Prendre le monde par les mots

Deuxieme Partie de "La longue marche du petit-nègre dans l'Édition occidentale"

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Première partie : Harare North de Brian Chikwava
Le roman Harare North du Zimbwabwéen Brian Chikwava a paru (en anglais) en avril dernier chez Jonathan Cape. Une nouvelle du même auteur avait remporté le prix Caine pour la littérature africaine. Intitulée Seventh Street Alchemy, elle décrivait, en une tranche de vie, la capitale du Zimbabwe, la « vraie » Harare. La ville de Londres décrite dans le roman sous le nom d’Harare North en constitue comme le reflet brisé. Cette brisure passe par le langage utilisé, un Broken English, un anglais petit-nègre. Une occasion pour nous de nous pencher sur les rapports entre l’auteur africain, l’édition occidentale et le terrain sensible de leurs échanges : la langue.

Le monde se prend aussi par les mots. Se prend et se reprend (1).
Dire le monde, sa propre terre, son histoire et ses relations avec les autres terres, c’est se les (ré)approprier. Le paradoxe, dans le cas des auteurs des (anciennes) colonies, c’est que cette (ré)appropriation passe par la possession et la maîtrise de la langue des (anciens) maîtres. Sauf s’il choisit d’écrire dans une langue africaine (ou en arabe pour les pays arabophones), et toujours s’il vise une reconnaissance au-delà de son territoire régional ou national, il opte pour la langue de celui qui est ou a été le colonisateur. Or, en raison des rapports de force économiques, celui qui possède les moyens de rendre, par la publication, cette reconnaissance effective, a quasi toujours appartenu à la sphère de l'(ancienne) puissance coloniale.
C’est évident du temps des colonies. Cela demeure vrai aujourd’hui, en tout cas pour l’Afrique. Dans Éditer dans l’espace francophone, Luc Pinhas note qu’en 1960, le continent africain, Maghreb et Égypte compris, produisait 1,4% des 364 000 titres publiés dans le monde, soit 5000 titres, et qu' »au cours des années 1990, alors que l’Afrique représentait 12 à 13 % de la population mondiale, la proportion était restée rigoureusement identique« , ce qui donnait, ajoute-t-il, pour l’année 1994 par exemple, une production de 14000 titres pour une population de 700 millions d’habitants. Des titres, précise-t-il, publiés pour leur majeure partie dans trois pays : l’Égypte, le Nigéria et l’Afrique du Sud. Une situation dont « à l’entrée du XXIe siècle, malgré la difficulté à réunir des chiffres globaux, on ne peut pas dire (c’est une litote), qu’[elle]se soit fondamentalement améliorée«  (2).
Si l’on ajoute à ce constat que parmi les titres publiés en Afrique, une partie importante l’est dans le domaine scolaire ou parascolaire pour la jeunesse, et que les maisons d’édition de taille basées en Afrique sont souvent des filiales ou des antennes de groupes européens, on se rend compte que la divulgation de la création littéraire africaine est tributaire du Nord, de ses langues, de sa culture. Avec un passage obligé par Londres, Paris ou Lisbonne (3).
Or ce passage implique un rapport spécifique entre l’auteur africain et l’éditeur européen.
Instance éditoriale et stratégies de l’auteur
Du côté de l’éditeur, on dira, en schématisant, que, du temps des colonies, le juge était aussi partie. Juge, l’éditeur l’était comme instance de décision de publier ou non le manuscrit… Partie, il l’était en tant qu’un des termes d’une relation sociale plus large avec celui-là même dont il devait juger l’œuvre, une relation de force pour l’un, de dépendance pour l’autre, à laquelle ni l’un ni l’autre ne pouvait se soustraire (4). Et qu’on le veuille ou non, que l’on en soit conscient ou non, le responsable éditorial européen d’aujourd’hui demeure dans un même rapport ambigu avec l’auteur d’un ancien pays colonisé. Le passé de cette relation colonisateur-colonisé traverse au mieux, biaise au pire sa décision. Dans un sens ou dans l’autre. Soit que l’éditeur perpétue les présupposés culturels de la colonisation. Soit que, héritier d’un passé qu’il réprouve, il veuille en racheter ce qu’il voit comme des fautes.
