Entre masko, boulagèl et gwoka, théâtres créoles en trois dimensions

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Frantz Succab, faire sonner la langue créole ou l’art du masko
Frantz Succab fait partie d’une génération d’auteurs guadeloupéens aguerris qui s’essayent tardivement à l’écriture théâtrale pour parachever une carrière artistique riche et hétéroclite. Militant convaincu qui se revendique de la génération Sonny Rupaire, il voit dans l’écriture un outil de combat. Dans les années 70 et 80, Succab écrit des articles à teneur politique et des poèmes en langue créole avant de devenir journaliste à l’hebdomadaire satirique Le Mot phrasé,et auteur de chansons pour Jacqueline Etienne et Swanha Desvarieux. Il commence à écrire pour le théâtre en 1998 avec Trois voix pour un dilemme (pièce créée au Ciné Théâtre du Lamentin dans une mise en scène de José Jernidier) et D’ici-dans, pièce sélectionnée par Textes en Paroles et mise en lecture en 2003. Co-fondateur du Kolektif Sonny Rupaire en 2009, Frantz Succab reste fidèle aux idéaux du poète guadeloupéen dont il se fait l’héritier par son engagement dans la défense de la culture créole. Son théâtre explore les modalités de l’oralité tout en puisant dans les sonorités du créole pour faire entendre la musicalité et la puissance poétique de cette langue. Il se nourrit de la tradition culturelle populaire pour écrire sa dernière pièce Conte à mourir debout (Editions Lansman, Belgique, 2009) qui a fait l’objet d’une mise en lecture publique à la manifestation 2005 de Textes en Paroles avant d’être mise en scène par Antoine Leonard-Maestrati et présentée au festival de théâtre des Abymes en mai 2009.
Roberval, grand tanbouyè – joueur de tambour – s’apprête à mourir et reçoit auparavant chez lui un chroniqueur venu lui raconter « sa propre mort et lui apprendre qui il a été ». La réplique qui ouvre la pièce « An ka santi lodè a lanmo » (je sens l’odeur de la mort) prononcée par Roberval fait d’emblée s’inverser le cours du temps car tout commence par la fin suivant une structure quasiment beckettienne. Cette chronique d’une mort annoncée est faite par le personnage du Chroniqueur, substitut du conteur, « couseur d’histoires », comme il le dit lui-même et qui donne successivement la parole à Bertilia, femme de Roberval, et à Nini la voisine qui racontent tour à tour qui est / a été Roberval. On assiste ainsi d’une certaine manière à une veillée funèbre avant l’heure où l’art de la parole et de la dissimulation, du détour ou de l’esquive, « l’art du masko » pour reprendre l’expression de Frantz Succab, se marie avec la musique de tambour pour raconter la vie de celui qui n’est pas encore mort et dont la voix résonne encore sur les mornes où il se réfugie la nuit pour communiquer avec les esprits. Vie et mort sont étroitement liées dans cette pièce comme dans la société antillaise où la mort est sans cesse célébrée, où les vivants dialoguent avec les absents, où passé, présent et futur se fondent pour finir par se confondre. L’une des questions posées par Frantz Succab dans cette pièce est celle de la transmission orale et du secret gardé ou partagé. La nostalgie de voir s’éteindre une tradition anime sans doute le protagoniste qui ne cesse pas pour autant de célébrer la vie à travers la musique et dans l’amour du tambour ka. Cet instrument fait partie de Roberval, voire ne fait qu’un avec lui ; c’est le tambour qui porte le vieil homme aux nues et le met en contact avec le divin quand il passe la nuit sur les mornes à dialoguer avec les ombres, les esprits nocturnes à travers la musique et le chant. Source de vie et d’énergie, le tambour habite le corps et l’âme de Roberval tout comme il habite la langue de Succab, une langue très imagée qui fait subtilement alterner créole et français ; une langue qui porte l’empreinte du rythme fracturé et syncopé du tambour dont les battements martèlent la phrase et lui confèrent sa cadence ; une langue dont les sonorités vibrantes donnent souffle et vie aux mots.
Eddie Arnell, jeu et rire carnavalesques
Comédien et metteur en scène guadeloupéen, fondateur du Théâtre des Quatre Chemins, Éddie Arnell joue dans des comédies et collabore à des montages poétiques avant d’écrire ses propres pièces qu’il met lui-même en scène. Ce jeune créateur prône la rencontre de formes artistiques plurielles et intègre la pratique musicale et chorégraphique du gwoka dans ses pièces qui font alterner français et créole. Il dénonce tantôt de manière comique (dans Humour noir rire jaune en 2001), tantôt de manière sarcastique et virulente(La boîte de Pandore en 2004), les travers de la société guadeloupéenne.
La boîte de Pandore, créée à la scène nationale de L’Artchipel en 2004, intègre de nombreuses composantes de la tradition créole populaire et exploite avec humour l’esthétique carnavalesque du jeu masqué, de l’inversion des rôles et des valeurs. Les femmes jouent le rôle des hommes et inversement, suivant la tradition des mariages burlesques ; les comédiennes blanches se métamorphosent en matrones antillaises ; le français se voit progressivement évincé de la scène au profit du créole, langue de la tradition orale, qu’Eddie Arnell met à l’honneur dans cette pièce où il abolit les frontières entre la scène et la salle ; les comédiens évoluent au sein du public et pénètrent dans les coulisses ouvertes qui révèlent le ventre de la machine théâtrale. A l’instar du théâtre brechtien, le public est mis à contribution : il est invité à prendre part à la « fête » en frappant dans les mains, en riant, en pleurant au gré des indications portées sur des pancartes qui défilent sur la scène. Eddie Arnell dénonce à la fois la corruption politique, la société de consommation, les croyances superstitieuses, autant