Centrafrique : entre défaut de marché et autocensure

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La caricature en République Centrafricaine, qui ne s’est manifestée que tardivement dans le paysage médiatique national, est à l’image de la presse locale : bien moribonde.

La République centrafricaine en tant qu’Etat indépendant voit le jour en 1960 après 70 ans de colonisation française. Les deux premiers présidents, David Dacko (1960-1966) et Jean-Bedel Bokassa (1966-1979), placent la presse sous contrôle et répriment systématiquement tout « écrit subversif ». Sous le règne de Bokassa, toute caricature est impensable, et l’image en général se limite dans la presse écrite à la photographie, très largement utilisée pour vanter les mérites du pouvoir en place.
Des précurseurs talentueux mais inoffensifs
Les toutes premières caricatures – bien entendu inoffensives – sont créées dans le petit journal du Lycée Boganda de Bangui, Tambola, en 1978.
A la chute de l’Empire en 1979, le Président Dacko invite la population à s’exprimer librement. Les petits journaux, dont certains sont vendus à plusieurs milliers d’exemplaires, foisonnent. Mais la classification des professions de la presse publiée en 1979 ne mentionne pas le métier de dessinateur de presse. Ce n’est qu’en février 1981 que le terme générique d’image rentre pour la première fois dans le cadre juridique centrafricain.
Lorsqu’André Kolingba prend le pouvoir en 1981, la presse se retrouve de nouveau sous contrôle. La caricature de presse n’existe pas encore à Bangui, mais Tatara, journal pour la jeunesse créé en 1983 et tiré à 10 000 exemplaires, s’en prend sous forme de bande dessinée aux travers de la société centrafricaine par l’intermédiaire de son héros (ou antihéros) Jules Tékoué, alcoolique notoire, fainéant et coureur de jupons invétéré. La caricature, signée Côme Mbringa sur des scénarios d’Olivier Bakouta Batakpa et Eloi Ngallou, est ici sociale et se donne pour but de « lutter contre les mauvaises mœurs ». Cette aventure durera six ans et 11 numéros paraîtront jusqu’à la fuite de son principal mécène dans des circonstances ubuesques en 1989 (1). Le journal reprendra brièvement ses activités en 1993 et proposera, sous la forme d’un feuilleton et sous un angle très réaliste, une chronique de la campagne et des élections présidentielles en cours.
La revue Balao, créée en 1985 dans un but éducatif, écorche de la même manière le Centrafricain moyen et son comportement jugé irresponsable, mais beaucoup plus gentiment. Là encore, la politique reste hors champ, mais le dessin de Josué Daïkou et le scénario de Clotaire Mbao Ben Seba n’en sont pas moins efficaces auprès de la jeunesse. Balao, tiré à 10 000 exemplaires, paraîtra jusqu’en 1994.
Ces deux journaux, les tout premiers qui osent se moquer, caricaturent la société centrafricaine par la bande dessinée, mais d’un point de vue formel on ne peut parler de caricature ni dans le trait, ni dans le style : le dessin y est très classique et les particularités physiques ne sont guère exagérées.
L’émergence de la caricature de presse
La caricature de presse proprement dite ne fait réellement son apparition qu’à la fin de 1989 dans le journal gouvernemental Ele Songo (2). Sous la poussée du mouvement démocratique à l’œuvre sur tout le continent, Ernest Weangaï puis Frédéric Kassaï (1992-1993) caricaturent les hommes du pouvoir, quelquefois assez violemment. Weangaï s’explique : « Nous nous en prenions aussi aux gens du régime, parce que si c’est gentil, comment ça peut intéresser le peuple ? ». Les Centrafricains découvrent alors cette nouvelle manière de communiquer dans la presse écrite et, au moment de l’instauration du multipartisme en 1992, de nombreux journaux d’opposition se créent à Bangui. Citons notamment Le Novateur, qui insère des caricatures parfois cinglantes dans ses pages (3), et Le Citoyen. La même année, sous l’impulsion de Maka Mbossokotto, alors directeur de publication du Citoyen, paraît le premier journal satirique centrafricain, La Tortue déchaînée. Tiré à environ 700 exemplaires, cet hebdomadaire impertinent s’en prend volontiers au régime de Kolingba. Dans le contexte politique d’alors, ce dernier ne peut se permettre de réagir aux caricatures de Jean-Noël Mokopé.
