Rachida Triki :  » Je suis pour transposer la sincérité dans le champ de l’esthétique « 

Entretien de Virginie Andriamirado avec Rachida Triki

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Professeur de philosophie à l’université de Tunis, Rachida Triki est aussi critique d’art et commissaire d’exposition. Chargée de la sélection des artistes d’Afrique du Nord pour la biennale de Dakar 2010, elle contribue dans son pays, à travers divers projets, à valoriser le travail des artistes contemporains de Tunisie notamment celui de la jeune génération qui est pour elle porteuse d’espoir.

Vous avez été une commissaire comblée au Dak’art 2010 où parmi les cinq artistes que vous aviez sélectionnés, deux ont été primés…
Je ne m’attendais pas à ce que deux des artistes que j’ai choisis soient primés. Mouna Jemal (Tunisie) a eu le prix de l’Organisation Internationale de la Francophonie et Nabil El Makhloufi (plasticien marocain installé en Allemagne) le prix de la Fondation Thamgid qui lui permettra de faire une résidence à Beijing (Chine). Je suis contente pour ces artistes qui sont encore jeunes.
En sélectionnant des artistes plutôt jeunes, avez-vous cherché à mettre en avant la créativité des jeunes générations d’artistes originaires d’Afrique du Nord ?
Non, pas particulièrement. La jeunesse des artistes sélectionnés est essentiellement due au fait qu’il me fallait choisir des artistes qui n’avaient jamais postulé au Dak’art.
J’ai reçu 50 dossiers et le choix n’a pas été simple. Dans mes critères de sélection j’ai tenu compte de la qualité, de la dimension de l’œuvre par rapport à l’Afrique mais aussi de la cohérence entre l’œuvre et l’engagement de l’artiste.
En fonction des pays représentés – Algérie, Tunisie, Maroc et Égypte – avez-vous été confrontée à des disparités ?
Pour la Tunisie la plupart des jeunes artistes qui ont des pratiques d’art contemporain ont postulé. Je connaissais leur travail et leurs propositions s’inscrivaient dans la continuité de ce qu’ils faisaient mais certains proposaient des œuvres qui avaient déjà été vues. Pour l’Algérie, j’ai été étonnée, parce que peu d’artistes reconnus ont postulé. J’ai donc pris le parti de choisir une artiste de la diaspora, Dalila Dalléas, qui vit à Berlin.
Concernant le Maroc, pas mal d’artistes ayant déjà une visibilité ont envoyé un dossier. C’est le pays pour lequel j’ai reçu le plus grand nombre de propositions intéressantes. Parmi elle, j’ai été intéressée par le travail céramique de Fatiha Zemmouri qui, s’emparant de ce matériau dont elle révèle la noblesse, interroge la mémoire culturelle. La peinture toute en transparence de Nabil El Makhloufi évoquant comme je le souligne dans le catalogue les attroupements et les éternelles attentes pour un possible départ m’a aussi paru intéressante.
Quant aux dossiers envoyés par les artistes égyptiens, les meilleurs provenaient d’artistes ayant déjà été sélectionnés au cours des précédentes éditions du Dak’art. Le jury ayant pris le parti de ne retenir que des artistes n’ayant jamais participé à la biennale, j’ai proposé Huda Lutfi qui est une artiste confirmée mais qui n’avait, à mon grand étonnement, jamais candidaté au Dak’art. Elle est surtout connue pour ses installations conçues avec des figurines traditionnelles qui revisitent la culturelle égyptienne.
Le nombre de dossiers de candidature aura en tout cas montré à quel point les artistes d’Afrique du Nord se sentent concernés par la biennale de Dakar.
Comment expliquez-vous le nombre important – proportionnellement aux autres pays – de candidatures d’artistes originaire du Maroc ? Il y a t-il une dynamique particulière dans ce pays ?
Il y a en effet plus de galeries et plus d’espaces d’exposition publics et privés comme à Rabat ou à Casablanca. Il y a des musées, ce qui est déjà énorme. Par ailleurs, des manifestations comme le Festival de Marrakech contribuent à créer une dynamique. Il existe aussi au Maroc, et c’est très important, une critique qui est plus présente que dans les pays voisins et qui, à travers la publication de revues et de monographies, contribue à créer une vie artistique.
Vos choix ont aussi révélé la pluralité des médiums dont s’emparent les artistes : peinture, installations, photographie et même une certaine audace notamment avec la céramique peu présente dans les expositions d’art contemporain. C’était important pour vous de mettre l’accent sur la diversité des approches proposées par les artistes d’Afrique du Nord ?