de maux qui s’échappent dans la cacophonie la plus totale de la boîte de pandore, représentation allégorique de la société guadeloupéenne moderne.Cette pièce en apparence anarchique trouve son principe structurant dans une architecture musicale fondée sur le tambour, personnage à part entière. Le rideau se lève sur la scène au centre de laquelle trône un tambour ka dans un halo de lumière ; c’est aussi sur cet instrument que se refermera la pièce qui s’achève sur une pyramide constituée par les corps des comédiens dont les têtes disparaissent chacune sous un tambour. Devenu masque, le tambour s’affirme alors comme un objet théâtral dont Éddie Arnell tire partie en exploitant ses potentialités physiques et sonores tout comme sa symbolique. Il attribue au tambour de multiples fonctions qui reflètent les différents rôles que cet instrument joue dans la société antillaise : quand ses coups scandent le piétinement puis le déchirement du drapeau français, le tambour symbolise la lutte contre l’assimilation dans l’affirmation d’une identité dissociée de celle civilement accordée par la nation française. Le tambour est également battu lors de la veillée funéraire de Doudou Créole, représentante de la tradition orale qui se meurt, et il est relayé, dans ce cas précis, par des battements de main et des boulagèl, sons gutturaux polyphoniques qui remplacent traditionnellement les tambours dans les veillées mortuaires. La condamnation au silence des tambours est justement évoquée dans la scène où ils sont mis à mal par les comédiens qui s’acharnent à les frapper à violents coups de marteaux. Cette référence implicite au passé esclavagiste évoque aussi l’époque de l’après départementalisation, où l’on a fait taire les tambours sous prétexte que le gwoka appartenait désormais à un temps révolu, à un passé nègre qu’il fallait se presser d’enterrer pour devenir français. Éddie Arnell dénonce ce reniement des racines noires, de l’héritage musical et chorégraphique populaire du tambour qu’il revendique avec verve et humour dans son théâtre.
Gilbert Laumord, un théâtre du Chaos-Monde
Comédien guadeloupéen polyglotte (parlant couramment français, créole, anglais, espagnol et danois), Gilbert Laumord a un parcours artistique singulier : après avoir vécu en Guadeloupe, son île natale, en France et au Sénégal, il se forme à l’art dramatique dans une école danoise à Copenhague (Statens Teater Skolen – Kobenhaum) et commence sa carrière de comédien en Europe. Il rentre en Guadeloupe dans les années 1980 pour retrouver ses racines : il apprend alors le créole, s’initie à la pratique musicale et chorégraphique du gwoka, redécouvre l’univers des contes, autant de composantes de la culture populaire créole qu’il intègre à son travail de comédien, danseur, musicien et metteur en scène. En 2002, il écrit et met en scène Avec le temps… Con el tiempo…, pièce élaborée en collaboration avec le metteur en scène cubain Eugenio Hernandez Espinoza et présentée à la Havane à Cuba en 2002 puis jouée à la scène nationale L’Artchipel en Guadeloupe. En 2006, il invite le poète martiniquais Joby Bernabé à créer avec lui Andidan Lawonn-la, spectacle joué en 2006 en Martinique, à Sainte-Lucie et aux Etats-Unis dans le Maine.
Avec le temps… Con el tiempo… et Andidan Lawonn-la sont deux pièces hétérogènes inclassables fondées sur l’exploitation dramaturgique de la culture populaire créole. Une énergie créatrice fulgurante se déploie sur la scène où s’opère la rencontre des langues, des genres et des arts tandis que la parole poétique, contée et chantée se conjugue à l’expression corporelle. Ce théâtre hybride, à l’architecture fragmentée, voire disloquée, résolument « nègre » au sens césairien du terme, défie les lois de la rationalité et de la logique en célébrant la naissance d’un ordre nouveau, celui, obscur et opaque, imprévisible et fluctuant du « Chaos-Monde » défini par Edouard Glissant comme « le choc actuel de tant de cultures qui s’embrassent, se repoussent, disparaissent, subsistent pourtant, s’endorment ou se transforment, lentement ou à vitesse foudroyante » (Traité du Tout-Monde, 1997). Ce théâtre de la totalité, théâtre multiple et pluriel, reflète la diversité kaléidoscopique du monde créole, le métissage d’une société composite, sa réalité riche et complexe. Gilbert Laumord pratique l’esthétique du Chaos-Monde et refuse la linéarité et l’homogénéité au profit de la rupture et du multiple. Dans Avec le temps… Con el tiempo… et Andidan Lawonn-la, l’espace scénique est tout entier structuré autour de la figure symbolique du cercle qui évoque la ronde ancestrale du lewoz, cérémonie traditionnelle autour du tambour gwoka ; ce cercle symbolique donne sa cohésion et sa cohérence en renvoyant au cycle temporel de la vie, de la mort et de la renaissance tout comme il favorise le rassemblement collectif autour de pratiques culturelles qui soudent la communauté et les spectateurs rassemblés autour de ce cercle d’énergie communale. Le théâtre de Laumord revêt en outre des enjeux culturels et politiques forts en revendiquant le lien à l’Afrique mère par le biais du tambour gwoka qui rend hommage aux ancêtres esclaves ; la scène devient lieu de mémoire et de résistance contre l’assimilation et l’aliénation à la culture française. Gilbert Laumord réhabilite la mémoire des ancêtres africains dont la force de résistance est célébrée au rythme du tambour, instrument directement lié à l’histoire de l’esclavage ; ce tambour représente la transmission et la conservation d’un héritage légué par les ancêtres ; il est pulsion de vie en même temps que symbole du combat, de la résistance et de l’affirmation des racines africaines.

///Article N° : 9338

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