« J’ai demandé à l’Afrique qu’elle soit mon institutrice »

Entretien de Tanella Boni avec Georges Balandier

Paris, CEAF, 27 janvier 2010
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Dans cet entretien, Georges Balandier parle de sa découverte de l’Afrique « comme un nouveau commencement » ; des rencontres qui l’ont marqué, de ses recherches sur les villes africaines. Mais la tâche intellectuelle doit être poursuivie par les nouvelles générations, à qui il appartient, désormais, de penser l’Afrique qui a « une longue expérience historique et politique. »

Votre intérêt pour l’Afrique est constant. Comment cela a-t-il commencé ?
Ma vie est longue et remplie. Ce que j’éprouve pour l’Afrique est plus qu’un intérêt. C’est une liaison à la fois affective, intellectuelle, émotionnelle ; quelque chose difficilement nommable dans la mesure où cela a été, pour moi, une nouvelle origine. C’est de l’ordre de ma fabrication. Je ne serais pas ce que je suis, ce que ma vie a été, s’il n’y avait pas eu, très tôt, cette rencontre de l’Afrique. L’Afrique a été pour moi à la fois une découverte et une sorte de nouveau commencement.
Un nouveau commencement ?
Oui. La découverte, cela va de soi puisque les enseignements que j’avais pu recevoir dans l’université française ou dans les établissements spécialisés de l’enseignement supérieur étaient assez conventionnels pour ce qui est de l’anthropologie. Et de la définition des sociétés africaines. Il restait quelque chose encore de très lourd de la distinction entre sociétés primitives et sociétés modernes et quelque chose d’encore plus lourd de l’héritage colonial qui n’était pas achevé lorsque j’ai commencé ma carrière africaine. Pour moi, la rencontre de l’Afrique à Dakar, en 1946, a été une découverte. La découverte d’une amitié aussi, qui dure jusqu’à maintenant alors même que l’ami africain a disparu, je veux parler d’Alioune Diop.
Est-ce à cause de l’ami que vous êtes allé la première fois à Dakar ?
Non. C’est lui qui m’a permis d’avoir un accès à l’Afrique avec l’enseignement d’une sorte d’instituteur au lieu d’avoir un apprentissage un peu « sauvage » de la différence. De ce qui diffère par la civilisation et par les rapports sociaux. J’avais ici un guide particulièrement compétent, humaniste et passionné de culture. Ce qui m’a conduit là c’est une insurrection contre ma propre civilisation. J’ai été un temps réfractaire comme on dit. J’ai connu la situation d’être sans identité présentable, sans domicile fixe parce que je refusais le service du travail obligatoire de la France occupée, vichyste. J’ai connu cette situation de rupture et, dans le même temps, j’ai appris par le maquis, la résistance armée, que d’autres conduisaient des résistances, affirmaient leur liberté et voulaient préserver ce qui était leur héritage de civilisation et de rapports sociaux. J’ai donc eu cette curiosité-là à partir d’une insurrection « locale » si j’ose dire, qui concerne mon pays, d’aller chercher ailleurs la solution aux insuffisances de mon propre univers. C’est la raison pour laquelle je donne tellement d’importance à cette première amitié – je ne dis pas qu’elle a été la seule de mes amitiés africaines – je lui donne beaucoup d’importance parce qu’elle a été au départ de mon apprentissage et qu’elle m’a beaucoup aidé dans une sorte de « déniaisement », il faut bien le dire, de la relation à l’Afrique. Il y a aussi une niaiserie alimentée par la discipline : l’anthropologie peut croire qu’elle va dire à d’autres, mieux qu’eux-mêmes, ce qu’ils sont…
Vous fréquentiez aussi Michel Leiris…
Vous évoquez là un homme qui a eu, pour moi, une grande importance, Michel Leiris dont on sait qu’il n’était pas homme de complaisance et dont on sait le prix qu’il a accordé à l’Afrique puisque son livre l’Afrique fantôme a été, pendant longtemps, un des plus connus, et qu’il a été interdit pendant la période vichyste en France. Il y avait donc Leiris, mais aussi Sartre par Leiris et de même Beauvoir, Camus. J’ai eu la formation de ne pas être pris dans le moule de lectures et d’affrontements – communistes – pas communistes – tels qu’ils pouvaient se présenter après l’immédiate Libération en France. Le plus important pour moi c’était le besoin de savoir ce qu’étaient les recettes d’ailleurs, si j’ose dire, les recettes de civilisation. Civiliser ailleurs autrement. Comment fait-on de l’humain ? C’est cela qui m’a conduit en Afrique. Leiris m’a aidé, effectivement, à penser l’Afrique plutôt qu’un autre continent. Leiris m’a fait rencontrer très brièvement Alioune Diop lors d’un débat d’étudiants à Paris, avant que je ne parte. Tout cela était en pointillé, pas encore tellement affirmé.
