Jean-Pierre Dozon : une saison africaine

Entretien de Tanella Boni avec Jean-Pierre Dozon

Paris, EHESS, le 2 juillet 2009
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Jean-Pierre Dozon expose quelques moments-clefs de son parcours « africaniste ». C’est en Côte d’Ivoire qu’il a principalement appris et exercé son métier d’anthropologue en travaillant sur les différentes thématiques qu’il évoque dans cet entretien.

Comment est né cet intérêt que vous portez à l’Afrique ?
Je n’avais aucun antécédent familial concernant cet intérêt pour l’Afrique. Parfois, des collègues avaient des grands-parents, des parents, des oncles, des tantes ayant une expérience coloniale africaine. Ainsi, dans leur imaginaire, l’Afrique était présente. Dans ma famille il n’y avait aucun imaginaire africain sauf que, étudiant, j’ai eu très tôt des professeurs africanistes (comme on le disait) qui, devenus des amis proches, mais aujourd’hui disparus, m’ont beaucoup marqué : Jean-Marie Gibbal et Jean Bazin. A la même époque, au tout début des années 1970, j’ai suivi les cours de Germaine Dieterlen sur les Dogon et les Bambara, j’étais frappé par les mythes, les masques, les sociétés initiatiques, le côté exotique, attirant et fascinant de l’Afrique. Cela m’a un peu passé par la suite mais mon imaginaire africain s’est construit à ce moment-là. Je me souviens que, sur la porte de mon studio dans le 15ème arrondissement (où je suis né), j’avais marqué pour plaisanter : « ici on bambarise ». Je faisais un mémoire de maîtrise sur les masques bambaras et j’étais rempli de mythes et de cosmologies. J’allais voir au Musée de l’homme les masques Tchiwara, ceux du Komo, ceux du Ndomo, cela a peuplé mon univers. Peu après, j’ai eu beaucoup de chance, je n’avais pas encore mon doctorat quand j’ai eu un poste à l’ORSTOM (dénommé aujourd’hui IRD) où j’ai fait, somme toute, une assez belle carrière.
Qu’est-ce qui s’est passé avant la passion africaine ?
Je suis d’une famille très modeste, mon père et ma mère étaient ouvriers. J’ai été un bon élève jusqu’en classe de troisième puis à partir de là ça n’allait plus. Cela s’est rattrapé quelque temps après par la politique car je fais partie de cette génération de gens formés à l’extrême gauche. Cette formation m’a façonné, m’a emmené à lire Marx, Lénine, Trotski, mais aussi des romans. Et il y a eu mai 68. A ce moment-là l’Afrique n’existait pas encore comme projet dans ma tête puisque pour moi le Tiers-monde c’était principalement l’Amérique du Sud et j’étais plutôt nourri de France avec ses problèmes immédiats, mais il y avait une alternative à mon monde. Le projet révolutionnaire qui habitait l’extrême gauche, l’idée de transformer les choses, nous faisait rêver. C’était une époque où les amitiés étaient nombreuses et plus chaleureuses que maintenant. C’est de cette manière-là que l’Afrique a représenté une alternative au monde dans lequel je vivais. L’Afrique m’a ouvert une porte sur un autre monde dont j’avais envie.
A titre plus personnel et intime, j’avais une fiancée qui est morte au moment où j’étais étudiant, elle a même bambarisé avec moi en 70-71. Elle était hôtesse de l’air, un peu plus âgée que moi, Anglaise et Belge, elle habitait Bruxelles. Elle est allée à Monrovia où, avec la SABENA, elle a attrapé le palu à la plage. C’était la période des examens de fin d’année, en juin, et j’étais à Paris. J’apprends en allant téléphoner à la poste (je n’avais pas le téléphone, elle en avait pour des raisons professionnelles), j’apprends donc qu’elle ne peut venir à Paris parce qu’elle est malade. Je vais à Bruxelles, elle a de la fièvre. Je reviens puisque j’ai des examens à passer à la Sorbonne. Elle est morte deux jours après. C’est un événement qui m’a beaucoup marqué et qui fait que l’Afrique y est d’une certaine façon associée dans mon esprit. Gibbal et Bazin ont connu cette jeune femme, ils sont devenus des amis encore plus proches à cause de ce drame. Je suis parti très vite après en Côte d’ivoire, vers la fin de l’année 72. Ils disaient à mon propos : « La Côte d’Ivoire est un lieu où il sera bien, le petit ». Là, il y avait le Centre ORSTOM de Petit-Bassam à Abidjan, tout un univers français chaleureux qui était comme un cocon dans lequel j’ai été pris en charge, car on savait que j’avais vécu un malheur. La Côte d’Ivoire était sympathique, l’accueil fut formidable, j’y ai rencontré des Français qui sont devenus des amis, et plus tard des Ivoiriens.
