Le public africain n’est pas prêt

Entretien de Sylvie Chalaye avec Maurice Bandaman

Abidjan, août 1998
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Romancier et dramaturge ivoirien, Maurice Bandaman entre en littérature en remportant en 1986, le premier prix du concours organisé par le CNOU et CEDA à l’intention des étudiants avec un recueil de nouvelles : Une femme pour une médaille. En 1993, il obtient le grand prix littéraire de l’Afrique noire pour son roman Le Fils-de-la-femme-mâle (L’Harmattan). En résidence d’écriture au 12e Festival International des Francophonies en Limousin en 1995, il vient de publier un dernier roman La Bible et le fusil chez CEDA qui a failli être censuré par l’Eglise. Il est aussi l’auteur de plusieurs pièces de théâtre dont Entre l’amour et la vie, Guerre au pied du trône et La Terre qui pleure, finaliste du concours RFI 1998.

Comment selon vous expliquer que les dramaturges africains n’abordent pas le sujet de l’esclavage dans leur théâtre ?
On éprouve encore de la douleur à évoquer ce passé. Les Africains restent très émotifs, il faut se souvenir de Senghor. On ressent toujours de la pudeur à évoquer un passé douloureux. Beaucoup se disent :  » c’est fait, à quoi bon revenir là-dessus ?  » Je suivais récemment une émission enregistrée en Guadeloupe à l’occasion du cent cinquantenaire anniversaire de l’Abolition et les écrivains présents sur le plateau, notamment Patrice Chamoiseau, parlaient de la nécessité de faire le deuil de ce passé. Beaucoup d’Africains veulent l’oublier, mais faire le deuil ce n’est pas oublier. Ce passé fait partie de notre patrimoine, de notre histoire. Aujourd’hui, les Juifs continuent de parler de l’antisémitisme, de ce qu’ils ont subi pendant la guerre en Europe. Ils ne permettent pas qu’on oublie. Il est important que nous reprenions conscience de cette époque de notre histoire, que nous reposions le problème de l’esclavage pour nous en libérer. Faire le deuil suppose que nous reposions le problème afin de pouvoir l’extirper de notre subconscient. Nous devons en faire un sujet de débat pour que l’on puisse enfin en parler sans honte et sans complexe.
Pourquoi cette pudeur, cette honte dont vous parlez ?
Pendant longtemps on a accablé les Européens, les désignant comme les seuls coupables. Mais les recherches ont permis de prouver que nos parents ont été complices. Dès lors le complexe, la culpabilité se sont installés. Comment parler d’un phénomène dont nous avons été complices ? La question du dédommagement de l’Afrique par exemple apparaît comme une vue de l’esprit. Car on sait très bien que les peuples côtiers du Sénégal au Cameroun, étaient les premiers esclavagistes. Vous allez au Brésil est vous y voyez des Yoruba, des Akan, des Fang. Alors on dédommage qui ? Et que fait-on de notre propre responsabilité ?
Pour s’installer la colonisation a, elle aussi, bénéficié de complicité et pourtant c’est un sujet au contraire très présent dans le théâtre africain.
Face à la colonisation, il y a eu lutte. On a vu nos parents résister à la colonisation, mais face à l’esclavage, il n’y a pas trace de résistance ; les peuples côtiers n’ont pas résisté : au contraire, ils envoyaient des émissaires à l’intérieur des terres et engageaient des guerres pour faire des prises. Nous, nous voulons voir la vérité sans tirer sur l’Occident de façon exclusive.
Il est selon vous du devoir des Africains de poser le problème autrement ?
Il faudrait un véritable procès. Un procès qui montre comment nous avons été complices de notre propre holocauste pour que nous puissions en faire le deuil. Les Noirs des Etats Unis et les Antillais nous le disent parfois :  » c’est vous qui nous avez vendus « . On nous accuse et nous n’avons pas d’arguments pour nous défendre. Les responsabilités sont partagées.
