Back to classicism

De Julieth Mars Toussaint

Une œuvre salvatrice
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Julieth Mars Toussaint peint depuis longtemps mais son œuvre est encore trop peu reconnue. Les derniers mois écoulés devraient changer la donne après la présentation de sa série Back to classicism présentée pour la première fois par la galerie Guigon à Paris au printemps 2009 (1). Œuvre majeure dans le cheminement intime de l’artiste, elle a ensuite été exposée à la Martinique au début de l’année 2010 (2). Retour sur les fondements d’une œuvre qui a marqué les esprits.

Dans une rue à l’écart du brouhaha de Belleville, le vaste atelier parisien de Julieth Mars Toussaint est rempli de toiles posées contre les murs ou à même le sol. En y entrant le visiteur peut avoir l’étrange sentiment de pénétrer dans un espace sur le point d’être emménagé ou quitté. Un peu à l’image de cet entre-deux, Julieth Mars Toussaint reconnaît avoir longtemps navigué entre deux eaux de par son parcours familial et personnel. Né à la Martinique en 1957, il a grandi en France où il s’est  » retrouvé plongé dans un univers de blancs en dehors de la sphère familiale « . De cet état de fait sur lequel il aura mis du temps à mettre des mots, l’artiste revient souvent, conscient que s’y trouve la clé des questions identitaires qui l’ont longtemps taraudé. Après une formation de graphiste, il travaille quelques années dans le monde de la mode jusqu’à ce qu’il s’en détourne, bien conscient que sa voie n’est pas là. Il quitte Paris pour Berlin où il restera six ans, évoluant dans un milieu d’artistes. Si le foisonnement artistique de Berlin stimule ses débuts de plasticien, Julieth Mars Toussaint se souvient  » qu’il ne s’y est pas passé grand-chose au niveau de sa peinture « . De retour à Paris, il s’installe au cœur du quartier de Belleville, où il se consacre pleinement à la peinture.
Face à la force qui se dégage de ses toiles, on peut s’étonner de son peu de visibilité. Mars Toussaint n’est, il est vrai, pas artiste à courir les galeries avec ses toiles sous le bras. Je ne suis pas dans l’institution, ni dans quelque créneau que ce soit…. J’ai peu exposé et peindre me demande un investissement tel que je n’ai pas ensuite l’énergie d’aller me vendre. Donner une visibilité à mon travail est toujours un problème. Ça l’est d’autant plus pour moi que la peinture, de nos jours, n’a pas le vent en poupe « . Il n’était par exemple pas présent à l’exposition Kreyol Factory qui avait invité en 2009 des artistes des Caraïbes et de leur diaspora à s’interroger sur les identités créoles (1). Ne serait-ce que pour cette thématique, sa série Back to classicism aurait pourtant pu y avoir toute sa place.
Heureusement, la Galerie Guigon à Paris croit en Julieth Mars Toussaint qu’elle expose régulièrement depuis 1997. C’est là que la série Back to classicism a été présentée pour la première fois au printemps 2009 avant de s’envoler début 2010 à la Martinique donnant à l’artiste une première occasion d’exposer dans son pays.
Une transgression libératrice
Réalisée entre 2008 et 2009, Back to classicism a pour point de départ une série de portraits inspirés par les grands maîtres de la peinture classique européenne. Œuvre majeur dans le cheminement intime de l’artiste, elle est habitée par ses questionnements sur son identité et sur sa relation à son pays d’origine mais aussi à la France  » son pays d’accueil  » dont il est inévitablement pétri.  » Au moment où j’ai commencé la série, j’étais très travaillé par la question de mon identité. J’ai eu besoin de me replonger dans mon passé et de relier l’Europe et la Caraïbe, ces deux pôles qui m’habitent. Je suis parti sur les traces des maîtres de la peinture classique européenne et je me suis aperçu que ça rejoignait mes questions identitaires « . Loin de vouloir copier ces maîtres qu’il admire et dont il reconnaît avoir beaucoup appris, Mars Toussaint a en quelque sorte déconstruit non pas leurs œuvres, mais ce qui en émane pour construire une série de toiles où se consument ses questionnements identitaires dans un ardent mouvement de couleurs.
Poussin, Ingres, Vinci, Caravage, Manet, peu importe les points de départ de ses tableaux, car là n’est pas l’essentiel de son inspiration. L’artiste, avec une grande maîtrise, s’est emparé des portraits de ses maîtres, dans une démarche transgressive mêlée de respect et d’hommage.
