Marie Ndiaye, cette femme

Phase critique 18

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Elle aurait aimé le lui dire avec une légèreté à peine grondeuse, comme si cela n’avait été qu’une forme de l’humour un peu rude de son père, et qu’ils en sourient ensemble, lui avec un rien de contrition.
                                                                                   Marie NDiaye.
L’épigraphe donne le ton, un ton qui ne renvoie pas seulement à celle de l’instance narratrice des Trois femmes puissantes, le nouveau roman de Marie NDiaye, l’heureuse élue du Goncourt 2009. Quiconque s’est familiarisé avec ses entretiens radiophoniques éprouve le sentiment d’un lien de continuité entre le phrasé de l’écrivaine et celui de ses personnages. Il y passe une délicatesse qui est tout ensemble une mise à distance de la fioriture verbale et l’émission d’une confidence faite avec une émotion toujours contenue. C’est une voix magnétique à souhait. Lorsque Marie NDiaye parle, une voix claire se dévoile dans une gaine nocturne. Ainsi, une écrivaine s’efforce d’habiter son univers dans une sorte de délices gouvernée par la stupeur. Cette impression n’est pas étrangère à son dernier roman.
D’ailleurs, depuis qu’elle a atteint la quarantaine, Marie NDiaye tend à ressembler à Joyce Carol Oates. Elle a souvent dit son admiration pour sa consœur américaine. Avec le temps, les deux femmes se rapprochent de plus en plus physiquement. En dépit de l’intervalle de l’âge, j’ai la sensation de contempler des sœurs. Ainsi opère l’amour. Si je ne craignais d’user d’un raccourci, je dirais que Trois femmes puissantes est un drame de l’amour. Norah, une jeune avocate se brûle les ailes pour sauver un père épouvantablement égoïste et son petit frère adoré.
Voilà grossièrement résumé le récit qui compose la première partie de Trois femmes puissantes. Si son intrigue se donne aisément à lire, ce n’est pas qu’elle soit dénuée de richesses – loin de là. Cependant, l’art de Marie NDiaye ne se mesure jamais mieux qu’à l’épreuve de la lecture elle-même. La tâche du critique se trouve sinon prise au dépourvu, à tout le moins incitée à faire valoir l’exigence suivante : la restitution du plaisir de lire, ainsi que ses sensations qui s’y rapportent, sont désormais appelées à faire partie de son cahier de charge.
Marie NDiaye, quant à elle, sait courser les pensées de ses personnages comme nul autre écrivain. Les flux de conscience atteignent à un tel degré de vérité que le lecteur semble vivre en eux, tant est probante la narration. C’est dire que cette dernière constitue un acte en soi. Avec Marie NDiaye, on peut aisément le soutenir.
Nous gravitons au sein des personnages comme si la réflexion, pour la première fois de notre vie, venait nous révéler les tourments de l’amour, sa cohorte de manipulation et de coups tordus. Ici, même le paysage se met au diapason des états d’âme. Et, malgré la douleur des situations ainsi dévoilées, malgré la révolte légitime qu’elles suscitent en nous, au point de nous faire crier à l’injustice, une sorte de grâce enveloppe la narration, qui n’est redevable ni à l’invocation de quelque dieu, ni à celle d’une morale. La prose de Marie NDiaye brise le verbe pour ne laisser parler que le silence. Lui seul est divin ou, plutôt, puissant. Car, les « trois femmes puissantes » du présent roman sont des « Mahamat », des grandes âmes. C’est dire que ni le silence ni la puissance ne sont féminins en soi. Aussi, lorsque le père de l’avocate laisse Sony, son fils (qui est aussi l’amant de sa jeune et jolie épouse) s’accuser du meurtre qu’il a commis (« Si mon fils Sony affirme être l’auteur de cet acte, je m’incline et je lui pardonne […]. Ma femme m’a trahi mais pas lui. […] Mon fils est meilleur que moi, il surpasse en grandeur d’âme tous les êtres que j’ai connus […] »), le cynisme paternel, sa bassesse même et la protestation qui déchire notre âme (nous n’avons plus guère que ce mot pour tout usage), sont bientôt résorbés par le silence de la prose.
Le parfum des flamboyants, un parfum que l’on rencontre dès les premières lignes du roman, vient en quelque façon nous rasséréner en nous désignant le lieu où ce père meurtrier passe ses nuits : dans les branches dudit arbre. Il se tient debout, il ne ferme pas l’œil, il veille. Telle est sans doute la condition des êtres qui, sans être des dieux ni des prêtres, osent accorder le pardon à plus coupables qu’eux sans hélas parvenir à l’apaisement. Marie NDiaye écrit :
