Théo Ananissoh : « Il ne faut pas craindre de nous voir vivre »

Entretien de Boniface Mongo-Mboussa avec Théo Ananissoh

Print Friendly, PDF & Email

Rencontre avec l’écrivain togolais Théo Ananissoh à l’occasion de la sortie de son dernier roman « Ténèbres à Midi » chez Gallimard.

Lisahohé, votre premier roman paru en 2005 et Ténèbres à Midi sont dans une certaine mesure deux petits cahiers de retour au pays. Qu’est ce qui les distingue et qu’est-ce qui les rassemble ?
Ce qui les distingue ? L’usage du passé simple dans Lisahohé et du présent dans Ténèbres à midi. Les points communs ? L’Histoire sans cesse présente dans l’esprit des principaux personnages. Il y a aussi la description ; les deux romans sont des récits très descriptifs. Dans les deux cas, les narrateurs, au départ, n’ont d’autres intentions que celle de revenir voir les lieux de leur enfance et ceux avec qui ils ont grandi. Puis ils sont pris dans quelque chose d’imprévu et de criminel auquel, sans en avoir l’air, ils font face…
Le narrateur Éric Bamezon est un homme instruit, fin lettré, écrivain. Est-ce qu’il n’est pas quelque part le double du narrateur ?
Peut-être. Après tout, ils ne se sont rencontrés que pendant quelques heures – une soirée ; et cela a suffi pour que l’un – Bamezon – dévoile à l’autre beaucoup de lui-même, de son intimité… Et le narrateur, dans la seconde partie, est profondément affecté par le sort de Bamezon qu’il a si peu connu… Peut-être ai-je voulu « tester » deux sortes de réponses possibles face à notre Afrique quand on est – je souligne – homme d’esprit et de conscience ? Prendre le continent à bras-le-corps ? Garder un petit écart prudent tout en y investissant son attention et sa sensibilité ?
Quand on évoque votre écriture, on parle du style sobre d’une écriture directe, mais je crois que ce qui vous caractérise, c’est avant tout le ton juste. Quelles sont vos sources d’inspiration ? Vos maîtres en écriture ?
Ah ! Ce n’est pas aisé de répondre à une telle question. Quand l’idée et l’envie de devenir écrivain viennent à l’adolescence, le temps d’y arriver, on a accumulé beaucoup de lectures, donc d’influences et de références littéraires. Ce sont souvent des écrivains et leurs œuvres entières, mais parfois aussi c’est juste un livre en passant si je puis dire. Je me souviens de tel recueil de nouvelles d’ermann Hesse dont j’ai admiré la sérénité d’écriture quand j’avais quinze, seize ans ou, à la même époque, de tout Maxime Gorki dont l’empathie pour les êtres m’émouvait beaucoup.
Une œuvre littéraire a plusieurs aspects. Nous pouvons aimer un roman pour l’histoire ou les personnages et négliger l’écriture ou inversement ; je ne me lasse pas de relire André Gide pour l’exceptionnel exercice de l’esprit qu’est chacune de ses phrases. Thomas Mann m’a appris que le critère, c’est l’orgueil de l’esprit. Il m’a sauvé de tout cet énorme complot qui consiste à refuser d’exiger de l’Afrique des preuves de son exercice de l’esprit. Dans Ténèbres à Midi, Bamezon dit que le monde est une création humaine ; eh bien, n’y sont bien lotis que ceux qui le créent au quotidien, ce monde ! C’est présomptueux de ma part, mais vraiment Thomas Mann est un maître. C’est un écrivain pour qui veut se consacrer à l’art. Son thème fondamental, à mon sens, c’est l’artiste et sa vocation. Ses personnages principaux sont souvent des écrivains (La mort à Venise, Lotte à Weimar – où il met en scène la figure de Goethe…) ou des musiciens (comme dans Le Docteur Fautus). Quoi de plus synonyme de l’esprit que l’artiste tel que l’entend ce grand écrivain allemand, c’est-à-dire le créateur instruit et conscient ?
Ténèbres à Midi est un roman sans concession. Au-delà de la critique du pouvoir, voire des pouvoirs, c’est un roman à charge sur l’homme africain, son passé, son présent, son environnement, en un mot une critique de civilisation, partagez-vous cette lecture ?
