Nos Silences

De Wahiba Khiari

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La rue en pente inondée de soleil de la couverture, vide à l’exception de la silhouette d’une enfant en retrait, est à l’image de ce court premier roman algérien : on le dévale sans rencontrer d’obstacle mais il reste à deviner les tumultes de la vie derrière les volets clos de cette prose retenue. L’auteur, algérienne installée en Tunisie, fait parler deux femmes en alternance, sans jamais confondre leurs paroles ni synthétiser leurs trajectoires. La première voix domine car elle habite le présent de l’exil et veut « conserver vivant le souvenir de ces années noires » (p.16) du terrorisme en Algérie en faisant éclore les fragments de paroles d’une de ses élèves disparue qu’elle considère comme « deuxième possibilité » (p.28) d’elle-même : « je lui cède les mots pour libérer sa vie » (p.28).
Le récit s’organise alors comme un duo grinçant où, symétriquement, chaque étape sera vécue sous l’ombre menaçante des « monstres » (p.40, p.63) dans la guérison et le bonheur d’une part, dans l’enfermement et l’asservissement d’autre part. Pour l’une, la fuite, la solitude puis l’amour et la maternité mais dans la culpabilité (« je suis loin, mais pas elle. Ils l’ont eue », 28), pour l’autre la peur, l’enlèvement, le viol, la haine de soi jusque dans la maternité subie : « je ne veux pas le mettre au monde parce que je sais qu’il n’y a pas de monde pour lui, ni pour moi avec lui » (p.113). Deux discours sur « la peur et l’attente quotidienne de la mort » (p.120), sur le rapport au corps, la solitude et puis le rôle libérateur et transgressif des mots : « Ici, on a peur des mots, surtout ceux qui nous viennent d’ailleurs, on les chasse, les brûle, puis on les remplace par le silence » (p.55) dit la jeune fille de seize ans enfermée dans son village et dans la terreur d’un enlèvement qui atteint sa sœur avant elle. La rescapée, plus âgée, développe un discours sur la paralysie de la parole induite par les traumatismes, le relais du corps et la puissante de l’écriture retenue : « je me suis jurée de ne pas salir le verbe qui rend hommage aux belles silencieuses » (p.106). La jeune, passée par le douloureux circuit de la séquestration, des viols successifs, de l’attaque libératrice et de la maternité honteuse, ne peut plus que bégayer « les misérables » (p.124) en réponse à la vaine demande d’oubli.
Se pose la question du statut de ce texte ciselé, tranchant, allusif, privé de tout nom, de toute date, de toute référence précise. La narratrice raconte : « écrire c’est aussi entailler la chair pour tatouer l’indélébile mémoire » (p.105) mais ne veut pas céder au réalisme cru avec « les mots vilains qui donnent des haut-le-cœur et rabaissent jusqu’aux bas-fonds » (p.106). La jeune fille qu’elle crée par sa plume dans cette mise en abyme qui aspire le lecteur dans cette grotte de l’anéantissement par l’humiliation en reste aux allusions sur le « champ de bataille » qu’est devenu son corps, n’explique ni le contexte ni les événements et il faut attendre la dernière page pour lire l’adresse à l' »Algérie » (p.125) quittée. Dans cette perspective, ce texte s’inscrit donc dans ce que Rachid Mokhtari a appelé la « graphie de l’horreur » (1) et peut être lu comme un hommage aux femmes humiliées murées dans le silence de la honte et parfois de la folie, femmes associées à l’auteur par le pluriel du titre. Mais son statut de roman et son agencement subtil comme la présence constante des considérations sur l’alliance paradoxale du silence et des mots nous permettent de voir dans cet ouvrage un défi réussi sur la capacité de la littérature à être une construction pour elle-même tout en donnant la vie, une construction dont chaque mot brise le silence tout en renvoyant à celui dans lequel se murent celles qui pensent anéantir le drame en le privant de mots (p.44).

1. La graphie de l’horreur, Alger, Chihab éditions, 2002Nos Silences, Wahiba Khiari, Tunis, Elyzad, 2009, 124 pages, ISBN 978-9973-58-018-4///Article N° : 8942

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