Ecrire l’Afrique à partir de l’autre rive

Lieux d'écritures et états du discours dans le champ littéraire - à propos des récits de voyage d'Alain Mabanckou (1)

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Pour David Koffi N’Goran penser « l’écriture de l’autre rive » chez Alain Mabanckou, c’est aussi penser « les conditions dans lesquelles la marche africaine hors-Afrique préfigure ou configure la marche actuelle du monde ».

« Marcher, c’est manquer de lieu. C’est le procès indéfini d’être absent et en quête d’un propre. »
(Michel De Certeau, L’invention du quotidien1, Arts de faire)

Introduction
« Marcher, c’est manquer de lieu. C’est le procès indéfini d’être absent et en quête d’un propre. »
(Michel De Certeau, L’invention du quotidien1, Arts de faire)

L’objet de ce propos est d’analyser un état du discours littéraire, en présupposant qu’il est « constituant » d’un discours social global : celui du voyage africain actualisé à « l’envers » (2) par des sujets africains et raconté par des écrivains de la diaspora, à partir d’un lieu situé hors de leur espace d’origine ou en ses marges. On pourrait dire imparfaitement qu’il s’agit d’une écriture de la rive, disant la référence africaine ou l’écrivant d’une façon qui rende problématique un ensemble de représentations relatives à ce locus, ainsi qu’à son versant : la rive opposée, et dont on supposera à la manière de Michel de Certeau, qu’ils appellent à la fois l’espace, le lieu, le territoire, les sujets qui les incarnent, ainsi que les usages s’y afférent (3).
En effet, chez des écrivains comme Mabanckou, vivant et écrivant hors du continent, la traversée et ses paradigmes : immigration, migration, exil, sont redevables d’un imaginaire, voire d’une poétique, d’une stylistique, d’une éthique, ou même d’une heuristique largement dominées par un processus duel, puis dialectique, du lieu et du non-lieu, de l’ipsum et du socius, de l’ici et de là-bas, du Eux et du Nous.
Ainsi, écrire l’Afrique à partir de l’autre rive, celle qui débouche sur le large de l’Atlantique (4), embrasse l’emblème « bleu blanc rouge » (5), avant de se muer en « bazar » (6) presque généralisé, revient à penser les conditions dans lesquelles la marche africaine hors-Afrique préfigure ou configure la marche actuelle du monde. Ces récits dévoilent une « illusion géographique », qu’il faudra entendre globalement comme l’affectation d’un régime de positivité qui, traditionnellement, confine les rives ou les frontières du monde en « essence ».
Dans ce sens, écrire l’Afrique à partir de l’autre rive, revient, dans un premier temps, à interroger quelques textes de l’écrivain franco-congolais en répercutant les phantasmes situés au fondement des institutions socio-discursives au départ des « imaginaires Nord-Sud ».
Dans un deuxième temps, cette écriture de l’Afrique postule les motifs de la rive en termes de normes littéraires ou de littérarités rendues chères au champ littéraire. Autrement dit, cet art de dire la rive coïncide avec une théorie de l’art de faire (7), en ce qu’elle entraîne une (ré) définition de la littérature africaine au XXIème siècle.
I. La rive afro-occidentale : un état du discours
La pratique de la rive afro-occidentale, investie par plusieurs écrivains africains de la diaspora, à partir de leurs lieux d’écriture, s’inscrit dans une tradition de discours rattaché à la notion de voyage. Ce qui suppose que les récits d’Alain Mabanckou irradient « le dicible, le narrable et l’opinable dans un état de société » (8). Ainsi, reprenant les codes représentationnels établis par les voyageurs à l' »endroit » – à savoir l’explorateur, le missionnaire, l’esclavagiste, l’ethnologue et le sujet colonial – le voyage africain dit à « l’envers », valide une économie de l’altérité ou une croyance en la différence, elle-même affectée de valeurs axiologiques, et structurant toute traversée de la rive africaine. De la sorte, un travail lexicographique qui tenterait, suivant le modèle de Jean Pruvost (9), de dresser une suite définitoire des discours de voyages rendrait concomitantes les notions de « voyage » « Afrique » et « occident ». Tout se passe alors comme s’il ne saurait y avoir de voyage possible que celui qui actualise toute traversée, susceptible de reprendre à son avantage le vieux trajet triangulaire Afrique – Europe – Amérique.
Cependant, à la différence du voyageur africain d’hier, soumis au voyage obligatoire, confronté à l’expérience du bateau, de la plantation ou des tranchées, ou encore, à celui du temps colonial, entreprenant un voyage à la fonction de découverte, d’interrogation (Ousmane Socé, Bernard Dadié), ou même d’initiation (Aké Loba, C. H. Kane), un type de voyageur d’aujourd’hui offre tout le profil d’un « soldat de la frontière », brandissant presque le slogan « partir ou mourir », afin d’attester la vaste mythologie qui gouverne l’ailleurs occidental : l’autre bout de la rive africaine.
L’imaginaire populaire, s’il est le répertoire fondateur de cette représentation, est sublimé en texte en prenant appui sur trois facteurs : l’économique, le statut social et l’ordre discursif.
Dans le premier cas, il existe une « vaste rumeur », faisant de la rive occidentale le lieu où se réalisent des opérations alchimiques inespérées, comme par exemple celle qui permet de transformer « la bicoque familiale en planche d’okoumé surmontée d’un toit en tôle rouillée, la baraque au bord de l’affaissement (…) en immense villa blanche avec des fenêtres et des portes peintes en vert » (10), celle qui érige le voyageur parti sur la pointe des pieds en héros local dont le retour est célébré par liesse populaire, remue-ménage, bousculade, défilé de parents proches et lointains, et séance périlleuses de remise de cadeaux.