Je dis donc découverte grâce à cet enseignement que m’a donné avec une bienveillance amicale Alioune Diop. Je dis découverte aussi pour une autre raison, lorsque j’étais hébergé par la famille Diop – car je n’avais pas de gîte – et qu’a été envisagée la possibilité d’une revue affirmant la présence africaine, la réalité de l’Afrique et non pas le catalogue de stéréotypes sur l’Afrique, lorsqu’il a été question de cela avec Alioune Diop et les notables dakarois qui venaient lui rendre visite et lui suggérer des projets, j’avais proposé comme titre de revue « Découvertes ». Cela est rappelé dans le numéro de la revue Gradhiva qui accompagne l’exposition consacrée à Présence africaine au Musée du Quai Branly (10 nov. 2009-31 janvier 2010). Nouveau commencement, vous pouvez le deviner, dès l’instant où mon esprit pense autrement le rapport social et le rapport de civilisation, il entre dans la construction d’un autre univers, comme environnement collectif, et dans le processus d’une autre construction de soi-même. C’est ainsi que les choses ont véritablement commencé avec l’idée que, inaugurant ma rencontre de l’Afrique par Dakar, je le faisais par une ville et que les villes, d’une certaine manière, se ressemblent. Mais lorsqu’on a un guide et que l’on est installé parmi les gens de cette ville, on s’aperçoit que les codes, les manifestations citadines sont en profondeur différentes…
Vous avez commencé par la ville de Dakar pendant que d’autres chercheurs s’intéressaient au village africain, quel qu’il soit. Et, dans votre parcours, on voit combien les mutations sociales liées à la ville sont importantes à vos yeux.
C’est parfaitement exact. On retrouve ici ma distance à l’égard de l’ethnologie traditionnelle. Celle-ci cherche la tradition qu’elle ne trouve pas en ville où elle croit que tout s’y est dissous. La tradition elle la cherche dans le village. On a affaire à ces séries de descriptions des communautés villageoises, plus ou moins heureuses du point de vue de l’expression, plus ou moins fidèles du point de vue de l’interprétation. Moi j’ai choisi de connaître l’Afrique du moment où j’y étais et non pas de reconstruire une Afrique selon une tradition fabriquée par un observateur dit scientifique mais étranger à l’Afrique. J’ai choisi justement le mouvement que l’Afrique mettait en elle-même dès l’après-guerre, elle l’avait mis bien avant, mais dès l’après-guerre, c’est par les villes que je l’appréhendais. Vous rappelez justement que pour moi c’est un africanisme citadin d’abord puisque c’était dakarois, le commencement de mes observations et de mes amitiés. Ensuite, ce fut l’Afrique centrale puisque j’écrivis une sociologie des Brazzavilles noires alors que personne ne considérait qu’une ville était un objet d’étude scientifique mais plutôt un lieu où les choses se défont, où les traditions sont chamboulées. Pour moi c’était, au contraire, une sorte de laboratoire où l’Afrique à venir se préparait, qu’il s’agisse de Dakar ou de Brazzaville…
Qu’avez-vous appris en faisant ce travail sur les villes africaines ?
Le fait d’avoir travaillé sur les villes m’a appris à faire la critique de ce qu’on appelait parfois les élites ou, souvent, d’un mot affreux, les évolués, comme s’il y avait un parcours où l’on trouve, comme disait l’administration belge en Afrique centrale, des primitifs, puis des évoluants – le mot était officiel à Léopoldville – puis des évolués. A Léopoldville, du temps du colonialisme belge, les évolués recevaient une « carte d’évolué », mais n’allaient pas au-delà, ils n’étaient pas citoyens comme tel ou tel Belge par exemple un missionnaire agissant avec prosélytisme dans ce pays. L’évolué était figé dans son état, mis en carte si j’ose dire. Vous voyez que là, déjà, vous apprenez quelque chose d’essentiel. Vous apprenez comment le processus de civilisation importée a fonctionné d’abord selon une route curieusement dite de développement mais limité, borné qui avait pour stade cette figure – que je n’ai jamais acceptée – qu’on appelait l’évolué.
