L’imagination au pouvoir

Contre la censure politique

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Suite à l’article « La compagnie O Mcezo* Cie frappée d’exclusion par l’Alliance franco-comorienne de Moroni » (publié le 03/06/2009), qui reprenait les termes de la newsletter de la compagnie O Mcezo*, nous publions en complément cette contribution de notre collaborateur Soeuf Elbadawi, directeur artistique de cette compagnie.

O Mcezo*, compagnie comorienne de théâtre dont le nom signifie jeu, plaisir et représentation, ne sera plus à l’affiche de l’Alliance française de Moroni. Cette déprogrammation de ma compagnie en ce lieu, et pour des raisons politiques, ne me surprend guère. Nous en attendions la décision depuis que le plasticien Seda avait été suspendu de son travail à l’école française pour avoir participé à la gungu performance du 13 mars 09 (cf. article publié le 24/03/2009), une performance artistique contre le viol de l’intégrité territoriale des Comores, faisant écho à la vingtaine de résolutions des Nations Unies sur cette question. Il fallait que cela m’arrive, à mon tour. Les autorités françaises à Moroni l’auraient même annoncé à un groupe d’artistes réunis il y a un peu plus de deux mois. Ils tenaient absolument à administrer une leçon à ces artistes impertinents que nous sommes devenus. Je ne doute pas un seul instant que les jeunes de Ma Watwaniya ou encore le journaliste Saindou Kamal’Eddine, avec qui nous avions organisé cette performance, seraient également menacés de représailles. Le fait qu’ils ne travaillent pas avec les milieux culturels français les préserve du couperet pour un moment.
La décision du comité de gestion de l’Alliance n’est donc qu’une conséquence d’un processus autrement plus réfléchi. À ceux qui auront mal compris le sens de cette histoire franco-comorienne, je n’ai pas sollicité l’Alliance française de Moroni après le gungu du 13 mars, comme il a été dit. J’ai demandé à l’Alliance si elle allait respecter les engagements pris depuis novembre 2008 auprès de la compagnie, malgré mes convictions affichées en public. Mais le vrai débat ne se situe pas là. Il est dans cette capacité qu’ont les œuvres d’imagination à franchir des lignes que nos représentants en politique ne peuvent dépasser aujourd’hui. La fanfare des fous, spectacle que je préparais sur le plateau de l’Alliance, est une réponse aux viols de nos imaginaires que j’ai mis trois ans à envisager, et que je n’ai pas encore fini d’écrire. Comme il ne s’agit pas de narration classique, mes détracteurs ont mis du temps avant de comprendre le poème. Car le poème est difficile. Or, comme l’explique le philosophe Jean-Luc Nancy, c’est cette difficulté du poème qui ouvre l’esprit, force au débat, libère les consciences, dans la mesure où il oblige le citoyen à réfléchir. Lorsque La fanfare des fous a commencé à dire que « nos dirigeants sont comme nous, ils meurent sur leurs trônes », l’adversité tapie dans l’ombre a paniqué sur le sens de ce qui y était transfiguré. Surtout qu’à la fin du spectacle, les personnages reprennent en chœur les strophes du chanteur Ali Affandi, où il est dit « subuti umwambie/ nalawe m’kolo » (1) et « o mwili wa mkomori/ kauna biyashara » (2). Je pouvais compter les jours de présence me restant à faire à l’Alliance à partir du moment où nous avions présenté une partie de ce travail au public, qui a aimé, applaudi, et apprécié.
À ceux qui posent la question de savoir à quoi servent les artistes aux Comores, je réponds que notre force réside dans cette capacité à poser des questions. Lorsque ces questions dérangent, il peut sembler normal de nous écarter du plateau. Aujourd’hui, tout le monde braque les yeux sur la gungu performance du 13 mars 2009, et d’ailleurs il va falloir labelliser le jour du gungu. Mais cette performance n’était pas si différente finalement de ce que nous cherchions à fabriquer avec les moyens du bord à travers La fanfare des fous. Ce spectacle parle de la dépossession citoyenne et de la mémoire défaite d’un archipel au destin de lune. Avec ou sans gungu, ceux qui l’ont déprogrammé à l’Alliance ne pouvaient qu’agir de cette manière-là. La seule différence entre La fanfare des fous et le gungu, c’est que la performance avait ce rapport direct avec le terrain, qui abat les murs entre l’homme de la rue et ceux qui s’abritent dans une salle de privilégiés venus applaudir du spectacle. Le gungu est une tradition populaire dans le pays. En le réinventant, nous accédions tout de suite à l’intimité de centaines de personnes dans les rues de Moroni. Les jeunes qui nous ont suivis, les mamans du petit marché qui nous ont ovationnés, la foule qui a porté ce gungu jusqu’à son terme, laissait entendre qu’une œuvre de création pouvait atteindre son public, et forcer l’imaginaire à ne plus renoncer aux valeurs qui nous fondent. En tant qu’artiste, je me suis moi-même rendu compte que ce que je proposais pouvait avoir énormément de sens pour les gens. Il n’en fallait pas plus pour paniquer nos détracteurs, et la question qu’ils posent est alors sans ambiguïté : « Jusqu’où va-t-il aller ? »