Qu’est-ce qui s’est passé sur le terrain ? Je veux dire sur quoi avez-vous d’abord travaillé ?
Je suis très vite tombé dans cette chose qu’on nomme le développement. L’ORSTOM me demanda de travailler pour le compte d’une société d’Etat, la SODERIZ. J’avais 24 ans, les cheveux assez longs, je devais aller dans le centre-ouest, en pays bété et étudier les projets de développement de la riziculture irriguée. Je n’avais pas de connaissance en agronomie ou en sociologie rurale, donc j’ai tout appris sur le tas. Je suis arrivé à Gagnoa en novembre, j’ai commencé le terrain en janvier 73. Cela s’est bien passé, au début je me suis installé à Gagnoa, puis je suis allé dans les villages. J’ai été très bien reçu, j’ai écrit mes rapports. Plus tard, je me suis intéressé au monde bété plus généralement. J’ai fait un travail d’anthropologie classique de monographie villageoise et ethnique.
A quel moment avez-vous commencé à étudier les phénomènes religieux ?
Bien après. J’ai commencé par les bas-fonds rizicoles, les problèmes de terre, l’économie de plantation café-cacao, on était dans un monde très matériel. Cela dit, je m’étais intéressé au prophétisme en Afrique centrale, au Kimbanguisme par exemple, dans le cadre de ma formation complémentaire avant de partir en Côte d’Ivoire. Ainsi, mon premier article qui fut un événement pour moi, publié dans un livre qui avait pour titre La Construction du monde, (dossiers africains chez Maspéro), édité par Marc Augé, était une relecture des messianismes et des prophétismes. Je m’étais permis de faire une réinterprétation marxisante avant même de mettre les pieds en Afrique. Ce texte m’a valu quelques considérations. J’avais donc déjà goûté, si j’ose dire, à la question prophétique avant d’aller en Côte d’Ivoire.
En Côte d’Ivoire, des travaux avaient été faits sur Albert Acho par Jean Rouch, notamment un film, Marc Auge s’était aussi intéressé à lui, j’étais allé le voir d’abord en touriste à Bregbo, là où il vivait, près de Bingerville. Puis avec Marc Augé qui venait en mission, nous avons fait du terrain ensemble auprès d’autres personnages, par exemple Kokangba qui était installé sur une montagne pas très loin de Bouaké. Marc Augé qui venait pour de courtes périodes l’avait connu avant moi, nous avons fait des films sur ces prophètes qui sont morts aujourd’hui, comme Papa Nouveau. Longtemps après, ce fut la rencontre avec Gbahié Koudou Jeannot vers 1987, personnage important pour moi puisque je le rencontre à un moment où il a une grande popularité dans le pays.
Où avez-vous rencontré le prophète Gbahié Koudou Jeannot ?
Je l’ai rencontré chez lui, à Zicoboué près de Lakota, un endroit que je connaissais avant, puisque les Bété et les Dida sont proches et que j’avais une certaine familiarité avec ce monde.
Avez-vous appris quelques langues ivoiriennes ?