Parce qu’elles laissent peu d’échappatoire, il a privilégié les peintures frontales  » Il faut que le personnage me regarde. Il n’y a pas beaucoup de peintures qui aient cette universalité, cette profondeur et cette capacité à capter l’autre. J’ai beaucoup utilisé Caravage qui est le premier à avoir désacralisé la peinture – ce que j’essaye de faire – en la rendant accessible à tous « .
Cet  » art supérieur « , Julieth Mars Toussaint l’a digéré et dépassé depuis longtemps. Il a une connaissance parfaite du tableau de départ, de sa composition, des rapports de force et des jeux de lumière qui y sont à l’œuvre. S’il doute de lui-même, l’artiste a le geste sûr. Seuls tremblent sur la toile les sentiments qu’il y projette. S’il s’approche au plus près de son modèle, c’est pour mieux s’en extraire et s’en libérer.  » Tout mon travail consiste à ne surtout pas faire de la peinture. La grande problématique pour moi, c’est de peindre sans faire de chevalet, sans être dans le contrôle, sans penser à la matière « . Mars Toussaint peint en utilisant les couleurs à portée de sa main. Son pinceau est le prolongement de son bras et l’investissement corporel dans l’acte même de peindre est pour lui essentiel pour faire passer les émotions et les sensations ressenties par le corps :  » quand j’ai chaud, j’essaye de faire sortir des couleurs chaudes, quand les choses me sont très pénibles des couleurs plus ternes s’imposent à moi. Mon cheminement, mes éreintements, mes joies sont dans le lâcher prise, dans l’implication physique que l’acte de peindre suscite et surtout pas exclusivement dans une approche cérébrale « .
Ce qui intéresse Julieth Mars Toussaint, c’est que la peinture s’élève, qu’elle tienne debout pour s’imposer dans toute sa vitalité. Face à ses portraits, il cherche avant tout à faire remonter l’intériorité du personnage qui lui fait face. Il travaille dans la confrontation d’où peut-être la forte charge émotionnelle qui émane de ses tableaux.  » Je parle de choses qui sont dures mais je recherche toujours une pointe d’espoir qui se traduit picturalement par une ligne de fuite, par la couleur ou les ambiances « .
En même temps qu’elle fait jaillir la beauté du monde, l’œuvre de Mars Toussaint en souligne la douleur et la dureté. Si Back to classicism peut être reçue comme l’œuvre de sa quête identitaire, elle est aussi porteuse de la  » voix des sans voix  » dans ce qu’elle dénonce du délabrement du monde et de la misère qui l’envahit.  » Quand je sors dans la rue, je regarde ce qui m’entoure et je vois beaucoup de souffrance même dans une ville comme Paris. On ne peut pas s’habituer aux gens qui dorment dehors. Si j’étais généreux avec moi, je pourrais dire que je suis un peintre socialement engagé…
Le titre même de la série Back to classicism contient la double résonance que Mars Toussaint a voulu donner à son travail. S’il renvoie à son questionnement identitaire à travers les maîtres de la peinture classique, il évoque aussi le retour en arrière des sociétés contemporaines dont le nombre de laisser pour compte ne cesse d’augmenter.  » Il y a une régression sociale de plus en plus palpable. Les gens qui n’ont plus de travail, plus de logement, plus de couverture sociale peuvent s’effondrer à tout moment. Les acquis sociaux sont en train de tomber et à cet égard, le retour en arrière de notre époque est inquiétant.
La toile intitulée Back to classicism témoigne de cette réalité montrant des corps affalés contre un mur graffité, gisant au milieu de nulle part, entourés de détritus et d’objets abandonnés. Les corps sont fondus dans cet amas hétéroclite, seuls ressortent les visages rappelant que derrière ces décombres s’abîment des individus oubliés de la société.
De même, l’artiste souligne que l’apogée de la peinture classique correspond à la période où l’Europe était dans les fastes grâce au fruit de la traite, du trafic d’ébène, des épices et de toutes les denrées produites par les esclaves. Derrière les fastes, la souffrance et l’injustice. C’est ce vernis que gratte le pinceau de Mars Toussaint, non pas pour en récuser la beauté mais pour dévoiler ce sur quoi il repose.