Moki était arrivé (…) Un remue-ménage devant leur villa. Des attroupements. La rue grouillait de monde (…) Le premier jour du Parisien au pays était le jour des membres de la famille. Même les plus éloignés descendaient vite des branches de l’arbre généalogique et répondaient présents ce jour-là… Les oncles maternels et paternels, les tantes, les grands-pères, les grands- mères, voire les ressortissants du même village que le père ou la mère de Moki débarquaient tous (…). (11)

Ici prévaut une croyance sociale de grande ampleur que l’on retrouve chez l’anthropologue Eliane de Latour dans son Bronx-Barbès (12)

« – Tu vois mon petit : c’est là que tu dois partir, en Italie, là-bas, il y a la mafia, le foot et le Vatican… – La mafia, le foot et le Vatican ?… murmurait Solo du Grand B, pensif et illuminé par la révélation. C’est vrai, j’irai en Italie, là-bas, je pourrai faire venir de l’argent et construire une boutique pour ma mère… » (13)

Pour cette même raison, franchir la rive occidentale est chez Mabanckou, le projet primaire de ses personnages.

Qui de ma génération n’avait pas visité la France par la bouche, comme on dit au pays ? (…) Les garçons de mon âge aguichaient les filles en leur bassinant cette sérénade : j’irai bientôt en France, j’habiterai en plein Paris. Le rêve nous était permis. Il ne coûtait rien. Il n’exigeait aucun visa de sortie, aucun passeport, aucun billet d’avion. Y penser. Fermer les yeux. Dormir. Ronfler. Et on y était toutes les nuits… (14)

