Harragas

De Merzak Allouache

De l'humanité d'une rupture…
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On attendait beaucoup Harragas (Les Brûleurs) : Merzak Allouach a traversé les différentes époques du cinéma algérien et s’est imposé comme une de ses principales voix. Il est l’auteur de gros succès publics, depuis Omar Gatlato (1976), une comédie très populaire en Algérie, chronique drôle de la vie d’un jeune dans l’Alger des années 70 qui déjà ne parvenait pas à trouver sa place dans la société algérienne post-indépendance, jusqu’à Chouchou (2003) qui attira des millions de spectateurs en France. Salut Cousin ! (1996) se rapproche d’un genre, le film de banlieue, et évoque les péripéties d’un jeune qui débarque d’Algérie en banlieue parisienne pour y retrouver son cousin, tandis que Bab El Web (2004) est une comédie romantique douce amère qui tisse en Français, les entrelacs entre désirs amoureux et désirs d’exil de jeunes dont les relations se nouent par Internet. Mais s’il est adepte de la comédie populaire, Allouache ne se cantonne pas à un genre. Avec Bab El Oued City (1993), il réalise le premier film algérien sans aucun soutien étatique, et révéla Nadia Kaci dans le rôle d’une jeune femme enfermée, confrontée à la montée de l’islamisme : un récit structuré par les longues lettres qu’elle rédige en voix off à son fiancé qui a émigré et dont elle ignore tout depuis, même l’adresse. Dans L’Autre monde (2001), il compte le parcours d’une jeune femme depuis la France jusque dans l’Algérie en pleine guerre civile à la recherche de son fiancé. La démarche d’Allouache s’affirme ainsi comme étant résolument politique dans l’exploration d’incessants allers et retours entre l’Algérie et la France et l’Europe. Harragas se situe dans la continuité puisqu’il aborde les questions du mal être récurrent devenu tragique des jeunes en Algérie poussés à l’émigration clandestine.
Cette dimension politique de l’entreprise est martelée par un synopsis qui dénonce l’immobilisme des autorités algériennes :  » Au moment où le baril de pétrole a largement dépassé les 100 dollars, l’Algérie croulant sous l’argent laissent ses enfants livrés à eux-mêmes. Des centaines de jeunes sont poussés à partir, partir c’est ‘brûler’. Brûler… »…Allouache met le projecteur sur la Méditerranée, cette mer fermée, une étendue du même bleu turquoise que celle des brochures touristiques, mirage au fond duquel se perdent tant de jeunes venus du Sud comme aimantés et conduits presque systématiquement au naufrage intime, humain, et social. Nous sommes là au cœur du film qui se termine sur les chiffres des disparus, ceux d’autant de rêves engloutis.
La thématique du film n’est pas exclusivement algérienne puisqu’elle est constitutive des cinémas du Maghreb, qu’elle a déjà été traitée sous diverses formes à l’image. Il y avait le beau documentaire Tanger, rêves de brûleurs de Leïla Kilani (2002), ou encore la fiction Et après de Mohamed Ismaël (2002). En Algérie, les ateliers de Bejaïa avaient produit un documentaire marquant, Harguine, Harguine de Meriem Achour Bouaakaz (2007) tandis qu’en Tunisie, Aéroport Hammam-Lif de Slim Ben Chiekh (2007) documentait l’attente, toutes les recettes apprises au fil des tentatives des candidats au départ, les formations qui mènent au chômage et l’amertume vis-à-vis d’un pays dont on n’attend plus rien. Cette liste est loin d’être exhaustive, d’autant que les migrations clandestines à l’image ne se limitent pas toujours au franchissement impossible de la Méditerranée.
Harragas arrive sur les écrans français à un moment où se renouvellent les représentations et les esthétiques dominantes. Les films les plus emblématiques de ce tournant sont sans doute Rome plutôt que vous (2006) et Inland (2008), les deux longs-métrages de fiction de Tariq Teguia qui ont bousculé le rapport du cinéma algérien aux images de soi, à tout le moins en France et en Europe. (1) Financés majoritairement par la France, ces films déconstruisent les identités nationales, sexuées, culturelles et politiques. La lenteur narrative, la qualité de l’image opèrent comme une distanciation vis-à-vis des schémas narratifs qui avaient fondé les fictions. Les personnages évoluent dans des mondes déstructurés et peu lisibles dans lesquels l’organisation sociale, l’engagement politique ou la trajectoire individuelle, dans la tension entre capacité d’agir des individus et déterminations, ne peuvent plus être cernées ni analysées. Les personnages interagissent ainsi dans des espaces/temps où l’aléatoire fait et défait, rapproche et éloigne, sert provisoirement ou entrave durablement tout désir de contrôle de son propre destin. À ce titre, Inland est l’histoire d’une migration de retour, d’un personnage sans nom, dans sa rencontre improbable avec un autre être presqu’aussi isolé. Ces deux figures sont toutes deux dotées par le silence, le mouvement et le regard d’une immense humanité.