En s’inspirant de ses maîtres, l’artiste s’en est affranchi avec une belle assurance. Les femmes ont perdu leur faste, leurs bijoux, leurs robes d’apparat sont salies, déguenillées. Les corps laiteux, il les a noircis, remplaçant les regards par des orbites, trous béants d’où s’échappent les blessures de l’histoire mais où entre aussi le vivant. Les narines trouées ingurgitent la vie, les bouchent closes, presque cousues parfois, laissent présager d’un grand cri intérieur. Si les corps sont obscurcis, Mars Toussaint n’a pas pour autant voulu les réduire à une identification identitaire.  » Je n’ai pas besoin de mettre une couleur chocolatée sur la peau de mes personnages, mais qui veut la voir, la voit. On ne peut pas y échapper « .
Face à une composition inspirée d’une Dona de Vinci, il décrit les couleurs froides dont était parée cette femme très digne, couverte de bijoux.  » Je l’ai transposée, mise dans un soleil flamboyant, dans une ambiance tropicale, très caribéenne. Je l’ai vue comme les premiers arrivants, essentiellement composés de prostituées et de miséreux, ces exilés que la France envoyait dans les Caraïbes. Je lui ai enlevé ses bijoux, je lui ai donné des odeurs, de la transpiration, je l’ai couverte de la crasse qui collait à ceux qui débarquaient aux Antilles,  » suintant leur paludisme « , pour reprendre Céline « .
De la mémoire intime à l’inconscient collectif
Back to classicism confronte l’histoire de la peinture classique au monde contemporain et en questionne les enjeux esthétiques et sociopolitiques qui apparaissent ici complètement imbriqués. Si au-delà de la référence aux classiques, on peut bien sûr aussi être touché par ce travail sans même connaître une des œuvres de départ, Mars Toussaint reconnaît que la présentation de cette série en France n’a pas eu la même résonance qu’en Martinique où sa confrontation à la réalité a pu paraître plus évidente. En France, il reconnaît que cette confrontation a été pour certains en partie masquée par la représentation des peintures de maîtres. «  Les gens se sont attachés à chercher les références, à voir comment je les avais interprétées, si j’avais pu me libérer de la copie, si j’avais apporté quelque chose d’autre. Alors que le regard que j’ai eu par exemple d’Yvette Galot [ndlr directrice du Centre culturel Fonds Saint Jacques de Sainte Marie en Martinique] a prolongé ma pensée, mon acte. Elle a vu d’emblée le problème dans lequel j’étais en tant qu’apatride, entre deux mondes, pas vraiment reconnu ici et là-bas. De même, elle a perçu la recherche de l’identité qui est très forte dans ces toiles « .
Mars Toussaint confie avoir été bouleversé par la lecture faite par Yvette Galot sur la figure du chien très présente dans la série. Elle m’a raconté qu’aux Antilles les chiens étaient aimés mais qu’ils faisaient également peur car c’était eux qu’on lâchait pour retrouver les esclaves. De par son histoire un Antillais peut avoir une lecture immédiate de la présence des chiens dans mes toiles qui ailleurs sera interprétée différemment « . Une partie d’un monde invisible interrogé par l’artiste a ainsi resurgi. La figure du chien apparaissant dans la plupart des toiles et appelant le regard en sourdine a révélé une part de son mystère réfugié dans l’inconscient de l’artiste mais aussi dans l’inconscient collectif de son peuple. Sur la toile, l’animal apparaît souvent de biais, moins visible au premier regard que la figure centrale jusqu’au moment où il le happe, l’invitant à se déplacer et à entrer dans la mémoire du tableau.
Car la mémoire est au cœur de Back to classicism qui, au-delà de ce qui s’y révèle de l’inconscient de l’artiste, réveille l’inconscient collectif, renvoyant l’Occident et les Caraïbes à leur histoire et aux liens, si douloureux soient-ils, qui les unissent.
Julieth Mars Toussaint ne se situe pas pour autant pas dans la confrontation.  » Je parle de choses de la réalité actuelle mais je ne me mets pas sur le banc des accusés. « Même si on vit encore l’histoire douloureusement, il faut s’apaiser avec son passé surtout qu’il a été très lourd « .