Sa fille Norah était là, près de lui, perchée parmi les branches défleuries dans l’odeur sure des petites feuilles, elle était là sombre dans sa robe vert tilleul, à distance prudente de la phosphorescence de son père, et pourquoi serait-elle venue se nicher dans le flamboyant si ce n’était pour établir une concordance définitive ? Son cœur était alangui, son esprit indolent. Il entendait le souffle de sa fille et n’en éprouvait pas d’irritation.
À qui s’adressent ces mots ? Au silence, bien entendu, c’est-à-dire à la sorte de lieu d’écoute en nous qui s’appelle l’âme. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elle ne vit jamais mieux qu’au régime des tourments. En relisant la citation en vue de la reproduire, j’ai vu que je pleurais. Alors j’ai réalisé que la transcendance de cette romancière était de l’ordre de l’immanence. Les récits qui composent Trois femmes puissantes s’achèvent toujours par une note en contrepoint. Ce roman choral, on pourrait aussi le lire en écoutant Les concertos brandebourgeois de Bach ou ses Suites pour violoncelle.
La puissance est assurément un attribut féminin. C’est elle qui fait l’acuité du roman. La voix narratrice ne peut être ici que celle d’une femme, car Marie NDiaye accomplit la prouesse de la « féminiser », en injectant des cursives pleines de délicatesse. C’est ainsi que la faute, la culpabilité, le remords, ceux qui les éprouvent et s’en rendent coupables ne songent qu’à se faire pardonner ou à se faire aimer, même s’ils s’y prennent de la pire des manières. C’est le cas de Rudy Descas, le protagoniste de la deuxième partie des Trois femmes puissantes. Ici, comme dans ses fictions précédentes, Marie NDiaye excelle dans le portrait des despotes domestiques, toujours des mâles. Ils sont des démons (le terme revient 8 fois dans le premier récit), car c’est chaque membre de la famille qui devient en quelque sorte un possédé. (Marie NDiaye parle, elle, de « grand effondrement », suivi de la citation de Rutebeuf : « Que sont mes amis devenus, que j’avais de si près tenus, et tant aimés ? ».) La nostalgie est donc fortement soulignée, car Rudy Descas n’a que des rêves et des actes « avilissants », un autre terme choyé de la romancière. Ces hommes auprès desquels les femmes, en tant que filles, épouses ou mères jouent les rédemptrices sont de gens de peu, des self-made-men rongés par un ego démesuré ou une jalousie et une faiblesse incurables. Pour le dire d’un mot, ils ne se supportent pas. Ce sont des enfants attardés qui n’ont pas encore guéri de leur blessure narcissique. Marie NDiaye écrit :
Avec un désespoir d’enfant il souhaite alors s’arracher à ce rêve interminable, ce rêve monotone et froid dans lequel Fanta allait le quitter parce qu’il le lui aurait, sans pouvoir se le rappeler, en quelque sorte ordonné, et alors, que rien de plus horrible ne pouvait lui tomber dessus – il le savait, n’est-ce pas, car elle l’avait déjà fait, elle avait tenté de le faire, pas vrai, Rudy Descas ?
Rudy s’enfonce dans l’autodestruction parce que sa « maman, n’est-ce pas ? », est un être en déprime constante qui lévite au-dessus de l’abîme ; que sa femme est une personne si pure et si précieuse à ses yeux qui, cependant, avait été la maîtresse de Manille, son patron ; que son père, aujourd’hui disparu, avait assassiné son associé à Dara Salam, au Sénégal, ville qu’il n’a jamais pu aimer et qui deviendra, par un concours malheureux des circonstances, le premier motif de sa chute. Lui qui rêvait de carrière universitaire en tant que médiéviste, le voilà devenu vendeur de meubles de cuisine dans l’entreprise d’un ami d’enfance, lequel, sans une once de méchanceté, l’a rendu cocu. Il en appelle au crime, « n’est-ce pas ? », il en appelle à la perte avec une délicatesse qui lui fait dire « maman » dès qu’il évoque sa mère ou lorsqu’il songe à sa femme, son trésor absolu.