Dans le deuxième cas, partir en occident, pour le voyageur africain d’aujourd’hui, revient à reformuler les critères localement institués du statut social.
En effet, à la différence des « voyageurs à l’envers » que narrent certains classiques africains, appartenant aux élites du moment, parce qu’étudiant en France au cours de l’entre-deux-guerres, et appelés à occuper des postes de premier plan (sénateurs, députés, ministres), les voyageurs que donnent à voir les textes de Mabanckou, répondent du statut d' »exclus » de leurs sociétés d’origine. Ils y habitent les quartiers « noirs », avec un niveau d’instruction approximatif. Ainsi, les personnages de Moki, de Massala Massala alias Marcel Bonaventure ou de Fessologue, le héros-narrateur de Black Bazar, répondent d’un niveau d’instruction jamais au-dessus du baccalauréat. Enfants de la période des indépendances décevantes, des débâcles économiques et des crises sans fin du système éducatif, ils semblent ne pas disposer d’autres choix que se construire un statut social en inversant les critères dominants de la réussite sociale.
Tout commence alors par l’obsession de la visibilité. L’ostentation du moi comme art de vivre devient l’édifice principal d’une société parallèle dont les canons premiers portent sur un goût prononcé pour l’alcool, la femme et le vestimentaire.
Aussi, ces voyageurs ont-ils pour références les dandys des années 1970-1980 ayant donné le jour aux fameuses SAPE (sociétés des ambianceurs et des personnes élégantes). Qu’ils s’appellent Papa Wemba, Titi N’zoso, Djo Balard, Docteur Limane, Mulé Mulé, Anicet Pedro, Ibrahim Tabouret, venus du Congo, et s’auto-définissant comme la crème de la frime parisienne (15), ou qu’ils soient Douk Saga, le Molare, Solo Beton, Lino Versace et tous les noceurs africains de Paris, venus d’Abidjan pour se faire animateurs du mouvement coupé-décalé, avec comme projection imagée Moki, Préfet, Benos, Boulou ou tous les sociétaires du « club des Aristocrates », les voyageurs de ce type, affichent un art de vivre dont la finalité est de réduire le positionnement social à la visibilité sociale.
Dans les textes de Mabanckou, préfet par exemple, traîne toujours dans son sillage une forte odeur d’alcool, et s’habille à prix d’or, tout comme Fessologue est friand de bière Pelforth, réduisant la beauté féminine à son postérieur dont il dit être le spécialiste, et étalant une garde-robe essentiellement constituée de

six grosses malles d’habits et de chaussures – pour la plupart des Weston en croco, en anaconda ou en lézard, avec des Church, des Bowen et autres chaussures anglaises… De vestes en lin d’Emmanuel Ungaro, qui se froissent avec noblesse et se portent avec délicatesse. Vestes en Tergal de Francesco Smalto, veste en laine vierge 100 %, voire 200 %, avec un tissu pur Cerruti 1884. Chaussettes jacquard, cravates en soie (…) ceinture Christian Dior (…) (16)

Enfin, relativement l’ordre général du discours, le voyageur africain, dont Mabanckou rapporte les récits entend monopoliser tout discours sur la traversée de la rive afro-occidentale.
Suivant sa logique, la France se réduit à la capitale parisienne, tout comme il ne saurait y avoir de récit valable, autre que celui qu’il narre tous les ans à ses parents et amis restés au pays.

Les vrais parisiens (…) nous dressaient le portrait-robot du paysan [nous appelions les compatriotes vivant en province les paysans] : un aigri, un austère étudiant en doctorat. Il fait son retour au pays en marge de l’actualité. Un retour sans échos, sans tambour ni trompette. Il n’est pas élégant, il ignore comment nouer une cravate en quelques secondes. Il a la peau très foncée. Il ne se coupe pas régulièrement les cheveux, il est barbu, moustachu (…) Heureusement que le Parisien est là pour nous dire le contraire, pour nous apporter la lumière, pour nous parler de la ville-lumière, le Paris qu’on aime (…) (17)