Pas vraiment. Je me débrouillais un tout petit peu en bété de Gagnoa mais je ne peux dire que je parlais le bété. Je connais les salutations mais je ne suis pas à même de faire une conversation. Je fais donc partie de ces ethnologues français peu aptes à parler les langues africaines. Mais malgré tout, on se débrouillait pour travailler chez les Bété et ailleurs. Il y avait les interprètes et enquêteurs, des gens qui faisaient bien leur travail. Quand je dis « on », je ne suis pas le seul, Terray n’a jamais parlé le dida ni Augé le alladjan, cela n’a pas empêché ces chercheurs de faire de remarquables travaux sur l’organisation sociale, les institutions, la vision du monde parfois sur des choses plus subtiles. Les prophétismes et les phénomènes religieux en Côte d’Ivoire ont été pour moi un terrain passionnant. Je suis allé un peu partout dans le pays.
Dans d’autres pays également ?
Marc Augé, J-P Colleyn et moi avons travaillé un peu au Togo sur les voduns autour d’un film, j’ai travaillé quelque temps aussi au Bénin sur le système de santé, à nouveau au Togo et au Burkina Faso sur le sida, et maintenant je travaille au Sénégal sur le mouridisme, c’est-à-dire sur une confrérie musulmane. Mais j’ai suivi de près la vague des églises évangéliques et pentecôtistes dans les pays africains et en Côte d’Ivoire en particulier dans les années 90. Je voyais à ce moment-là les vieux prophétismes battus, par exemple le harrisme qui était en pleine crise.
Cela signifie que l’histoire des prophétismes en Afrique est très riche depuis un siècle…
Oui, une histoire institutionnalisée avec des Eglises, mais aussi avec des conflits internes. Depuis la mort des principaux personnages, le kimbanguisme en Afrique centrale est en crise, le harrisme en Côte d’Ivoire a bien du mal à se remettre de la disparition de ses fondateurs. De nouveaux mouvements religieux venus du Ghana, du Nigéria, du Brésil comme l’Eglise du royaume de Dieu que j’ai suivie de très près, ont attiré beaucoup de monde. Arrivé en pleine crise en Côte d’Ivoire, après la mort du Président Houphouët-Boigny, période charnière dans le pays, je ne sais si ces mouvements religieux dureront longtemps.
Vous avez travaillé, parallèlement à la question religieuse, sur celles d’ordre politique…
D’une certaine manière, pour moi, la question religieuse n’a jamais été séparée du politique. Il m’a toujours semblé que la question religieuse telle que je la voyais se développer dans un pays comme la Côte d’Ivoire ou plutôt les religions en train de se fabriquer, avaient à voir avec des phénomènes identitaires ou des moments de crise sociale ou de constitution d’espaces publics. Par exemple quand William Wade Harris, le premier des prophètes en Côte d’Ivoire convertit des milliers d’Ivoiriens au début du 20ème siècle alors que les missionnaires français n’y arrivent pas, il crée un espace public. Au début, les autorités coloniales trouvent ce personnage formidable car il dénonce tout le côté animiste et sombre des pratiques traditionnelles. Il milite pour que les enfants aillent à l’école. Il se montre très zélé, c’est lui qui décide de ce que ses fidèles doivent faire ou non. Il devient une sorte de patron qui crée une autonomie en période coloniale. Les autorités coloniales l’ont compris de cette manière et l’ont expulsé du pays. Il était Libérien, il retourne au Libéria. De cette même manière, au Congo, les Belges avait déporté Simon Kimbangu, mort trente ans après. Avec Cheikh Amadou Bamba pour les mourides au Sénégal c’est la même scène, il y a un procès et il est déporté au Gabon. Il y une capacité à dire, à travers la religion : « on n’est pas en désaccord avec vous les Blancs mais laissez-nous faire ce qu’on a à faire ». Pour moi, la question politique est centrale et connectée, c’est du politico-religieux, on le voit bien à travers la montée de l’houphouétisme.
Et aujourd’hui, qu’en est-il de la connexion entre religion et politique ?
Aujourd’hui, les choses sont beaucoup plus complexes en Côte d’Ivoire. D’une part il y a eu une islamisation et il est fort possible que les musulmans soient aujourd’hui plus nombreux que les autres. C’est un islam dynamique et diversifié qui cohabite avec d’autres religions ; un catholicisme ancien qui fut lié à l’Etat qui ne se porte pas au mieux ; les prophétismes historiques sont ébranlés, cependant il y a de nombreuses Eglises pentecôtistes ou néo-pentecôtistes où il est question de l’esprit saint mais aussi beaucoup du diable avec tout un côté sorcellerie qui est présent. J’ai aussi travaillé sur cette question.