Oui c’était très important mais ces choix ont été avant tout motivés par la pertinence des propositions et la qualité des œuvres qui ont su dépasser le médium en lui-même en évitant de tomber dans le piège des langages devenus désormais convenus pour signifier le contemporain.
Un certain formatage a poussé des artistes à travailler sur des supports qui ne leur correspondaient pas vraiment pour répondre à des tendances  » en vogue « . Le contemporain signifie être avant tout dans son présent, dans son actualité et en même temps produire quelque chose de remarquable de manière engagée mais sans pour autant suivre des postures qui seraient à la mode. Il y a une sorte d’uniformisation dans les propositions de certains artistes qui reviennent finalement à une nouvelle forme d’académisme de l’art. Il m’arrive de voir des expositions d’art contemporain où l’on vit très peu d’expérience esthétique et où l’on a l’impression d’un grand déjà vu. Quand on rencontre une démarche picturale intéressante, nouvelle, qui questionne en même temps le monde d’aujourd’hui, ça fait plaisir. Je suis pour transposer la sincérité dans le champ de l’esthétique car malheureusement, avec les nouveaux marchés de l’art, les artistes sont tentés de se vendre et donc de répondre à l’appel du marché. En Tunisie et au Maroc toute une génération de peintres très intéressants n’est plus visible. Certains ont changé de médiums pour faire de la vidéo ou des installations qui sont beaucoup moins fortes que leur peinture.
Il faut oser montrer de la céramique, de la sculpture et de la peinture dans des expositions d’art contemporain dès lors que le recours à ces supports s’inscrit dans une vraie démarche.
La Tunisie est surtout réputée pour ses festivals mais ceux-ci sont essentiellement consacrés à la musique, la danse, le théâtre ou le cinéma. Les arts plastiques semblent être le parent pauvre. Comment l’expliquez-vous ?
Le cinéma, encouragé par le ministère de la Culture, est en effet un peu à l’honneur. Le théâtre qui a toujours été actif en Tunisie continue à drainer du public, de même que la musique qui est toujours très populaire.
Historiquement, il n’y a pas eu d’ancrage pour les arts plastiques. Il y a bien sûr quelques galeries dont le travail n’est pas négligeable mais c’est encore un phénomène un peu élitiste qui ne concerne que très peu de gens. La plupart des galeries sont concentrées à Tunis et même en banlieue nord dans des quartiers assez aisés. Il y a quelques collectionneurs mais ils sont encore très rares.
Quelques manifestations parviennent à créer une certaine dynamique : L’Union des plasticiens tunisiens qui rassemble un grand nombre d’artistes autodidactes organise chaque année une exposition collective. La ville de Tunis organise tous les deux ans avec l’association Echanges culturels en Méditerranée (Ecume) la Biennale méditerranéenne des arts de Tunis qui réunit des artistes tunisiens et de divers pays. Ces initiatives donnent une émulation mais nous manquons encore de structures au niveau institutionnel. L’ouverture d’un musée d’Art moderne et contemporain à Tunis qui devrait avoir lieu en 2011 pourrait dynamiser le champ des arts visuels en Tunisie.
Vous enseignez la philosophie à l’université de Tunis et vous êtes par ailleurs critique d’art et commissaire d’exposition. En tant que commissaire vous semblez être plus sollicitée à l’extérieur que dans votre propre pays…
Il y a peu de projets en Tunisie qui nécessiteraient des interventions de commissaires. Les quelques grandes expositions sont principalement faites par des ambassades et il est vrai que j’ai eu l’occasion de travailler à l’extérieur de mon pays en tant que commissaire. Mais il est important de pouvoir faire des choses chez soi.
J’ai monté en mai 2010 une exposition sur une initiative personnelle avec des artistes, au Palais Kheireddine (1), appelé aussi Musée de Tunis mais qui n’a pas le statut de musée. C’est un très bel espace qui nous a été prêté par la municipalité et nous avons obtenu les soutiens de l’Union européenne, de l’Institut français et de la délégation Wallonie-Bruxelles. Cette exposition intitulée La part du corps a réuni 19 artistes tunisiens et européens et a été complétée par deux tables rondes sur  » La Part du corps dans l’art contemporain  » et  » On ne sait ce que peut le corps « , titre repris d’une citation de Spinoza.
Une exposition comme celle-ci a été extrêmement difficile à monter notamment au niveau budgétaire mais c’est important de pouvoir organiser une telle exposition en Tunisie.
