Au coeur de ce pays (In the Heart of this Country)

De J. M. Coetzee

"Comme de l'encre renversée"
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Ce n’est qu’après plusieurs romans que J.M. Coetzee, « écrivain occidental qui vit en Afrique du Sud » selon sa propre définition, se penche sur sa vie de jeune garçon dans l’Afrique du Sud des années 40 et 50 avec Scènes de la vie d’un jeune garçon. C’est l’occasion de redécouvrir son premier roman réédité en poche.
Enfant, J.M. Coetzee rêvait de la ferme familiale où il passait ses étés. A Vöelfontein, la fontaine aux oiseaux, dans le Karoo, « tout est délicieux » et, surtout, « les rapports sont corrects et réglés entre son oncle et le volk, ses gens ».

A Worcester et plus tard au Cap, où le jeune Coetzee passe le plus clair de son temps, les divisions sont plus violentes. On est juif, catholique ou chrétien, Anglais, Afrikaner, Métis ou Noir. Sans être un »vrai Anglais », il parle la langue avec ses parents et méprise son père d’origine afrikaner dont il dénigre les goûts littéraires :« Si son père aime Shakespeare, c’est que Shakespeare doit être un mauvais auteur. »
Dans une description tout en finesse, Coetzee sonde les angoisses et les secrets de cet enfant dont la plus grande peur est de se voir transféré dans une classe afrikaner, baignée de cette langue de brutes pieds-nus. Et pourtant l’afrikaans lui confère une sensation de « légèreté », liée à la ferme idéalisée.
Déjà se profile une écriture : »Ce qu’il écrirait, ce serait quelque chose de plus sombre, quelque chose qui, une fois que cela commencerait à couler de sa plume, se répandrait sur la page sans qu’on puisse l’arrêter, comme de l’encre renversée. Comme de l’encre renversée, comme des ombres qui courent à la surface de l’eau qui dort, comme des éclairs qui crépitent et qui zèbrent le ciel. »
La langue naufragée
Le ton est donné pour son premier roman, Au coeur de ce pays. La ferme, perdue dans le veld désertique, est ici scène de cauchemars. Les voisins sont loin, il n’y a que le Baas, le maître, son héritière Magda, vieille fille barricadée dans sa virginité, Hendrik, le contremaître noir, et sa jeune épouse Anna, dont l’arrivée ébranle la fausse quiétude du paysage. Alternant menaces et cadeaux, Baas séduit Anna – l’inadmissible : « Mon père échange des mots interdits avec Klein-Anna. (…) Il pense qu’ils peuvent choisir leurs mots, s’inventer un langage privé (…) Mais il n’existe pas de langage privé. (…) Comment ferais-je pour continuer à parler à Hendrik, s’ils corrompent les instruments de ma parole ? »
L’originalité de cette histoire somme toute banale de relations viciées par la couleur de la peau est dans la façon dont les rapports établis sont transgressés par la langue. L’ordre des « tu » et des « Mademoiselle Magda » est rigoureux – l’enfreindre annonce le drame. Monologue sombre de Magda, le texte part en délires arides, où les scènes d’entente et de dialogue ne sont que de fausses pistes tendues au lecteur. Rêveries stériles, rappelle-t-elle, cynique et pourtant assoiffée de ces »mots interdits ». Elle ne cesse de les exiger de Hendrik qui, nuit après nuit, la viole dans un silence complice. Mais Hendrik reste muet.
Dans ce huis-clos, la solitude de Magda et la violence vont grandissant. A la fin, il ne reste que les voix énigmatiques provenant du ciel et les messages sans échos qu’elle leur rédige dans une langue approximative : « ES MI (…) VENE ! » La parole demeure stérile jusqu’au bout. « …nous n’avons personne à qui parler, et nos désirs s’échappent de nous chaotiquement, sans but, sans résultat, comme nos paroles – mais qui est ce nous ? » Et Magda ajoute : »Nous sommes les naufragés de Dieu, comme nous sommes les naufragés de l’histoire. »

Au coeur de ce pays (In the Heart of this Country), de J. M. Coetzee. Traduit de l’anglais par Sophie Mayoux. Ed. Le Serpent à Plumes, 224 p., 35 FF.
Bibliographie :
Au coeur de ce pays, 1981 (In the Heart of this Country, 1977)
Michael K, sa vie, son temps, 1985 (Life and Times of Michael K, 1983)
Terres de crépuscule, 1987. Nouvelles (Dusklands, 1974)
Foe, 1988 (Foe, 1986)
L’Âge de fer, 1992 (Age of Iron, 1990)
Le Maître de Pétersburg, 1995 (Master of Petersburg, 1994)
Scènes de la vie d’un jeune garçon, 1999, (Boyhood, 1997)///Article N° : 911

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