Entretien de Fanny Le Guen avec David Farjon

Autour de sa mise en scène de Jaz

Au Lavoir Moderne Parisien en avril 2008
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Comment est né le projet ?
Le projet est né de manière un peu particulière dans la mesure où c’est la comédienne qui est venue me chercher. On se connaissait depuis un certain temps, car on a fait une école de théâtre ensemble, il y a huit ans maintenant. Elle travaillait sur Jaz comme exercice de comédienne. A l’époque, je faisais mon mémoire de maîtrise sur Bintou notamment. Je commençais à bien connaître l’œuvre de Kwahulé et je lui avais dit : si un jour tu as besoin d’un regard extérieur, tu peux m’appeler. Elle a dû me rappeler un ou deux ans plus tard parce qu’elle savait que j’appréciais particulièrement ce texte. Elle avait envie de le monter et elle m’a proposé de participer à la création. Je trouve que c’est intéressant que cela se soit fait dans ce sens parce que l’expérience raconte combien Jaz, ce texte-là, appelle le jeu. Malgré la particularité de l’écriture, ou peut-être, parce que l’écriture est très particulière, le désir vient plutôt des comédiens. Ils ont envie de jouer ce texte. Quand j’avais rencontré Koffi Kwahulé, il m’avait dit : »Moi, Jaz j’ai pas envie de le mettre en scène, j’ai envie de le jouer. » Je comprends, moi aussi en fait !
Comment avez-vous découvert Koffi Kwahulé ?
Je ne me souviens plus. Je crois que Bintou est le premier texte que j’ai lu de Kwahulé. J’avais des amis, d’ailleurs présents dans la programmation d’Anima Kwahulé, qui avaient déjà monté Big Shoot, une pièce que j’aime beaucoup. J’ai entendu parler de Kwahulé et de Bintou par le bouche à oreille. Or pour ma maîtrise, je recherchais des textes qui étaient des représentations de la banlieue. Et Bintou, pour le coup, avait cet avantage d’être explicitement une action qui se situait en banlieue.
Qu’est-ce qui vous a attiré dans cette écriture ?
Plusieurs choses, dans Jaz, c’est une banalité de le dire, la musique du texte m’a beaucoup plu. Mais, ce qui m’a attiré avant tout dans ce texte, c’est la façon de traiter l’urbain que je trouve plus intéressante que dans Bintou. La cité de Jaz comprend plusieurs imaginaires entre la cité grecque, la cité de banlieue, la cité kafkaïenne. Je suis très sensible à l’urbain car j’ai travaillé énormément sur cette dimension de nos sociétés. Dans Jaz, il y a une vraie poétique de l’urbain comme rarement.
Comment avez-vous travaillé sur le texte, puis sur la mise en scène ?
Cela s’est fait dans la durée, c’était ma première mise en scène et j’avais envie de nous donner le temps. Au niveau du texte, je l’ai travaillé comme une partition en dégageant les mouvements (refrain, couplet, solo…). J’ai essayé de comprendre la logique narrative du texte et aussi la logique musicale. A la base, avec la présentation de la maquette, je suis parti d’une piste essentiellement musicale. Il y avait davantage de travail sur le son. Une dimension qui n’était pas du tout ancrée dans quelque chose de concret et qui permettait d’entendre particulièrement la violence du texte. Ensuite, il a fallu trouver l’équilibre entre une situation concrète de spectacle et le respect de la musique du texte. Essayer de trouver l’équilibre parce qu’au théâtre, on est là pour raconter une histoire qui a un début, un milieu et une fin, et malgré toutes les digressions, malgré cette écriture, il fallait essayer de se concentrer sur le côté très narratif. Pour moi, il en est ressorti quelque chose des codes du polar. J’ai tout de suite pensé à Usual Suspect qui part d’une situation d’interrogatoire parsemée de flash-back pour finalement recoller les morceaux du puzzle à la fin du film. D’un point de vue narratif, je l’ai interprété comme ça. J’ai eu l’impression que cette pièce avait une construction similaire. J’ai vraiment essayé de tirer le fil narratif et de voir comment les digressions pouvaient être des éléments d’un puzzle. Ensuite, d’un point de vue plus métaphorique, et si pour résumer en une phrase ce texte, je dirais qu’il s’agit d’une femme qui a subi un traumatisme et qui est à la recherche de son identité profonde, c’est pourquoi elle se fait subir un interrogatoire à elle-même. C’est Jaz qui interroge la femme qu’elle est devenue, qui n’est plus Jaz. Il y a ce côté psychanalytique, intime, métaphysique. L’idée était de se retrouver dans une situation théâtrale concrète, autrement dit un interrogatoire où la femme prend à partie les spectateurs comme si c’étaient eux qui posaient les questions. J’ai voulu que ce code de jeu-là soit ancré très clairement pour qu’au fur et à mesure du texte les spectateurs s’en rendent compte. Pour faciliter cette perception, il m’a semblé fondamental d’ancrer ce schéma narratif dans un lieu clos et glauque, un espace volontairement abstrait qu’on a dessiné avec la scénographe avec les sanisettes dans le coin du plateau, avec une découpe lumière très précise évoquant le cloisonnement, l’idée que cela pouvait s’apparenter à une salle d’interrogatoire, à une cellule de prison, voire un tribunal à certains moments. Dans tous les cas, il s’agissait de rester dans un univers carcéral