Il n’y a pas de politique, encore moins de pouvoir politique dans le lieu dont il est question dans Ténèbres à Midi. Pour qu’il y ait politique, il faut qu’il y ait des lois entre les hommes. Les gens, là, ne se sont pas encore hissés à un tel niveau éthique et esthétique. Le propos du roman est donc l’état d’avilissement, de sordidité, induits par une telle situation. Ne nous fâchons pas ; je parle de moi et des miens. Que ceux qui sont heureux d’avoir le pays qu’ils ont, passent leur chemin.
Il ne faut pas craindre de nous voir vivre – il n’y a aucune autre issue que celle-là ! – de faire le tableau de notre état présent et passé qui est vraiment infect. Votre question me fait plaisir parce qu’elle perçoit l’état d’esprit d’Éric Bamezon et du narrateur. En réalité, ils ne critiquent pas (surtout pas une  » situation politique « ), mais expriment un profond sentiment d’aversion.
Selon vous, qu’est-ce qui a réellement tué Éric Bamezon ?
L’Afrique ! L’espèce d’imprécision sur sa fin est volontaire. Homme d’esprit, revenu d’Europe où il a pu mener à maturité sa conscience et sa sensibilité, il est sommé d’accepter d’être empaillé ou de mourir – ce qui revient au même bien entendu. Nous sommes continuellement en guerre en Afrique depuis la fin de la colonisation directe. L’esprit doit mater la force physique,  » le principe matériel  » comme dirait Thomas Mann, et prévaloir. Il n’y a pas de doute que cela adviendra – il n’y a aucune autre issue possible de toute façon. En attendant, c’est vrai, des êtres comme Bamezon sont détruits ou contraints à l’exil…
Le roman évoque notre relation à la nourriture, l’hygiène, la défécation, etc. Théo Ananissoh partage-t-il les critiques d’Éric Bameson ?
Ce n’est pas moi à travers lui ; non. Je ne pense pas que son tempérament soit le mien ; mais sa sensibilité, oui ; sans aucun doute. Au reste, comme je l’ai dit plus haut, ce ne sont pas des critiques qu’il exprime, à mon sens, mais de l’aversion. Une intention que j’ai eue en écrivant ce roman, c’est de poser sans cesse le regard sur nous-mêmes. Bamezon le dit :  » Nous ne nous voyons pas vivre « . C’est inouï quand on y pense !
Et le paysage dans tout cela….
Des romanciers africains francophones actuels aiment à se présenter comme  » apolitiques « , comme des auteurs pour ainsi dire littéraires avant tout ; mais vous ne trouverez pas chez eux quelque chose d’aussi gratuit, d’aussi littéraire justement, d’aussi suprêmement  » apolitique  » que le sens du paysage. Chez Sembène Ousmane, le  » vieux militant et créateur engagé  » vous apprécierez une exceptionnelle sensibilité prêtée à la nature, au paysage ; un esprit présent et attentif à son environnement. Ces  » apolitiques  » actuels confondent politique – qui d’ailleurs n’est même pas encore advenue là où ils sont nés (quelle indignité !) – et sens de l’Histoire. J. M. Coetzee réfléchit à cela dans un petit livre intitulé Paysage sud-africain (éd. Verdier, 2008). Sembène Ousmane a le sens de l’Histoire, c’est pourquoi il a celui du paysage. Le paysage chez un écrivain définit celui-ci, traduit la qualité du sol qu’il a sous les pieds. C’est un signe qui ne trompe pas. Le sens du paysage, chez l’écrivain, implique pour celui-ci d’avoir un lieu de naissance – je parle au figuré. Exactement comme le sens de l’Histoire. Il faut associer paysage et Histoire, comme le fait Coetzee !

Lisahohé, Théo Ananissoh, Paris, Gallimard, 2005
Ténèbres à midi, Théo Ananissoh, Gallimard. Coll.  » Continents noirs « , 2010, 13,90 euros.
Paris, janvier 2010,///Article N° : 9182

  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
Les images de l'article





Laisser un commentaire