Cette série symbolise pour lui la prise de conscience de tout ce qu’il a absorbé comme une éponge depuis son enfance. Il peut maintenant les exprimer, les extérioriser, en faire part sans pour autant s’inscrire dans une démarche analytique.  » On a appris depuis toujours aux Antillais à mettre un couvercle sur les choses, à bien s’intégrer, à contrôler leur instinct pour être dans la norme. Mais parfois, l’instinct resurgit. Nous sommes dans cette dualité. On nous a appris depuis des générations à ne pas faire de vague pour essayer de s’attirer les faveurs du maître mais le Neg Marron qui est en nous peut parfois se rebeller« .
De ce qu’il en a ressenti enfant, observant les adultes de la communauté dont il était issu, il lui reste le sentiment diffus que le rapport de l’esclave au maître a perduré longtemps dans l’inconscient collectif.  » Nos parents attendaient de nous que nous nous fondions dans la masse sans faire de bruit. Les choses sont différentes pour les nouvelles générations parce que nous pouvons dire que maintenant nous avons une identité caribéenne. Mais nous avons été longtemps comme des animaux dociles… J’appartiens à une génération où le créole n’était pas une langue mais un patois qu’on nous interdisait de parler. Ma mère me parlait créole mais m’interdisait de lui répondre en créole. Notre génération n’a pas été valorisée et on ne lui a pas insufflé le désir d’autonomie. Elle a grandi dans la culpabilité « . Avec le temps, Mars Toussaint se sent plus en accord avec lui-même ayant trouvé dans la peinture sa force d’émancipation. Parce qu’il aura été  » plus observateur qu’acteur « , cette attitude lui a sans doute donné une bonne acuité sur le monde dont il ne s’est par ailleurs jamais coupé. Si son oeuvre engage le  » je  » dans les questionnements intimes qui s’y projettent, elle engage aussi le  » nous  » de la collectivité.
Dans sa peinture, Mars Toussaint introduit des chiffres, des mots graphités ou encore des collages de ce qui lui tombe sous la main. Il ne cherche pas à produire un effet de sens mais plutôt à faire circuler sur la toile des échos du monde qui l’entoure. Ces signes sont aussi porteurs du positionnement de l’artiste face à son travail :  » je cherche à montrer que je ne fais pas un art exact, que je ne suis pas quelqu’un qui maîtrise. Je ne suis qu’un humain et ce que je semble contrôler par ma peinture n’est qu’une petite chose dans un ensemble « . Car Toussaint aime ses maîtres autant qu’il se méfie de leur sacralisation.
Après Back to classicism, Julieth Mars Tousssaint a eu envie de retrouver son langage pictural. À son retour de la Martinique, il s’est enfermé dans son atelier pour travailler à d’autres projets. Deux expositions collectives devraient suivre, l’une à la galerie Tuiliers à Lyon (4), l’autre à Bémao en Guadeloupe (5).
S’il dépeint les maux de la condition humaine, l’artiste recherche aussi la joie et la beauté. C’est ainsi qu’au début de l’hiver 2010, il a travaillé sur une série de papillons dont la légèreté, la beauté mais aussi la force fragile le fascinent. Ses papillons, Mars Toussaint les travaille à plat. Seul le mouvement du pinceau apporte à la toile sa profondeur et y fait circuler la vie. S’il avoue avoir  » toujours le souhait profond de faire des choses joyeuses « , il reconnaît être rattrapé par la dure réalité de la vie. Ainsi, les premiers papillons qu’il a peints virevoltent joyeusement mais le tourbillon qui les entraîne semble déjà annoncer leur chute. Entre-temps, Julieth Mars Toussaint aura saisi l’éternité de leur éphémère splendeur et c’est bien là toute sa force.

1. Galerie Guigon, du 30 avril au 27 juin 2009 – 39, rue de Charenton – 75012 Paris – www.galerie-guigon.com/
2. La série Back to classicism a été présentée en janvier 2010 à la Galerie André-Arsenec de l’Atrium, à Fort-de-France, et du 05 au 26 février 2010 au Centre Culturel de Rencontre Fonds Saint-Jacques, Sainte-Marie.
3. Kreyol Factory, Des artistes interrogent les identités créoles, Parc de la Villette, 7 avril au 5 juillet 2009
4. Galerie Tuiliers, Lyon, www.galeriedestuiliers.com
5. Art Bémao, manifestation d’art moderne et contemporain de Guadeloupe, du 11 au 20 juin 2010
///Article N° : 9407

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Les images de l'article
Mam © Toutes photos Julieth Mars Toussaint courtesy Galerie Guigon
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