Vers une autre Amérique

Entretien de Stéphanie Bérard avec Denis Marleau

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Metteur en scène québécois de renommée internationale, directeur de la compagnie UBU, récemment invité au festival d’Avignon avec Une fête pour Boris de Thomas Bernhard, Denis Marleau a eu l’occasion de travailler en Guadeloupe et de diriger des comédiens antillais dans sa mise en scène de la pièce de José Pliya Nous étions assis sur le rivage du monde… en 2005. Cette rencontre avec cette « autre Amérique » que sont les Antilles l’a profondément marqué : il a découvert la richesse et la complexité du monde antillais, une manière de jouer propre aux comédiens caribéens et a pu apprécier ce qui rassemble et sépare le théâtre antillais du théâtre québécois.

Vous avez travaillé il y a quelques années en Guadeloupe en collaboration avec la scène nationale L’Artchipel. Pourriez-vous nous parler du cadre de cette collaboration ?
J’ai rencontré en 2004 José Pliya lorsque j’étais directeur du Théâtre français au Centre national des Arts, à Ottawa où nous avions proposé en lecture d’une de ses pièces, Le Complexe de Thénardier. À cette occasion, José m’a parlé de son projet autour de Nous étions assis sur le rivage du monde… son tout dernier texte que je venais de lire et qui m’avait impressionné par la force de son sujet et son écriture. Quelques mois plus tard, José m’a proposé de le monter et je me suis rendu en Martinique avec ma collaboratrice artistique Stéphanie Jasmin pour rencontrer des partenaires de production et pour entamer une série d’auditions. Deux ans plus tard et après une tournée en France et au Portugal, nous avons donc présenté en Guadeloupe Nous étions assis sur le rivage du monde… à l’Artchipel, la scène nationale de Basse-Terre que José dirigeait depuis un an et qui venait de programmer une autre de mes créations, la fantasmagorie technologique Les Aveugles de Maeterlinck.
Comment avez-vous vécu cette expérience antillaise et notamment le travail avec des artistes caribéens ?
Ce fut d’abord la découverte d’une autre Amérique que je ne connaissais pas vraiment. Une rencontre passionnante avec les Antilles, et cette société arc-en-ciel que j’appréhendais enfin dans son espace réel et non plus sur une carte postale, un monde complexe qui constitue le décor même de la pièce de José à travers sa propre relation au territoire. J’ai découvert notamment l’importance de cette présence si lourdement bureaucratique de la « métropole » pour ses insulaires, pas seulement sur le plan politique, économique et culturel mais aussi au niveau du symbolique et de l’imaginaire. Le français créolisé qu’on y parle m’a permis également de faire des liens avec ma propre langue française de nord américain et d’en observer les croisements ou certaines évolutions à partir de leur source commune. Au démarrage du projet, il y a donc eu une série de rencontres avec des interprètes caribéens dont l’objectif premier était de distribuer les quatre rôles de la pièce. C’est d’abord à ce niveau que la prise de contact s’est produite et j’ai été parfaitement guidé par José qui m’a donné l’occasion de séjourner en Martinique en trois étapes distinctes : celle des auditions, ensuite une période de lectures autour de la table avec les comédiens et enfin les répétitions. Cette approche progressive s’est déroulée sur un an et s’est vécue à la fois comme une immersion dans le pays réel et une décantation pour aller à l’essentiel, et au cours de laquelle j’en ai profité pour lire des auteurs antillais, du Père Labat, en passant par Césaire, Walcott, Chamoiseau, Condé, Glissant, etc. Grâce à eux, je crois avoir perçu l’espace sonore des îles, le bruissement permanent des éléments de la nature, ce qui a été très inspirant pour la création de la trame musicale du spectacle. Par ailleurs, le fait de travailler avec des acteurs antillais de « couleurs différentes », chacune d’entre elles racontant quelque chose de différent sur le plan des origines sociales et historiques, m’a fait réaliser la complexité du problème que soulevait la pièce de José et toute son actualité. Car, ce point de vue exogène sur la Martinique et la Guadeloupe, celui de l’Africain José Pliya, auteur dramatique franco-béninois qui venait d’être nommé directeur de l’Artchipel, a provoqué des réactions de méfiance ou de rejet comme ces graffitis sur des murets d’autoroute en Guadeloupe où on pouvait lire « Pliya plié bagages ». Et un peu plus tard, je me suis rendu compte que sa pièce Nous étions assis sur le rivage du monde… pouvait entraîner des décalages entre ce qu’elle raconte réellement et ce qu’on