Trois femmes puissantes n’est pas tant l’éloge des femmes fortes que l’exposition, dans une forme de décalage savant – et, cependant, concerté de bout en bout -, de l’ambiguïté qui régit les rapports humains. À bien y voir, c’est plutôt le roman des hommes, car les figures féminines y étant pour l’essentiel des figures de dominées, elles sont acculées à la résistance, qui est un agir minimal. C’est en cela que la peinture de l’Afrique y est réussie. Marie NDiaye, pour sa première excursion sur le continent de son père(1), a su restituer l’universel de la condition dominée. L’Afrique, on le sait, en est le parfait exemple. Ce roman trompera bien des attentes béâtement féministes. En cela la 4e de couverture rend si peu justice à son contenu. Car Marie NDiaye est une romancière trop fine, trop subtile pour laisser accuser les hommes de façon unilatérale. On peut même soutenir qu’elle rejoint en quelque façon les thématiques de son mari, le romancier Jean-Yves Cendrey. Cette fine mouche remue la souffrance humaine comme une chirurgienne aux doigts de fée. C’est bien longtemps après que la douleur du scalpel nous atteint. Nous réalisons alors que, de la puissance des unes et de la faiblesse des autres, nous reste le goût éperdu de la grâce, cette grâce qui exige la rédemption pour tous. Non que la religion soit jamais convoquée comme solution, même si les dieux sont souvent cités, mais seulement comme des métaphores.
Cependant, aimer quelqu’un d’autre que soi, se sentir délicat en sa présence est une forme de sainteté que Marie NDiaye restitue avec un doigté qui nous laisse chaque fois au bord des larmes. Comme le note l’égaré Rudy Descas, tout homme est tenu d’agir « comme si la sainteté participait également de son devoir ». Cette parole n’est en aucune façon la signature religieuse ou morale de l’ouvrage. Au contraire. Trois femmes puissantes nous livre le monde comme un champ de bataille où l’amour se risque un peu plus chaque jour de façon sanglante. C’est son échec qui nous montre ce qu’est la sainteté : rater son idéal, vivre dans l’inachevé. Marie NDiaye, je suppose, voulait résoudre à sa manière la question d’Albert Camus dans La peste : « Peut-on être un saint sans Dieu ? ». La réponse à cette interrogation pourrait être la suivante : il suffit de se comporter comme Rudy Descas. Tout en étant dévoré de scrupules envers les siens, il ne cesse d’agir comme un malfaisant.
Comme les saints (songeons à La Tentation de saint Antoine de Flaubert), en effet, les salauds vivent leur vie dans un long cauchemar, employant leur génie à se saboter eux-mêmes. Rudy le reconnaît : il n’a pas su user envers lui-même du « talent de miséricorde ». Ainsi, dans un système de croyance comme le christianisme, la grâce et la rédemption sont plus favorables aux salauds qu’aux personnes irréprochables. Marie NDiaye, à l’instar de tous les grands écrivains (de Sartre à Faulkner en passant par Camus, Joyce, Kafka ou Strindberg) utilise à volonté le vocabulaire théologique, même si l’univers qu’elle peint n’est aucunement visité par la foi. Le tribunal du cœur suffit, un tribunal traversé par la grâce et la générosité. C’est là que se raconte l’énigme du Mal et que se déploie la prose de la vie. Sans doute n’atteint-elle au sublime que dans le récit de Khady Demba, qui est le dernier des Trois femmes puissantes. L’injustice y est à son paroxysme, ainsi que la grâce, mais une grâce comme l’aurait incarné saint François d’Assise : avec beaucoup de soleil et des oiseaux.
Un jour, l’on se rendra compte que Marie NDiaye peint des fresques psychologiques dignes de Dostoïevski. Un jour, sans aucun doute.

P.S.Ce Goncourt sera-t-il le premier que l’Afrique noire ait jamais eu ? Il se peut bien. Dans ce registre comme dans d’autres, la France attend toujours de l’Afrique qu’elle devienne métisse. Ce concept-là, un lointain cousin de Marie NDiaye l’avait théorisé en 1938, avec un essai resté fameux dans l’histoire de la négritude : Ce que l’homme noir apporte. Son auteur s’appelait Léopold Sédar Senghor. L’année dernière, le frère de la romancière, Pap Ndiaye, avec La condition noire. Essai sur une minorité française (Paris, Calmann-Lévy, 435 pages, 21,5 €), montrait que, décidément, dans cette famille, ils avaient de la suite dans les idées. Il est bon de rappeler cela en ces temps de « Débats sur l’identité nationale ».

1. On dit que la réalisatrice Claire Denis, pour le besoin d’un scénario, aurait réussi à persuader Marie NDiaye à aller en Afrique. Un film est né de cette collaboration, White Material (sortie nationale le 24 février 2010).Marie NDiaye, Trois femmes puissantes, roman, Paris, Gallimard, 317 pages, 19 €.///Article N° : 8986

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© Hélie Gallimard





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