Car ceci est la vraie raison de ce qui se passe avec l’Alliance française. Les œuvres d’imagination se refusent au viol de notre intégrité territoriale. La culture devient citoyenne. Mais je travaille depuis longtemps déjà sur cette phase-retour de l’utopie en nos esprits pour savoir qu’on ne pouvait pas laisser courir une telle réflexion. On préférerait laisser place à des artistes qui ne dérangent pas dans le paysage, et qui ne s’interrogent pas sur leur société. Nous irons donc ailleurs, et c’est le prix à payer pour notre liberté de création. Maintenant, il y a le reste. Il y a ce sale travail qui consiste à diaboliser l’artiste pour mieux le disqualifier intellectuellement. Raciste, xénophobe, anti-français. Le langage de l’Alliance française à Moroni s’enrichit et se nourrit à l’aune de la bêtise collective. On qualifie l’expression citoyenne d’un artiste de « manifestation politique violente ». Violente envers qui ? Et contre quoi ? Contre la relation coloniale ? Pourquoi devrais-je subir la bêtise de ceux qui bradent cet archipel ou de ceux qui manipulent les miens pour des intérêts qui ne nous concernent pas ? Je travaille principalement sur la relation, et sur ce qui l’entache au quotidien. Les contribuables français que je rencontre régulièrement dans ma vie d’artiste ne comprennent pas que des représentants de l’Autorité française puissent avaliser, voire organiser, ce qui se passe entre Anjouan et Mayotte. Des milliers de morts sous visa Balladur, noyés en mer comme des chiens sans terre. Ces contribuables ne comprennent pas pourquoi on a divisé un pays, démantelé cet archipel, en leur nom. Ils estiment que nous avons d’autres choses à nous raconter, d’autres histoires à tisser. Ceux-là, je leur fais confiance et leur relate mon enfance dans un pays assiégé, avec des chiens de guerre, des présidents assassinés, des cousins qui disparaissent ou qui succombent à une balle perdue. Je leur dis que mon père a été un jour gendarme colonial, avant de devenir nationaliste. Que son frère a dû torturer des Algériens pour le drapeau français, avant de se retrouver sans le moindre droit, errant tel un clandestin pendant trois ans dans une France ingrate. Oui ! La relation pose problème à ce niveau, et il faut la libérer de tous ces démons de la bêtise qui nous assaillent jour et nuit. Oui ! Il faut que mes amis français se fassent violence pour savoir ce qu’on a commis comme crimes en leur nom.
Les Comoriens dans la rue à la suite du gungu le 13 mars 09 étaient quasi heureux. Aucun sentiment anti-français de leur part. Ils se refusaient juste à la relation coloniale telle qu’édictée par l’adversité. La décision de l’Alliance française à Moroni laisse entendre que la relation avec nos artistes ne peut être que tarifée, et de manière verticale. La direction toute puissante en haut, et les artistes écrasés en bas de l’échelle. Nous accueillons ton travail, vont-ils dire désormais, mais tu fermes ta petite gueule. Nous payons ton silence, mais comme toute prostituée, tu n’as pas à venir te plaindre. Je ne suis pas comme beaucoup d‘entre nous qui avons renoncé à la dignité et au respect. Je ne me refuse pas à la complexité d’une relation où l’entente doit se négocier au prix de la liberté. Je le dois à chaque citoyen de cet archipel, qui espère en cette écriture en cours d’accouchement. Dans Moroni Blues/ une rêverie à quatre, l’un de mes personnages réplique à son camarade, en disant : « Heureusement qu’on ne t’a pas traité de terroriste ». Le discours de l’Alliance française à Moroni consiste à manipuler l’opinion dans un seul sens. Faire de moi une figure contestable, qu’il vaudrait mieux ne pas fréquenter. Normal ! Car si on me fréquente, que l’on soit français ou comorien, on est bien obligé de savoir que ce pays s’épuise dans une relation coloniale sans fin. En faisant de moi un homme dangereux, on pense pouvoir me faire taire, et me griller auprès de l’opinion. Quelqu’un disait un jour que la fabrique de l’ennemi est « la création d’un point noir sur une surface blanche ». Je suis devenu ce coupable idéal. Cela devrait faire réfléchir notre ministère de la culture sur notre capacité à réveiller les consciences. En tous cas, le même disait que « parce que nous avons inventé l’ennemi n° 1 et que nous l’avons arrêté, vous savez maintenant que vous aussi vous pouvez devenir ennemi n° 1, l’ennemi n° 1 est le risque que vous courrez si vous vous opposez à nous ». Ce « nous » reste à définir. Mais d’ores et déjà les artistes comoriens ayant l’habitude de fréquenter l’Alliance française doivent savoir ce qui va leur arriver, s’ils rentrent dans la ligne de tir des autorités françaises à Moroni. Les œuvres d’imagination atteignent un public que même nos hommes politiques n’arrivent à atteindre, coincés qu’ils sont dans leurs contradictions sous manteau diplomatique. À nous de trouver d’autres lieux d’existence pour être au cœur de l’histoire d’un peuple au destin de lune. Nos rêves d’artistes instillent un champ de liberté dans les consciences. Il serait dommage qu’ils ne puissent plus se produire au grand jour, y compris pour mes amis français.

1. « ose-lui dire/ que le colon s’en aille »
2. « l’âme de ce pays n’est pas à vendre »
Soeuf Elbadawi, auteur et artiste
Directeur artistique de la compagnie O Mcezo*///Article N° : 8694

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