales et de rires épileptiques – de naufragés rivés à leur numéro d’écrou comme à une ancre invisible : les « taulards »… Dans ce magma sonore qui de partout dégouline, seul le silence pourrait être assourdissant. L’odeur, un composé antithétique de détritus et de désinfectant, a la consistance d’une matière vivante, moite et spongieuse.
(…) un paysage cellulaire : une ruche humaine où les habitations se distribuent sur cinq étages en une série d’alvéoles de béton équipées de hublots
Sous mes pas mal assurés se déroule une gigantesque place rectangulaire autour de laquelle se dresse, bien à la verticale, la ville carcérale. Cette place qui n’autorise que des passages obligés a ceci de particulier qu’elle ne donne sur aucune rue, aucun commerce, aucune maison, rien, ou plutôt si… : des murs affrontant d’autres murs, dans un tête à tête sans issue. Quittant le rez-de-chaussée, mon regard s’élève vers les hauteurs, je découvre alors un paysage cellulaire : une ruche humaine où les habitations se distribuent sur cinq étages en une série d’alvéoles de béton équipées de hublots – des œilletons obturés par un cache. Ces cellules, cabines à la pressurisation minutieuse, sont reliées les unes aux autres par des coursives et chacune de ces coursives, qui parcourent les deux côtés d’un quadrilatère, est reliée à sa jumelle par trois ou quatre passerelles.
Tout cela me rappelle étrangement l’architecture d’acier des anciens paquebots transatlantiques et ne fait que rendre plus sensible l’absence d’horizon. Autour de moi, des hommes promènent leur solitude de long en large et de bas en haut dans les coursives, cales, machineries, entreponts et escaliers de tôle du Titanic carcéral. Ce sont les passagers forcés d’une croisière immobile, les éclaireurs d’un naufrage annoncé : le naufrage d’un « monde libre » (4)4 où une marée montante de geôliers délateurs, de gardes frontières, de dispositifs de contrôle est censée garantir notre liberté.
Post-scriptum
Traqués sans cesse, enfermés, expulsés, criminalisés, les migrants, ces « nègres marrons » du 21ème siècle, nous rappellent que la première liberté, c’est la liberté de mouvement, la liberté de se déplacer, la liberté de vivre avec qui on veut ; et cela suppose la transgression des frontières (étatiques, culturelles, sociales…). La liberté s’exerce, elle appartient à l’ordre de l’action (la réalisation, l’invention de soi) et non à celui de l’avoir : ce n’est pas un bien, une propriété que l’on puisse protéger mais au contraire un mouvement d’émancipation vis-à-vis de toutes les servitudes, de tous les états de domination, de tous les simulacres de la « matrice ». La liberté est une expérience fugitive, une fugue créatrice, une ballade qui se joue en mode mineur. Méfions-nous donc des chefs d’orchestre, de leurs terres promises (la « sécurité », la « croissance », le « pouvoir d’achat »…) et de leurs boucs émissaires (l’immigration clandestine, la « racaille » des banlieues, le terrorisme des islamistes ou de l’ « ultra-gauche »…) : ils pullulent en temps de crise…

1. Pour ne pas dire arabes, noirs ou asiatiques puisqu’un tiers de la population française a une ascendance étrangère…
2. Le dernier dossier de l’Observatoire International des Prisons, « Etrangers en prison : aux confins de l’absurde », met en lumière la surreprésentation des étrangers en prison : plus de 20 % de la population pénale. Cette surreprésentation est directement liée à la législation spécifique sur l’immigration et le séjour irrégulier.
3. Le Purgatoire est un « au-delà » intermédiaire, entre l’enfer et le paradis, entre la damnation et le salut, où les âmes « purgent » leurs peines.
4. Marque déposée par l’Occident…
– Sur l’importance de la question carcérale pour les mouvements d’émancipation afro-américains, se reporter à mon article : « Derrière les barreaux, le rugissement de la panthère noire (Black panthers) » [ n°7433 ]
Dans un passage de Tristes tropiques, Lévi-Strauss inverse le regard que nous portons sur la cruauté des peuples dits « primitifs » (sacrifices, cannibalisme rituel, etc.). Pour un « Indien » d’Amazonie qui considère comme vitale l’appartenance à la communauté, ce que nous faisons dans nos prisons mais aussi dans nos maisons de retraite ou dans nos hôpitaux psychiatriques, voilà le summum de la barbarie !…
« On peut opposer deux types de sociétés : celles qui pratiquent l’anthropophagie, c’est-à-dire qui voient dans l’absorption de certains individus détenteurs de forces redoutables le seul moyen de neutraliser celles-ci, et même de les mettre à profit ; et celles qui, comme la nôtre, adoptent ce que l’on pourrait appeler l’anthropémie (du grec émein, vomir) ; placées devant le même problème, elles ont choisi la solution inverse, consistant à expulser ces êtres redoutables hors du corps social en les tenant temporairement ou définitivement isolés, sans contact avec l’humanité, dans des établissements destinés à cet usage. A la plupart des sociétés que nous appelons primitives, cette coutume inspirerait une horreur profonde ; elle nous marquerait à leurs yeux de la même barbarie que nous serions tentés de leur imputer en raison de leurs coutumes symétriques. »
Tristes tropiques, Lévi-Strauss, p. 464, éd. Terre humaine/poche///Article N° : 8641

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