La ligne de démarcation sur laquelle se prend la décision d’envisager ou non la publication, la zone de tolérance ou d’intolérance des textes en attente d’un examen plus approfondi, ne touchent pas au politique, ni même au culturel, pas encore au commercial, mais d’abord à la langue et à sa maîtrise. Le maître, propriétaire de la langue d’édition, juge de la maîtrise des propriétés de cette langue par celui qui en est l' »emprunteur ». Il détermine si ce dernier possède ce qui lui a été donné, à lui-même, en héritage. C’était à coup sûr vrai sous les colonies. Cela le reste, de manière certes atténuée et plus subtile, depuis les indépendances. Si la démonstration de la possession de la langue est moins à faire, et alors qu’en matière de langue, il n’est pas de propriété qui tienne, que possession vaut propriété, la distinction entre ces deux termes semble perdurer. À preuve, cette différenciation entre écrivain français et écrivain francophone, le second parlant la langue du premier…
Dans ce rapport triangulaire entre l’éditeur, l’auteur et la langue qui fait fonction de terrain d’entente ou d’affrontement, l’auteur se doit de développer une stratégie. Celle-ci peut être de soumission : l’auteur de la périphérie se plie le plus parfaitement aux règles et aux usages de l’instance centrale, académie, université, milieu littéraire hégémonique. À l’opposé, elle peut être de rébellion, mais les cas de franche transgression sont rares, celle-ci pouvant être prise pour de la maladresse (5) : « Pour pouvoir bousculer sans dommage la langue française, il faut, d’abord, l’avoir maîtrisée dans de longs exercices, comme le cavalier qui a dompté une pouliche rebelle« , disait Senghor dans un étrange mais significatif transfert de la soumission à la langue à sa maîtrise, de la « rébellion » éventuelle contre les règles à l’insoumission de la langue.
Entre soumission et transgression, les nuances, les compromis, les agencements sont multiples. Beaucoup, dépassant les attentes, surenchériront dans l’exposition des mots recherchés et des formulations alambiquées. Ou, à l’instar de Senghor, exalteront la langue, trouvant dans ce lyrisme le moyen d’épouser les rythmes qu’ils reconnaissent comme ceux de leur culture. D’autres, de plus en plus nombreux, à la suite – parmi d’autres – d’un Kourouma, qui a lui-même, au début, eu de la peine à imposer l’intrusion d’expressions, de jeux de mots et d’une certaine syntaxe malinké dans ses récits, tentent de marier les langues, la française et la langue de leur mère ou de leur terre (6).
Mais toujours, y compris dans les écarts, l’auteur a à faire preuve de sa connaissance de la norme et quand il ne le fait pas sous la pression de l’instance éditoriale (René Maran et Camara Laye auraient réécrit plusieurs fois leurs textes jusqu’à atteindre une qualité qui en ferait des modèles à diffuser dans les écoles africaines), il l’intériorise dans un acte d’autocensure : « Pour pouvoir écrire, il fallait bien maîtriser la langue française. Ce qui n’était pas tout à fait encore mon cas« , avance Ahmadou Kourouma pour expliquer son entrée tardive dans l’écriture (7).
À la décharge de l’éditeur, on dira, bien sûr, qu’il n’est pas aisé de tracer une ligne entre l’erreur et la trouvaille, entre l’approximation et l’invention syntaxique, le tâtonnement et l’originalité stylistique, le métissage et le salmigondis (8). Au-delà de l’orthographe et de la grammaire, on entre de plain pied dans le subjectif (9). Mais même en deçà : un exemple au moins dans l’édition occidentale montre qu’à ces niveaux orthographique et grammatical, il peut y avoir choix. Que la tolérance à l’irrégularité et donc à la marginalité culturelle peut aller jusqu’à ces niveaux considérés comme objectifs. Nous voulons parler de The Palm-Wine Drinkard (10), traduit en français par Raymond Queneau, sous le titre de L’Ivrogne dans la brousse (11)…