Qu’avez-vous découvert à propos de la sorcellerie ?
J’ai travaillé sur la sorcellerie comme on travaille dans le cadre d’une monographie ethnique : la sorcellerie chez les Bété. Je me suis familiarisé avec la manière dont on appelle le monde sorcier ou les composantes de la personne qui donne le pouvoir de rendre invisible ou d’attaquer les autres. J’ai beaucoup appris sur ce monde-là. Après, la sorcellerie m’a intéressé d’autant plus que les prophètes eux-mêmes en faisaient un élément explicatif de quantité de problèmes rencontrés par les gens. Ils l’ont rendue moderne et plus présente dans le pays, dans les villes, les écoles, les entreprises, l’Etat, la sorcellerie, ce n’était plus seulement le village. Avec le monde prophétique, puis surtout avec les pasteurs, rien n’a plus échappé à la sorcellerie et à son côté maléfique, il y a donc un recyclage permanent de cet idiome, ou de ce système de croyances et de pratiques qui affectent profondément et de manière presque obsessionnelle de nombreuses personnes. Quand, dans les années 90, se sont accentuées les tensions au sein des familles, des ménages, entre générations ou entre hommes et femmes, la sorcellerie était invoquée comme explication, créant une ambiance délétère. C’est, entre autres, ce qui a permis aux pasteurs, davantage encore qu’aux prophètes, de considérer que, sauf à être re-né par l’Esprit Saint, tout est diables, même le SIDA. Et dans la presse pouvait poindre des choses inquiétantes à propos de certaines personnes qui incarnaient ces diables.
De la religion vous êtes donc passé à une connaissance globale de la société ivoirienne ?
C’est à cela qu’il faut faire attention car à un moment donné, on a l’impression qu’on comprend tout. Je continuais à aller en Côte d’Ivoire deux fois par an jusqu’en 2002. J’avais cette familiarité que j’avais acquise qui m’avait permis de voir la montée des périls dans le pays, bien sûr il y avait des acteurs qui vous facilitaient la tâche, notamment des connaissances ou des « enquêtés » qui tinrent des discours franchement xénophobes en ma présence. Pendant longtemps j’étais celui qui comprenait tout jusqu’au moment où je ne comprenais plus rien à propos du rapport aux étrangers et au repli sur soi. J’ai vu des gens plein de haine, pas vis-à-vis de moi, mais des hommes et des femmes prêts à prendre une machette. Chez certains, c’était une question de vie ou de mort, comme s’il fallait qu’ils se sauvent eux-mêmes en s’en prenant aux autres. J’ai assisté à ce genre de scènes dans les quartiers d’Abidjan. J’ai donc vu la montée de l’ivoirité chez certains de mes amis ou collègues à l’époque de Konan Bédié. J’ai discuté avec Georges Niangoran Boua, avec Jean-Marie Adiaffi, je les connaissais presque tous. Adiaffi, malade à cette époque, avait peur de l’islam, il craignait aussi les pentecôtistes donc il voulait un retour aux traditions, il faisait l’inventaire des cultes bosson. Mais il y avait un écart entre lui et ceux qui pratiquaient vraiment ces cultes. Il était bossoniste et bédiéiste simultanément. Il disait qu’il fallait qu’il vive, qu’il avait longtemps été anti – Houphouët, « voilà dans quel état je suis », disait-il, c’était, à mes yeux, assez triste. Je connaissais Niamkey Koffi, Jean-Noël Loucou. Je voyais donc des collègues, parmi lesquels de grands anthropologues, défendre l’ivoirité. Il y avait chez Georges Niangoran Boua un côté nettement nationaliste. Leur affaire ce n’était pas la mienne puisque je n’étais pas un Ivoirien. Depuis 2002, je ne vais plus en Côte d’Ivoire.

///Article N° : 9643

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