Et puis surtout, il y a eu le fait que j’ai été très tôt mêlé aux milieux intellectuel et politique qui définissaient la possibilité d’une indépendance et qui contribuaient à en créer les conditions. Il n’y a pas eu seulement Présence africaine à Dakar mais aussi, par Léopold Senghor et d’autres, par Mamadou Dia. J’apprenais ainsi ce qu’était une vie politique naissante revendiquant la liberté et le droit de se faire selon son histoire et ses codes de civilisation.
Votre rencontre de l’Afrique ne s’est pas faite seulement par les amitiés dans le domaine culturel et par la recherche mais aussi du point de vue politique ?
C’était un engagement, une solidarité à la fois intellectuelle et active avec ceux qui mettaient en ordre la pensée de la liberté pour l’Afrique. Il n’y a pas eu chez moi une sorte de dépaysement professionnel. J’aurais pu étudier la campagne lorraine mais j’allais étudier les campagnes africaines. Non, ce n’était pas cela. Il y avait le souci d’épouser à la fois la société et la civilisation qu’elle porte mais aussi l’époque et non pas de restituer une sorte de rétrospective sans date, sans histoire, que l’on appelle tradition…
En fait, vous preniez en compte des dynamiques…
Ce qui m’intéressait c’était les dynamiques, les mouvements, ce qui aidait à faire venir les Afriques qui se sont faites après les indépendances, à partir de 1960.
Peu avant, vous aviez écrit l’Afrique ambiguë, après une dizaine d’années de fréquentation de l’Afrique…
Je l’ai écrit en 1956 et c’était une façon de mettre au point la manière dont j’ai construit mes rencontres de l’Afrique ici et là, à Dakar d’abord, en Guinée ensuite et après en Afrique centrale – au Congo Brazzaville et au Gabon. La manière dont j’ai rencontré des leaders tels que Nkrumah, comment j’étais très proche de Sékou Touré pendant une période. C’est tout cela qui est raconté mais je n’ai jamais voulu prendre la posture de celui qui dit : « Je vais apprendre à l’Afrique ce qu’elle est. » j’ai demandé à l’Afrique qu’elle soit mon institutrice, qu’elle m’apprenne à lire ce qu’elle veut et ce qu’elle revendique. Ce qui est tout autre chose. Je me suis toujours trouvé dans cette posture qui n’est pas la plus confortable. J’aurais pu, comme bien d’autres, laisser de côté tout ce qui est de l’ordre du politique et du contemporain, de l’actuel, du mouvant, du problématique et dire : j’ai bâti une science vous allez voir comme elle est. Non. Je m’inscris dans une Afrique qui est en mouvement, c’est ce mouvement qui m’importe car c’est ce qu’elle m’apprend, et fait de moi dans le mouvement qu’elle a en ce moment.
Et après les indépendances ? Déjà, au moment de l’indépendance de la Guinée, vous n’étiez pas d’accord avec la position de la France du Général de Gaulle…
La manière dont la prise d’indépendance de la Guinée a été traitée, là-dessus je n’étais pas d’accord ; cela a conduit à un divorce avec l’administration de la rue Oudinot qui était la dernière expression de la gestion coloniale outre-mer de l’Afrique. J’avais connu Sékou Touré à une époque où il avait un besoin d’ouverture sur l’extérieur pour ne pas rester enfermé dans une construction qui devait trop à l’inspiration initiale que lui avait donnée le système soviétique. Il voulait retrouver un peu de souplesse. Finalement, en disant : « s’ils veulent l’indépendance qu’ils la prennent ! » et en coupant les relations en l’espace de quelques mois, on laissait la Guinée dans une solitude où elle allait chercher l’appui qui serait immédiatement disponible. Cela a été un appui soviétique plutôt qu’un autre, puisqu’il n’y avait pas encore d’appui chinois à l’époque. Après coup, j’ai aussi divorcé d’avec Sékou Touré à partir du moment où son régime a évolué comme une sorte de totalitarisme tropical avec ce camp militaire utilisé comme lieu d’enfermement politique, avec les conséquences que l’on voit encore aujourd’hui, comme ce qui s’est passé récemment à Conakry. J’avais donc eu raison de dire, à l’époque, que je ne joue plus le jeu.