Par comparaison, Harragas, dont la thématique ne saurait laisser indifférent, cherche à toucher un plus large public mais peine à trouver forme et cohérence et reste à mi-chemin de ce qu’il aurait pu être. Comme l’indique le dossier de presse, Harragas n’explore pas les motivations de ces candidats au départ. Rejetant le film social qui traduit des comportements par une exposition des contextes sociaux et politiques qui les induisent et les rendent compréhensibles, le film se concentre sur la traversée qui devient ainsi, à elle seule, récit, tout en intégrant les derniers jours de sa préparation en amont, et son dénouement raconté par une voix off qui dément les images en aval. De ces trois jeunes, et de la compagne de l’un d’eux déterminée à partir, nous savons peu de choses, quelques bribes, de brèves scènes d’adieu avec les parents qui comprennent et soutiennent le choix de l’un, une conversation avec la mère de l’autre… De la violence, Allouache en rappelle certains symboles, le passage furtif de liasses de billets qui évoque un juteux trafic pour quelques uns et la spirale infernale pour les autres, le rafiot de fortune usé et préparé trop à la hâte, et certaines émotions. Par exemple, des plans rapprochés suivent les personnages de trois-quarts arrière alors qu’ils arpentent les rues d’un pas très décidé, traduisant ainsi leur impatience, leur détermination, voire leur hargne. En cela, le film offre des personnalités fortes incarnées par des acteurs presque toujours à la hauteur du défi, mais des personnages qui restent à peine esquissés.
Nous entrons dans le film par le tragique : un très gros-plan sur des pieds, ceux d’un jeune qui a renoncé, suivi par une voix off qui raconte une amitié entre trois jeunes, Omar qui s’est pendu, un acte dont le sens tient à la simplicité du message laissé « Si je reste, je meurs, si je pars, je meurs ». Plus loin, la caméra suit Nasser (Seddik Benyagoub) dans la récupération d’un GPS monnayé à prix d’or et Rachid (Nabil Asli), qui raconte, une narration à la première personne dans un temps qui opère déjà comme le futur antérieur des illusions brisées.
Harragas, promu comme une tragédie nationale, refuse à la fois une analyse du contexte politique, social et économique de l’Algérie contemporaine et de tout le système sécuritaire déployé par l’Europe pour contenir cette hémorragie humaine perçue comme dangereuse. Les forces de sécurité qui traquent sont à peine visibles, un bateau patrouille de nuit en mer qui sème la terreur, quelques garde-côtes. Ces forces n’apparaissent que comme symbole de la systématicité d’une organisation puissante. Plus tourné vers l’Algérie, le film effleure tout juste les hiérarchies sociales entre les candidats au départ qui sont soutenus par leurs proches, et ceux qui se battent seuls, des hiérarchies sexuées, une fille brillante en classe que ses amis tentent de dissuader tant le pari est risqué, des hiérarchies culturelles également entre les candidats au passage qui arrivent du sud complètement aux mains des passeurs tandis que ceux qui partent des villes semblent mieux à même de contrôler leur destinée. Ces réalités établies en quelques plans, sont accompagnées d’une voix off qui décrit en quelques phrases les cités surpeuplées, le chômage, l’avenir fermé. Nous sommes à des lieues du misérabilisme. Les quelques bribes biographiques, l’empathie des parents et la solidarité de la fratrie nous font sentir un monde tout entier pris au piège. L’émigration n’est pas un conflit générationnel mais une pulsion de survie. Dans leur rafiot de fortune, les candidats à l’exil sont égaux devant l’aléatoire, la promiscuité, le froid, la faim, la soif, la peur, mais leurs interactions répondent encore à des schémas.
Pour étayer un récit trop ténu, le film recourt brièvement au film de genre, campant ainsi des stéréotypes fondés sur des oppositions assez reconnaissables : Hassan (Okacha Touita), le passeur exploiteur, Hakim (Mohamed Takerrat), l’islamiste barbu en tunique qui écoute le Coran sur son MP3, à qui Rachid et Nasser ne parlent plus depuis des années puisqu’eux rêvent d’un avenir européen et occidentalisé, la figure patibulaire (Samir El Hakim) que surgit de nulle part et qui est armée. Difficile d’adhérer au soupçon de thriller qui se tisse et se défait tant il est anecdotique et semble artificiel au regard de personnages qu’on aimerait mieux comprendre.
Coproduction franco-algérienne très soutenue par les télévisions françaises (France 2, Ciné Cinémas, Canal +), Harragas est perçu comme un film potentiellement rassembleur et consensuel. Pourtant, ce qui en limite la portée est son ambition même, montrer une autre dimension des êtres, non plus une condition sociale mais la négation d’une humanité, sans parvenir à se défaire totalement des carcans narratifs du genre, ni à développer une forme filmique qui puisse porter cette ambition. Il reste la mer, l’élément premier du film, autour de laquelle convergent et achoppent tous les espoirs. Quelques plans de corps qui nagent, s’épuisent dans et contre une mer traitre qui nous donne à voir leur recul et leur éloignement toujours plus grand !
Ceci ne saurait constituer une critique à proprement parler du film mais bien davantage une réflexion sur le devenir du cinéma à propos duquel Harragas soulève des questions importantes. Si le film social et les modes d’intelligibilité du monde qu’il a pu proposer ne peuvent plus rendre compte de l’anéantissement des rêves d’une jeunesse livrée au naufrage (2), Harragas cherche à transcender les frontières d’autant que l’état désastreux de l’exploitation en Algérie le voue au DVD. Quelles sont aujourd’hui les conditions de la création d’images qui puissent effectivement atteindre et rassembler des publics au-delà du national, non seulement dans la reconnaissance d’une humanité bafouée mais dans une nouvelle connaissance ce celle-ci ?

1. Il faudrait sans doute citer Mascarades (2007) de Lyes Salem dans un autre registre et un autre genre.
2. À ce titre, Welcome (2008) de Philippe Lioret tendrait à prouver le contraire.
///Article N° : 9206

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Harragas © DR
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