croyait ou ce qu’on voulait qu’elle raconte. Par exemple à Montréal, certains spectateurs n’ont pas accepté la dimension métaphorique du rivage comme lieu de rencontre, mais ont plutôt été agacés de cette persistance de la femme à vouloir rester sur une plage privée, parce que chez nous on est toujours propriétaire d’un morceau de terrain au bord d’un lac… À Paris, il y a eu aussi ce déni des degrés du métissage des peaux fait par le critique d’un grand quotidien qui a vu sur scène deux personnages sur quatre de couleur blanche… comme si les conflits ne pouvaient se produire qu’entre le blanc et le noir et dans une perspective coloniale. Et en France j’ai été plus d’une fois interloqué par ce fossé rempli de préjugés et de méconnaissances vis-à-vis de la réalité antillaise. En somme, ce projet par son approche de production spécifique et par le sujet même de la pièce est devenu un champ d’expérience aussi miné que des plus stimulant ; comment pouvait-il en être autrement avec quatre acteurs antillais, un auteur africain du Bénin, un metteur en scène québécois et son équipe de concepteurs montréalais ?
Si vous deviez comparer la situation du théâtre au Québec et dans les Antilles françaises, quels seraient les points communs et les différences que vous relèveriez ?
Je suis loin de connaître parfaitement la situation du théâtre aux Antilles françaises. D’abord, parce qu’en Martinique nous avons répété en vase clos avec les quatre acteurs antillais au Fonds Saint-Jacques et tout de suite après, le travail s’est transporté à Montréal jusqu’à la création au Festival des Amériques. Ensuite, l’équipe des concepteurs du projet était composée en presque totalité de collaborateurs réguliers de ma compagnie UBU qui assumait la production déléguée. Et à vrai dire, je crois qu’on ne peut pas comparer le sirop de canne à sucre avec celui de l’érable : c’est sucré et c’est bon mais ça vient de deux arbres très différents. Dans les Antilles françaises, la vie théâtrale et ses structures relèvent du Ministère de la culture à Paris, et des Conseils régionaux de chaque département et de chaque ville. Cela n’a donc rien à voir avec notre fonctionnement théâtral qui repose sur une évaluation annuelle des Conseils des arts du Canada, du Québec et de la Ville de Montréal qui sont des organismes politiquement indépendants et qui fonctionnent par comité de consultation formée d’artistes reconnus par leurs pairs dans chaque discipline. Il n’y a pas non plus comme en France de nominations politiques à la direction d’un équipement, ou d’une compagnie théâtrale ou d’une troupe, ce sont leurs conseils d’administration qui ont plein pouvoir et dans lesquels siègent des artistes. Autre distinction, le théâtre québécois bénéficie d’une infrastructure culturelle et économique qui n’a rien à voir avec celle des Antilles. Au Québec, il existe au moins six écoles de formation professionnelle : deux Conservatoires supérieurs, l’École nationale de théâtre, l’Option-théâtre du Collège Lionel Groulx, l’Université du Québec et celle de Concordia, etc. Alors qu’aux Antilles, sur le plan de l’accessibilité à une formation théâtrale, c’est le désert pour l’apprenti comédien qui devra obligatoirement s’exiler en France ou se contenter de stages ponctuels. Et une telle absence de structure permanente de formation engendre inévitablement beaucoup de confusion au niveau du statut de l’artiste professionnel avec celui de l’amateur. Je m’en suis bien rendu compte lors de notre passage à Basse-Terre avec Nous étions assis… où sans préavis sur le même plateau de l’Artchipel des étudiants ont présenté un extrait de la pièce tout de suite après notre représentation, sous les applaudissements nourris de leurs professeurs et compagnons de classe. Ceci dit à Fort-de-France, j’ai pu apprécier par ailleurs les qualités pédagogiques des professeurs de théâtre du Lycée Schoelcher qui nous ont cordialement accueillis pour une présentation d’étape de notre travail. Quant aux points communs, il me semble que nous avons été et que nous sommes encore reliés au Québec et dans les Antilles par ce besoin d’affirmation identitaire, un besoin qui se transmet surtout par l’oralité, la poésie, la littérature. À travers des œuvres qui peuvent aussi nourrir le désir et la nécessité de faire du théâtre une expérience à la fois individuelle et collective, et qui pourra donc évoluer vers des formes scéniques et dramaturgiques originales, à condition qu’elles se laisseront métisser à leur tour par celles qui viennent d’ailleurs.
Est-ce selon vous important de favoriser les échanges culturels entre le Canada et la Caraïbe ?