Pourquoi avez-vous éprouvé le besoin de créer, dès 1957, un Centre d’Etudes Africaines à Paris, avec tout ce que cela comporte, une bibliothèque etc. ?
Il y a un préalable. Cela n’a pas été une création dans le vide. Il a fallu qu’il y ait mes propres livres et d’abord mes thèses : Sociologie actuelle de l’Afrique noire et Sociologie des Brazzavilles noires. C’était l’époque où il fallait deux thèses pour être docteur et cela prenait beaucoup de temps. Elles ont été publiées en 1955 et elles ont été remarquées. On m’a donné la possibilité, deux ou trois mois après la soutenance de thèse, en juin et octobre 1954, d’être Directeur d’Etudes à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes. Je me suis trouvé là avec le devoir de bâtir un univers de réflexion et d’enseignement sur l’Afrique. Tout a commencé par mon enseignement, par le nombre d’Africains et de non-Africains qui s’y sont intéressés et en ont dépendu d’une certaine manière. J’ai compris que le moment était venu de créer un centre où l’Afrique serait présente non pas comme dans le discours colonial mais parce qu’on y étudierait son actualité soit sous la forme du politique, du social ou du culturel. J’avais pris l’initiative de créer un cycle d’initiation aux Etudes africaines pour que les élèves n’aillent pas en Afrique avec, en tête, des préjugés, ou des naïvetés. Ce cycle d’initiation aux Etudes Africaines a ensuite été imité à l’intérieur de l’EHESS en tant que cycle de formation à l’anthropologie, à l’économie ou à la science politique. L’Afrique m’a donc appris à être continuellement sur des nouveaux commencements. Car elle est constamment sur les nouveaux commencements, elle l’est en ce moment. Elle n’a pas décrété : « Point final, la décolonisation est faite, on va gérer ce qu’est l’Afrique post. » Non ! On construit l’Afrique post dans le drame et la tragédie à certains endroits, il faut bien le dire car il ne sert à rien de cacher cela et de le taire. Il faut le dire avec attention, recherche, et exigence. Car il y a la crainte de voir reparaître sinon des colonialismes anciens, de nouvelles dépendances qui passeraient par la finance, le capital, l’économie en tant que système, la technologie, la mise en valeur, le développement… toute une série d’arguments qui paraissent rationnels mais qui peuvent être aussi utilisés comme moyens de recréer une situation de domination et de dépendance. Je pense en particulier ici aux interventions de la Chine et de la Corée du Sud en Afrique de l’Est et à Madagascar.
Comment l’Afrique pourrait – elle contrer ces interventions ? Comment peut-elle s’en « sortir » même si vous dites, avec beaucoup de justesse, que l’Afrique est sur « les nouveaux commencements » ?
Je n’ai pas de recettes. Je dirais que c’est l’Afrique elle-même qui doit définir sa place dans le monde présent. Ce sont les générations actuelles qui la penseront. Il y a eu les générations intermédiaires, celles de la transition, celles de la gestion de l’héritage repris, si on peut dire, du retour à plus d’autonomie et à ce qui a été l’histoire proprement africaine. Ce que j’appelle l’histoire africaine de l’Afrique par opposition à l’histoire « coloniale ». Cette histoire africaine de l’Afrique commence avant la colonisation. J’ai publié récemment en poche chez Hachette, Le royaume de Kongo, reprise du livre intitulé précédemment La vie quotidienne au royaume de Kongo. Ecrire cette histoire de l’Afrique d’Ouest en Est, voilà la tâche importante d’intellectuels, d’universitaires et d’essayistes africains. C’est aussi une manière de contrer. Par exemple, je me suis porté à dénoncer en réagissant dans certains magazines lorsque fut affirmé, à Dakar, que l’Afrique n’avait pas d’histoire et que c’était là une raison de ses malheurs. Ce n’est pas cela du tout. L’Afrique a une histoire longue. J’ai écrit un livre, Anthropologie politique, qui est centré principalement sur mon expérience africaine et qui démontre que l’Afrique a conçu des régimes d’organisation du pouvoir, de l’espace politique peut-être davantage que l’Occident n’en a essayé. Quant à l’Asie, il y a là aussi une grande variété de formes d’expériences historiques. Mais l’Afrique a une longue expérience historique et politique. Il faut qu’elle s’appuie sur elle pour retrouver sa force d’affirmation contemporaine…

///Article N° : 9642

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