Pouvez vous expliquer le parti pris musical de votre mise en scène ?
L’idée était de respecter la métrique du texte et de s’inscrire dans quelque chose de plus rythmique que mélodique. Kwahulé nous a dit : « J’ai écrit le texte en pensant à Coltrane et vous avez une interprétation à la manière de Monk. » Au final, je pense que c’est juste. Monk a ce côté très carré très différent de l’attitude free de Coltrane. Volontairement, on a été dans cette direction : faire une lecture rythmique. A l’origine, j’ai voulu transposer les musiciens sur scène, comme l’indique la première didascalie, par une Disc Jockey et j’imaginais même une femme aux platines. Mais je me suis rendu compte que cela ne fonctionnait pas vraiment et que le fait d’avoir une bande-son permettait d’avoir quelque chose de plus riche musicalement. J’ai alors fait appel à Amandine Cazadamon qui réalise beaucoup de pièces radiophoniques, des pièces sonores pour Radio France essentiellement. Notre travail a été passionnant parce qu’elle pense en terme de sons. Je lui donnais des indications en terme d’ambiance. Je voulais que la musique puisse avoir le rôle de l’interrogateur, qu’elle puisse acculer le personnage dans ces retranchements.
J’ai qualifié la musique diffusée de « bruitiste » qu’en pensez-vous ?
Je pense que c’est un peu réducteur mais oui ! Quelque part, oui ! L’introduction par exemple, quand les spectateurs s’installent c’est vraiment le travail d’une pièce radiophonique qui est de raconter une histoire avec des sons, ce qui n’est clairement pas quelque chose de musical au sens classique du terme. Après les sons qui reviennent fréquemment, sur l’homme notamment ou sur les passages d’Oridé, c’est de la musique électronique qui permet de renforcer le côté urbain, un peu glauque.
Jaz a été jouée à Vanves puis au LMP pour le festival Anima Kwahulé, comment cela s’est passé ?
Entre ces deux représentations, on a retravaillé la scénographie, les lumières, les costumes, le jeu aussi. D’abord parce qu’il a fallu s’adapter au lieu. Au Lavoir, l’espace et la présence des poteaux nous ont permis de repenser la scénographie. On a nuancé les lumières pour atténuer le séquençage, le but du jeu était que la progression soit le plus fluide possible. Il y a de grandes différences entre les mises en scène proposées à Vanves et Paris. A Vanves, c’est un théâtre assez classique, ce n’est pas un lieu qui a une âme comme le Lavoir. L’espace était représenté en forme de croix parce que la scénographe qui a relevé toutes les références bibliques, et il y en a beaucoup, a voulu traduire un espace qui puisse évoquer à la fois un lieu clos et les chemins de traverse reflétant les digressions et les flash-back. Le fait d’avoir un espace de jeu en forme de croix, symbolisant l’urbanité et l’architecture d’une église, le côté urbain et le côté mystique, permettait de découper des espaces différents tout en ayant un espace commun.
Globalement quel est l’axe dramaturgique que vous avez voulu privilégié ?
Je voulais que cette quête identitaire soit transposée du point de vue de l’interrogatoire, que ce questionnement métaphysique soit transposé avec des codes de jeu très théâtraux et très clairs dans une situation concrètement urbaine.
Il me semble que vous avez mis en relief le traumatisme du viol à travers une mise en scène qui reflète un point de vue psychanalytique sur la femme humiliée. Qu’en pensez-vous ?
Oui, forcément parce que quand on analyse le texte, tout le passage du viol, seul passage où il n’y a pas de digression, mise à part celle du strip-tease d’Oridé, il y a une unité de temps claire. Ce passage s’étire longuement accentuant la violence de l’écriture et mettant l’accent sur le traumatisme. On ne peut donc pas en faire l’économie. En ce qui concerne le point de vue psychanalytique, je n’irais peut-être pas jusque-là, mais intime, oui. On est dans un univers sombre, on est dans une cité où la merde coule des murs. Il y a ces rituels, cette ambiance à la fois magique et tribale, glauque et sordide et, au centre de cette cité, il y a les sanisettes dans l’autel du sacrifice. C’est cette vision de déplacement identitaire de la femme qu’il y a chez Kwahulé. La femme sur le plateau n’est pas Jaz, c’est cruel parce que le traumatisme fait que ce n’est plus elle, les ombres projetées et la musique font échos à la réminiscence de Jaz, Jaz vient se rappeler à elle-même. Effectivement le côté schizophrénique et la démence de cette femme sont présents dans le parti pris de la faire s’interroger sur les différentes facettes de son identité.

Propos recueillis par Fanny Le Guen,
Paris, 2008.///Article N° : 8799

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