1. C’est, en quelque sorte, le sens du titre Africa Writes Back, où James Currey retrace l’histoire de la célèbre collection « African Writers », dirigée par Chinua Achebe chez l’éditeur Heinemann. James Currey, Africa Writes Back, The African Writers Series and the Launch of African Literature, Oxford, James Currey, Johannesburg, Wits University Press, Ibadan, Hebn, Nairobi, EAEP, Harare, Weaver Press, Mbuki na Nyota, Dar Es Salaam, 2008.
2. Luc Pinhas, Éditer dans l’espace francophone, Paris, Alliance des éditeurs indépendants, 2005, p. 74.
3. Depuis quelques années, cependant, du fait de la plus grande dispersion de l’immigration sur le continent européen, on voit émerger des écrivains africains qui écrivent dans une langue européenne qui n’est pas celle de l’ancienne puissance coloniale ou dont les œuvres paraissent d’abord dans une traduction. C’est, entre autres, le cas en Italie avec des auteurs comme la Guinéenne Aminata Fofana (La luna che mi seguiva, Turin, Einaudi, 2006) ou aux Pays-Bas avec des écrivains tels que l’Ougandais Moses Isegawa ou la Nigériane Chika Unigwe, déjà citée (voir Partie I, note 7). Il serait intéressant d’étudier, chez ces auteurs, le rapport en quelque sorte triangulaire entre leur culture d’origine, éventuellement leur langue maternelle, la langue européenne véhiculaire de leur pays de départ, enfin la langue du pays d’accueil ou d’édition.
4. Comme l’a montré Albert Memmi dans Portait du colonisé et Portrait du colonisateur, Paris, Gallimard, Folio actuel n° 97.
5. Cité par Gabriel Manessy, Le français en Afrique noire. Mythe, stratégies, pratiques, Paris, L’Harmattan, coll. « Espaces francophones », 1994, p. 35.
6. « La langue française est entourée d’une grande dévotion. Objet d’une sorte de fétichisme stérile qui a hypothéqué jusqu’à ces derniers temps les travaux d’écrivains non-français, mais possédant en elle leur unique moyen d’expression… Le style qu’on veut bien m’accorder vient du fait que je ne cherche pas à endiguer le flot de jeux de mots africains, mais à le canaliser », Ahmadou Kourouma cité par Alain Ricard, Littératures d’Afrique noire. Des langues aux livres, Paris, Cnrs Éditions / Karthala, 1995, p. 246.
Référence extraite elle-même de la thèse que Jean-Francis Ekoungoun a consacrée à la genèse des Soleil des indépendances et qui contient de nombreuses pages sur la dialectique entre le respect de la norme et les écarts par rapport à elle (Le manuscrit intégral des Soleils des Indépendances d’Ahmadou Kourouma, Essai d’analyse sociogénétique, Thèse, Université Paris III, 2005).
7. Tirthankar Chanda, « Les derniers mots d’Ahmadou Kourouma », « http://www.rfi.fr/actufr/articles/ », 2004. Dans J.-F. Ekougoun, op.cit.
8. Voir Jean-Pierre Orban, Éthique éditoriale et manuscrits africains, « http://www.harmattan.fr/_uploads/
complements/EDMA1.pdf »
9. Un subjectif bien sûr traversé par, sinon soumis à, des codes, pratiques et exigences culturelles, sociales, politiques, économiques…
10. Londres, Faber & Faber, 1952, New York, Grove Press, 1953.
11. Paris, Gallimard, 1953.
(À suivre : Partie III, « Amos Tutuola, une écriture didactique »)///Article N° : 8769

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