La caricature fait alors son apparition dans la bande dessinée centrafricaine, après plusieurs années de création réaliste. Des ateliers sont organisés au Centre culturel français de Bangui, et l’on voit émerger un jeune dessinateur remarquable, Guy Mayé Elie. L’échange, à l’occasion de ces ateliers, avec des caricaturistes français (dont Plantu) et camerounais, permet aux créateurs locaux de se perfectionner et surtout de se libérer des canons jusqu’alors utilisés.
Après les élections démocratiques de 1993 (4), la presse est juridiquement libéralisée. La production de journaux explose – même si quelquefois un journal peut ne vivre qu’une seule journée ! – et la caricature à caractère politique se répand dans le paysage médiatique. Le plus généreux en caricatures reste Le Citoyen, qui barre tous les jours sa « une » des dessins de Régis Noé et Jean-Noël Mokopé. Le pouvoir n’est pas en reste et insère dans les colonnes de son Perroquet les coups de crayon de Didier Kassaï, alors jeune dessinateur en quête de subsides. Parmi les journaux les plus en vue de l’époque, citons L’Hirondelle, L’Etendard de la patrie, Le Flamboyant, Délit d’opinion ou encore Le Petit observateur. La Tortue déchaînée, qui poursuivant ses attaques acides contre le pouvoir en place, connaît alors quelques soucis avec la police du président. En 1994, naît le journal Vouma (5), hebdomadaire d’analyse de l’information qui offre à Ernest Weangaï l’occasion de caricaturer violemment les hommes en vue de l’époque.
Entre 1996 et 2003, la succession de mutineries et de tentatives de coups d’Etat ne ralentit nullement la création caricaturale dans les journaux. Bien au contraire. Dans l’atmosphère délétère qui règne alors à Bangui, les caricaturistes s’accrochent malgré un danger quotidien évident. Jean-Noël Mokopé, à la suite d’une série de dessins dans Le Citoyen, est menacé d’arrestation (6). Guy Mayé Elie refuse catégoriquement d’exercer le métier à cette époque, le jugeant beaucoup trop risqué. En 1996, les journalistes de Vouma sont recherchés et Ernest Weangaï, pour avoir croqué le président à genoux devant Jacques Chirac dans Le Peuple, est ouvertement menacé. Face aux pressions diverses, seuls les journaux protégés ou financés par les belligérants restent en vie (7).
En 2001 est créé Sabango, hebdomadaire satirique tiré à 250 exemplaires. Les dessins de Socrate Bangala sont très offensifs contre le régime, et le directeur de publication est rapidement arrêté par la police. Il sera libéré deux jours plus tard mais le journal ne s’en remettra pas et disparaîtra en 2003. Au même moment, entre 2002 et 2003, huit numéros d’une bande dessinée axée sur la caricature, Formule nationale Biyé Na Sembé (8), paraissent à Bangui.
L’étau se desserre finalement quelques semaines avant le changement de régime, et les caricatures de presse se font plus libres.
Tolérance relative ou autocensure ?
Avec l’arrivée au pouvoir de François Bozizé en mars 2003, les esprits se calment. Même si l’on constate ici ou là quelques intimidations suite à certaines caricatures, le dessin de presse semble libre et globalement apprécié.
En 2004 paraît Agbangba (9), le quatrième journal satirique de l’histoire de la presse centrafricaine. Dirigé par Blandin Songuel, ce bihebdomadaire se veut l’héritier de La Tortue déchaînée, qui a mis la clef sous la porte au tournant des années 2000. La caricature de Jean-Noël Mokopé – encore lui – se taille une place de choix et attaque sans vergogne les hommes politiques. Ce journal, qui rencontrera de récurrentes difficultés financières, est aujourd’hui en sommeil.
Le pouvoir en place ne dispose pas d’organe de presse officiel, hormis l’agence gouvernementale de presse. Les journaux, souvent liés aux divers courants politiques du pays, sont majoritairement d’opposition ou font preuve d’une neutralité bienveillante. La caricature s’inscrit dans ce mouvement et se rencontre essentiellement dans Le Citoyen, Le Globe, L’Hirondelle, Le Visionnaire ou Le Démocrate. Les principaux caricaturistes de presse, qui sont aussi parmi les meilleurs illustrateurs du pays, se nomment Jimmy Ndossi (10), Socrate Bangala (11), Régis Noé, Côme Mbringa, Wilfried Sanzé ou Jean-Noël Mokopé (12).