À mes yeux, ces échanges, ces partenariats doivent surtout se fonder sur le désir de partager une aventure de création, avec tous les risques que cela comporte, car il y en a beaucoup, et même si on partage une langue commune. En tant qu’artiste, je pense qu’on peut arriver ainsi à progresser et à réaliser des projets qui nous déplacent réellement parce qu’il faudra s’adapter à de nouvelles réalités et à d’autres sensibilités. Cependant, lorsque je travaille comme metteur en scène québécois avec des acteurs français, belges ou d’ailleurs, c’est avant tout parce qu’ils sont en mesure de répondre à des exigences et à des besoins artistiques qui sont déterminés par une œuvre à fabriquer. Autrement dit, dans le cadre du spectacle vivant, il ne s’agit pas tant d’échange culturel entre des pays que d’une véritable rencontre entre des personnes qui apprendront à se connaître autour d’un projet commun. N’étant pas politicien je ne suis pas en mesure de valider un tel concept d’échange culturel ou de mesurer le bien-fondé de ses applications possibles. Mais, chose certaine, je crois que tout le monde gagne à voyager et à rencontrer l’autre dans la vie ou sur la scène.
Vous avez eu l’occasion de diriger des comédiens caribéens (notamment Nicole Dogué et Ruddy Sylaire dans « Nous étions assis sur le rivage du monde »…). Pensez-vous que ces comédiens possèdent des capacités de jeu différentes des comédiens avec qui vous avez l’habitude de travailler au Canada ?
Impossible de faire des généralités à ce sujet. Il faudrait parler de chacun d’eux de façon spécifique, parce que Nicole vit à Paris où elle a fait son Conservatoire et a travaillé par exemple avec Claude Régy alors que Ruddy habite la Martinique, travaille en plusieurs langues après avoir été formé en Haïti et un peu partout. Il en est même pour Éric Delor et Mylène Wagram dont les apprentissages et les trajets sont encore différents. Les comédiens que je dirige au Québec sont presque tous passés par une école de théâtre et souvent ils mènent de front des carrières à la télévision ou au cinéma, ou encore ils enseignent et font du doublage, etc. Cela dit, les capacités de jeu sont reliées aussi à une culture théâtrale, et à Montréal à cause de la proximité géographique des USA, ils sont plus influencés par l' »acting » qui vient de New York que celui de Paris, qui n’a pas très bonne réputation chez nous à cause de son approche cérébrale, trop distanciée. Mais depuis une dizaine d’années, il me semble que l’artiste de la scène québécoise est de moins en moins unidimensionnel grâce au voyage qu’il fait à travers des tournées sans compter l’accueil de tous ces spectacles étrangers, allemands, italiens ou flamands qui viennent au Festival des Amériques proposer d’autres visions scéniques, d’autres manières d’être en jeu.
Vous avez mis en scène deux pièces de José Pliya : « Nous étions assis sur le rivage du monde… « et « Le complexe de Thénardier ». Pourquoi avoir choisi ces deux pièces ?
Dans le cas des deux pièces de José, ces choix ont été reliés à des circonstances ou à des besoins particuliers au cours de mon trajet. Avec Nous étions assis…, j’avais envie de vivre une nouvelle situation de création en travaillant avec des acteurs d’une autre culture pour parler d’une problématique sociale qui leur était proche mais qui me semblait aussi universelle. Et le sujet de la pièce conduisait naturellement à un tel processus de recadrage de ma pratique vers cet axe nord / sud qui était inédit pour moi. Pour Le Complexe… en 2005 j’en ai proposé une lecture publique au CEAD dans le cadre du Festival des Amériques. À son écoute Daniel Cordova, directeur du Manège de Mons en a éprouvé un vrai coup de cœur et c’est lui qui a par la suite arrimé le projet à des coproducteurs pour que je le mette en scène. Cette création m’a donc donné la chance de poursuivre cet accompagnement avec l’actrice Christiane Pasquier avec qui j’ai beaucoup travaillé et de rencontrer Muriel Legrand, une jeune actrice belge fraîchement sortie du Conservatoire de Mons.
Y a-t-il d’autres auteurs francophones, notamment caribéens, dont vous aimeriez mettre en scène les pièces ?
Je tourne souvent longtemps autour de pièces et de textes qui s’accumulent sur ma table et il y a en effet quelques auteurs francophones que je lis, pour le plaisir de les retrouver, ou pour la découverte, sans savoir si je les monterai un jour. En ce moment, après la création d’Une fête pour Boris de Thomas Bernhard au Festival d’Avignon, disons que je me donne du temps. Il n’y a pas encore de projet complètement arrêté.

Été 2009///Article N° : 9373

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