Dénoncer notre propre responsabilité, ce serait peut-être commencer à mettre fin à ces nouveaux esclavages que nous vivons. Car aujourd’hui, on se rend compte que nos dirigeants sont encore complices de ceux qui nous exploitent : c’est encore un esclavage déguisé ; les gens viennent avec des décisions qui n’arrangent pas le peuple, mais nos autorités acceptent ces mesures impopulaires et les imposent aux citoyens.
Il a donc un enjeu actuel à faire le procès du passé ?
Certainement. Il faut poser le problème pour que nous ayons cette conscience de la patrie, cette conscience de la race. Nous manquons de conscience nationale. On voit à l’extérieur, dans des pays comme la France, cette conscience aiguë de la patrie. Il faudrait nous forger une conscience nationale, non pas pour tomber dans la xénophobie et le chauvinisme, mais pour prendre conscience qu’on ne tire aucune gloire à opprimer son peuple et à triompher dans l’opulence quand son peuple est misérable. On peut facilement constater que de l’esclavage jusqu’à aujourd’hui en passant par la colonisation, il y a en Afrique un esprit qui est comme une constante : s’associer avec l’étranger pour appauvrir son propre peuple. Il n’y a pas de rupture. Si je devais écrire une pièce de théâtre sur ce sujet, je montrerais comment de façon constante nous, Africains, nous nous associons à l’étranger pour exploiter notre peuple, pour le brimer. Pendant l’esclavage, les Africains ont vendu leurs propres frères. Pendant la colonisation, il s’est trouvé des Africains pour lier partie avec le colonisateur, parce qu’ils y trouvaient un intérêt personnel. Aujourd’hui encore, des Africains sont liés au impérialismes et aux lobbies étrangers pour mieux exploiter leur peuple ; il y a une constante.
Mais la collaboration existe partout.
Ailleurs, il y eu des condamnations ; chez nous, les traîtres ne sont pas condamnés, ils ne sont même pas dévoilés. C’est cela cette constante. Les traîtres n’ont jamais été montrés du doigt. Je crois que c’est une question d’éducation. Notre rôle à nous créateurs, hommes de théâtre, c’est un rôle d’éducation : amener les gens à une prise de conscience de l’intérêt national, leur apprendre à privilégier des valeurs, ce que certains appellent la grandeur de la patrie. Il faut que les gens acquièrent cette conscience-là pour qu’on la transmette à nos enfants et que l’on puisse bâtir un pays riche et grand, qui puisse se mobiliser autour de ces valeurs contre les agressions extérieures, car nous sommes en compétition avec l’extérieur. Il ne faudrait collaborer avec l’étranger que pour des causes nobles
Pourquoi cette dénonciation des responsabilités ne reste-t-elle encore qu’au stade des intentions surtout au théâtre ?
Le théâtre, c’est visible, c’est vivant, ça montre. On voit les images : elles parlent plus que les mots et tout le monde peut les comprendre. Le théâtre heurte, frappe plus vite, de façon plus impérieuse que le roman. Les dramaturges ont sans doute peur des réactions du public. Car les spectateurs peuvent ne pas accepter cette dénonciation et condamner l’auteur. Ce n’est pas un sujet facile à aborder pour les Africains. Nous avons du mal à nous remettre en cause. Il a fallu une nouvelle génération d’écrivains, notamment à partir d’Ahmadou Kourouma, pour que nous cherchions à nous regarder nous-mêmes, à montrer nos travers. C’est notre responsabilité à nous auteurs modernes, mais c’est un combat car les Africains se sentent attaqués, agressés par une réalité qu’ils ne veulent pas admettre. Le public africain réagit encore de manière très affective ; il n’a pas cette attitude intellectuelle qui consiste à avoir de la distance par rapport à une oeuvre. Mettre en scène des Africains esclavagistes revient à accuser tous les Africains, et la réaction du public pourrait être violente.
Propos recueillis par Sylvie Chalaye
Abidjan, août 1998

///Article N° : 940

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