Le corps semble être un fil conducteur dans votre approche des arts visuels. Il est également très présent dans les œuvres que vous avez sélectionnées pour la biennale de Dakar…
J’ai en effet beaucoup travaillé sur les différentes approches esthétiques du corps mais ce critère n’est pas intervenu, en tout cas pas consciemment, dans ma sélection des artistes du Dak’art. Il y a différentes expressions, différentes manières d’approcher le corps, métis, organique, manipulé. La diversité des approches est très intéressante. Les artistes comme Michel Journiac, Fatma Charfi, Tahar Mgedmini ou Marianne Catzaras présentés dans l’exposition au Palais Kheireddine ont pas mal travaillé sur cette problématique du corps et son ambivalence.
Dans un pays comme la Tunisie, une telle thématique d’exposition peut-elle avoir des résonances particulières dans les questions qu’elle peut soulever quant à un désir d’émancipation ou de réapropriation du corps ?
Héla Ammar a réalisé des autoportraits d’elle en train de se démaquiller, de se  » desesthétiser  » et de se voiler devant son miroir. Dans une vidéo, elle se purifie avec le sang. Il y a des questionnements dans ce travail qui pose frontalement le problème du corps, du péché et de l’interdit. D’autres approches abordent la question de certains vêtements traditionnels qui peuvent être vécus comme une agression. Elles peuvent en effet évoquer des questionnements sur l’émancipation du corps.
Mais d’autres artistes abordent la question du corps de manière totalement différente et c’est cette diversité des approches qui est intéressante. Il faut aussi éviter de tomber dans un certain écueil en focalisant sur la femme arabe, sur l’image de la femme voilée, recluse. C’est un cliché qui se vend bien mais c’est très mauvais. Je ne suis pas sensible aux œuvres qui présentent des femmes voilées et calligraphiées et qui en même temps jouent sur le fantasme.
Êtes-vous optimiste quant à un véritable ancrage des arts visuels dans votre pays ?
Les artistes souffrent de pas mal de choses car il y a très peu d’encouragement et très peu d’espaces d’expositions mais certains s’engagent en s’appropriant d’autres espaces et notamment l’espace public. En octobre 2010 aura lieu la deuxième édition de Dream City (2), un festival pluridisciplinaire d’art contemporain, qui se déroulera sur quatre jours dans la Médina de Tunis. Les artistes occuperont la Médina par des actions artistiques. Ce projet est initié par deux jeunes tunisiens, Selma et Sofiane Ouissi. Ils m’ont demandé d’accompagner théoriquement ce travail. Au cours d’une réunion de préparation, j’ai été heureuse de voir la dynamique, l’intelligence, l’inventivité, la créativité de ces jeunes qui viennent du théâtre de la danse, de l’architecture. Ils sont porteurs d’espoir.
Cette notion du collectif, porteuse d’espoir n’est-elle pas le fait des jeunes générations qui semblent trouver là une alternative au manque de visibilité et de projets ?
Leurs aînés avaient le sens du collectif mais il se situait surtout au niveau de la lutte politique. Tunis est finalement un petit espace où les places sont chères pour la visibilité des artistes. Le peu d’artistes visibles était dans la rivalité parce que le marché était trop restreint. Les jeunes générations ont tendance à déplacer le collectif du côté de l’artistique et c’est très bien, même si cela ne les empêche pas d’avoir une conscience politique. Avec un projet comme Dream City on peut rêver au collectif.

1. La part du corps, du 14 Mai au 05 Juin 2010, Palais Kheireddine, Tunis, en partenariat avec la Galerie Patricia Dorfmann (Paris)
Artistes : Héla Ammar, Yann Toma, Farah Khalil, Richard Conte, Sonia Kallel, Nathalie Amand, Marianne Catzaras, Fatma Charfi, Delel Tangour, Pascale Weber, Tahar Mgedmini, Teun Hocks, Dora Dhouib, Sana Tamzini, Meriem Bouderbala, Michel Journiac, Hazem Berrabah, Jean Lancri, Chahrazed Rhaïem. Commissaire d’exposition : Rachida Triki.

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Les images de l'article
Sculpture céramique, céramique enfumée, cuisson au gaz, enfumage au bois, Fatiha Alzemmouri, 2009, © Toutes photos suivantes Virginie Andriamirado
La Foule (détail), huile sur toile, Nabil El Makhloufi, 2009
Sentinelle (triptyque), huile sur toile, Dalila Laïla Dalleas, 2008
Stripping off the Garments, perfume bottles and white fabric, Huda Lufti, 2010
Fate (détail), photo-installation, Mouna Jemal Siala, 2009





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