A l’analyse, il est intéressant de noter que les quelques directeurs de journaux qui ont été inquiétés par les autorités ne l’ont été que pour des articles, et non pour des caricatures. Mais cette tolérance vis-à-vis du dessin de presse doit toutefois être relativisée : en effet, après les caricatures violentes contre Patassé, le dessin de presse se fait plus doux, se contentant de décrire l’actualité sans trop en exagérer les absurdités. Le nouveau président fait l’objet d’une plus grande indulgence de la part des caricaturistes. De plus, ces derniers connaissent tous parfaitement les limites à ne pas franchir vis-à-vis des hommes politiques, et les caricatures camerounaises – pour prendre l’exemple du pays le plus proche – sont, pour eux, franchement déplacées. Aussi, la clémence dont ils font l’objet trouverait-elle plus son explication dans une autocensure que dans une quelconque indulgence des autorités.
Actuellement, la frontière entre simple dessin de presse et franche caricature a tendance à s’effacer au profit d’une moquerie maîtrisée, alliant adroitement exagération des traits propre à la caricature et faiblesse du message. Insérés en complément d’un article ou d’une brève, ces dessins remplissent une fonction essentiellement illustrative et manquent souvent du piquant nécessaire à la qualification de caricature. Mention particulière tout de même à L’Hirondelle, qui se démarque par une certaine liberté de ton, des mises en scène originales, des distorsions de traits plus marquées et un travail globalement plus abouti que ses concurrents.
En 2008, seulement deux caricaturistes centrafricains arrivent à vivre exclusivement de leurs dessins de presse : Jean-Noël Mokopé, employé quotidiennement par Le Citoyen, et Jimmy Ndossi, employé par L’Hirondelledepuis 1999. Les autres sont obligés de diversifier leurs activités : illustrations pour les ONG et les organisations internationales, commandes, peintures, bandes dessinées, etc. Conséquence directe de l’extrême faiblesse du marché national de la presse (13), des dizaines de caricaturistes anonymes s’exercent dans l’ombre, dans les quartiers ou les écoles, mais sont dans l’impossibilité de se faire connaître et encore moins de gagner leur vie. De plus, aucun collectif ou association, qui aurait permis aux caricaturistes de faire entendre leurs voix et d’échanger leurs expériences, n’a été créé en République centrafricaine. Enfin, les moyens utilisés pour la création sont encore rudimentaires (papier et crayon) et seul Jimmy Ndossi traite actuellement ses dessins sur logiciel.
La caricature de presse centrafricaine a aujourd’hui vingt ans à peine. En dépit d’un goût certain des Centrafricains pour l’impertinence et une communauté de dessinateurs talentueux, elle reste, à l’image de la presse en général, bien moribonde : pas un seul journal satirique en activité et seulement quelques journaux généralistes de moins en moins mordants.
Les directeurs de journaux, confrontés à des coûts de production très élevés, sont contraints de fixer des prix de vente bien trop élevés au regard des revenus moyens dans le pays. Aussi, la langue française est systématiquement utilisée dans la presse écrite alors que la majorité de la population ne sait pas la lire, et l’achat d’un journal dans un pays aussi pauvre est loin d’être la priorité des ménages. La province ne recevant pas les publications de la capitale, les ventes sont embryonnaires et l’impact sur la population quasi-nul.

1. Le Père Hoch, le financier du journal, sera convoqué par le ministre de l’Intérieur de l’époque, lequel lui crachera au visage avant de l’expulser du pays.

2. « Unissons-nous » en langue Yakoma, l’ethnie du président Kolingba.

3. Une caricature restée célèbre met en scène Kadhafi avec des dents de requin.

4. Ange Félix Patassé est élu président de la République.

5. « mouche » en langue sango, en référence aux ordures sur lesquelles elle se pose…

6. Il sera laissé en liberté grâce à la protection d’un commissaire.

7. Cette guerre est en fait une mutinerie qui oppose les militaires Yakoma (ethnie de l’est) au pouvoir en place originaire du Nord.

8. « Biyé Na Sembé » signifie en sango « il faut donner quelque chose », en référence à tous les bakchichs que les Centrafricains doivent payer au quotidien.

9. « Ça explose » en sango.

10. Pseudonyme : Jimmy.

11. Pseudonyme : BKS.

12. Pseudonyme : Mazudipa.

13. Le Citoyen, le quotidien le plus vendu à Bangui, tire seulement 1 000 à 1 500 exemplaires par jour. De plus, le prix de 300 Francs CFA est trop élevé pour un revenu moyen.///Article N° : 9062

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