Lignes de front

De Jean-Christophe Klotz

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Lignes de front arrive pour Jean-Christophe Klotz comme un troisième geste de cinéma sur son expérience rwandaise : envoyé sur le terrain en 1994, il y avait réalisé pour l’agence Capa un reportage de 20 minutes qui passera en heure de grande écoute à « Envoyé spécial », Rwanda, la vie en sursis, sur le cauchemar de 70 enfants retranchés dans un orphelinat de Kigali et sans cesse menacés d’être massacrés. Face à l’extrême, Klotz, journaliste-caméraman ayant pourtant l’expérience des guerres, notamment en Somalie, avait mesuré les limites de la « neutralité objective » du journaliste. Le génocide l’avait foncièrement remis en cause dans son métier, qu’il n’exercera plus jamais comme avant, passant du « grand reportage » au documentaire. Dix ans après, en un acte réfléchi et impliqué, il revient sur le terrain des événements à la recherche des rares survivants de l’orphelinat et réalise un documentaire remarquable et remarqué, Kigali, des images contre un massacre. Il y développait l’idée que des images ne peuvent mobiliser que si le spectateur est prêt à les accepter. (cf. notre critique [n°4653]). C’est-à-dire qu’il essayait de comprendre pourquoi on a laissé faire.
Troisième acte, ce passage à la fiction une quinzaine d’année après son expérience traumatique, apporte une nouvelle dimension. S’il est novateur, c’est que sa démarche est justement d’interroger à son tour la capacité de la fiction elle-même, la pertinence d’une représentation imaginaire face à un vécu aussi dramatique.
Outre son action thérapeutique, tant pour lui que pour le spectateur, la fiction permet à Klotz de donner au réel lui-même (et non plus seulement à sa présentation comme dans le documentaire) un rôle initiatique, c’est-à-dire d’élargir la portée de son regard.
L’objet central du film est la caméra d’Antoine. Elle lui est comme une prothèse qu’il ne cesse de déclencher dès qu’il sent possible de capter du réel. Ce n’est que lorsqu’il l’oublie volontairement sur le siège du car des journalistes et affronte seul son retour dans l’horreur que la fiction devient possible. Et que le film change de point de vue. Lié à sa caméra, il se concentrait sur la vision d’Antoine : un événement à formater pour le faire rentrer dans la case télévisuelle, condition obligée d’une mobilisation de l’opinion publique pour obtenir une réaction des politiques. Lorsqu’en milieu de film il s’obstine à filmer en gros plan des corps massacrés, c’est qu’il réalise (à proprement parler) son impuissance à transcrire ce réel qui lui remonte à la gueule. On ne choisit pas d’être témoin : on ne l’est que malgré soi. La tentative désespérée d’Antoine de sauver une femme agonisante n’est que le dernier acte de cette prise de conscience : le réel résiste terriblement. L’image n’a pas forcément l’effet désiré : elle ne dénonce pas, pire elle peut, comme dans le film, se retourner contre ceux qu’elle tente de sauver.
Dépourvu de sa caméra, ne le fixant plus dans le seul œil du viseur, Antoine est à la merci du réel. S’il retourne au Rwanda, c’est comme il le dit lui-même, pour « voir ». Il pourrait dire « comprendre ». Voir non plus seulement les victimes mais ce qui anime les bourreaux. Il lui faut pour cela se jeter dans la gueule du loup, aller voir « la bête », nom que l’on donne à un ancien chauffeur de taxi devenu chef de milice (Eriq Ebouaney). Cette confrontation supprime la distance qui le protégeait du réel : il manque d’y laisser sa peau autant que la raison.
Le jeu raffiné d’Ebouaney tranche avec cette forme indifférenciée des méchants que sont les hordes sauvages et droguées de Shooting dogs ou d’Hôtel Rwanda. Il permet au film de passer de l’évocation documentaire à la révélation par la fiction de ce que le génocide nous apprend sur l’homme. C’est cependant dans cette tentative d’élargir le temps du film que Klotz autant que son interprète (Jalil Lespert) rencontrent leurs limites et que cette descente aux enfers peine à convaincre. Son trouble nous devient extérieur tant le film l’accompagne peu dans l’abstraction de sa folie. Peut-être parce qu’il se nourrit de dualité : Antoine va « voir le Mal » mais s’échappe lorsque « la Bête » lui propose d’y participer. Pourtant, le « Mal » ne fascine que parce qu’on se reconnaît en lui – et le génocide ne s’explique que si l’on accepte la part d’ombre que porte tout être humain et qui ressurgit sempiternellement à la faveur des crises.
Mais comment imaginer dans le projet du film un autre scénario, le propos étant justement l’impossibilité de la représentation ? Le couple formé par Antoine et Clément, Rwandais qu’Antoine aide à revenir au pays pour retrouver sa bien-aimée tutsie et qui accepte en échange de se laisser filmer, fonctionne très bien, la rudesse fragile de Jalil Lespert se heurtant au roc de Cyril Gueï, acteur dont le théâtre a forgé la maîtrise. Ce choc sera la première étape de l’initiation, jusqu’à ce que Clément ne disparaisse de l’image pour ne plus y laisser qu’Antoine, lui ôtant sa rassurante bien qu’inconfortable médiation.
Si la descente aux enfers est un projet difficile, c’est aussi parce que Klotz garde constamment en tête sa juste place. Jamais il ne se situe à la place des Rwandais : c’est en témoin actif du génocide qu’il ose le mettre en scène, sans jamais montrer un massacre. La distance qu’il convoque sert aussi à appuyer avec netteté l’impossible neutralité de la présence française au Rwanda, que son documentaire avait déjà largement abordée. C’est en criant « Vive la France » que le capitaine de l’ONU Jonassaint (Patrick Rameau) passe sans encombre un barrage, et qu’Antoine comprend combien sa nationalité française modifie la donne dans le Rwanda du génocide… Un documentaire avait déjà pris le titre de « neutralité coupable ».* C’est bien ce débat que, dans la richesse de toutes ses dimensions, Lignes de front, au titre fort guerrier, compte aussi relancer.

* La France au Rwanda, une neutralité coupable – enquête sur la politique africaine française, documentaire de Robert Genoud et Claudine Vidal, prod. Zarafa Films, 1999.///Article N° : 9412

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Les images de l'article
Jean-Christophe Klotz et Cyril Gueï





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