Tel est le condensé de tout ce qui se dit, se raconte, se croit à propos du voyage africain d’aujourd’hui. Dans l’entendement général des sujets qui le construisent, les capitales occidentales sont les lieux de prédilection de la réussite économique, l’origine de toute ascension sociale, la région naturelle de toute légitimité discursive. La croyance reprend même à son compte le grotesque des mythes élaborés à propos de la rive occidentale en attribuant, par exemple, au Parisien un art de vivre distingué (la couleur de la peau, manière de marcher, de parler et de manger), comparativement aux autochtones.
Cependant, dans la perspective du champ littéraire, cet état du discours social fait l’objet d’une mise en forme, dont la fonction poétique, en s’autorisant une pratique particulière de l’espace, aboutit à une représentation spécifique de ce type de voyage et son sujet.
II. Poétique, voyage et voyageurs africains
Au regard de ce qui devrait s’accepter désormais comme « le champ littéraire africain », un des principes constitutifs de son autonomie, portera sur la capacité du littéraire à s’affranchir de la logique fonctionnelle des espaces sociaux voisins. Ainsi, à l’instar de toutes les littératures, celle se réclamant de l’Afrique comme désignation définitoire, trouve-t-elle un point d’honneur à s’émanciper des institutions du réel.
En effet, dans le roman colonial, par exemple chez Ferdinand Oyono (18), Mongo Béti (19), ou Bernard Dadié (20), l’espace de la ville subit toujours la projection d’un reflet « en plein » de la société réelle et ses stratifications : quartier blanc-quartier indigène, ou selon les coupures d’une anthropologie coloniale : espace urbain-espace rural, ville-campagne, citadin-villageois ou encore selon l’élaboration d’une géographie politique : centre-périphérie.
La traversée de ses espaces superposés ne pouvait, non plus, se réaliser sans une angoisse du voyageur, tant que la représentation spatiale est d’abord une affaire institutionnelle. Celle-ci se charge de confiner des sujets dans des délimitations territoriales bien déterminées, en leur attribuant des rôles précis, des places, avec des statuts ontologiques conséquents.
Dans Un nègre à Paris, Le narrateur et sujet-voyageur passe plusieurs nuits blanches avant son voyage parisien. Dans l’avion, à force de gesticuler, il perd ses chaussures et s’effraie, non pas tant à l’idée de devoir descendre de l’avion sans chaussures, mais surtout à l’idée qu’une telle situation pût s’interpréter par ses hôtes comme caprices de « sauvage » venu d’Afrique.
Pourtant, chez Mabanckou, le récit de voyage éprouve et dévoie l’habitus institutionnel, en tant que sens pratique traditionnel de la représentation. Aussi propose-t-il un traitement inhabituel des espaces institutionnellement déterminés, à travers deux indices du récit : les lieux et les personnages.
Dans le premier cas, la dialectique qu’il opère des statuts assignés aux « lieux » et aux « non lieux » donne à voir une société parallèle qui semble voir le monde à sa façon. Ici, ce que Marc Augé considère comme espaces non identitaires, non relationnels, et non historiques (21) devient, au contraire, le lieu où se trame la part décisive de l’histoire des sujets ou l’identité des sujets sans histoire de l’histoire. Les voyageurs de Mabanckou substituent par exemple, au lieu officiel de l’aéroport, la filière angolaise qu’empruntent Moki, Prefet, Benos et toute la bande. Le métro porte la symbolique du procès initiatique puisqu’il est l’endroit où Massala Massala devra opérer le choix de sa personnalité parisienne. Les quartiers sensibles : Château-Rouge, Château-d’Eau, Barbès, les bistrots où grouille la plèbe (22), (le Jip’s, le crédit a voyagé) des villages ou la brousse peuplée de personnages à l’humanité douteuse (ivrognes, héros-voyageurs déchus, psychopathes, prostitués, immigrés sans-papiers, animaux personnifiés (23), etc.), sont des lieux qui servent de codes de définitions ou de reconnaissance des voyageurs africains, ils y retrouvent entre eux des traces de filiations, de patrimoines.
En paraphrasant Michel de Certeau, on dirait que cette heureuse dialectique du « lieu » et du « non-lieu » atteste que

le voyageur actualise certaines des possibilités et d’interdiction qu’organise l’ordre spatial. Mais il les déplace et invente d’autres. De même, il transforme en autre chose chaque signifiant spatial. Et si d’un côté, il ne rend effectives que quelques-unes des possibilités fixées par l’ordre bâti, de l’autre, il accroît le nombre des possibles et celui des interdits (…) Il voue certains lieux à l’inertie ou à l’évanouissement et, avec d’autres, il compose des tournures spatiales « rares », « accidentelles » ou « illégitimes » (24).

Plus précisément, on voit bien que Massala Massala, alors qu’il habite depuis quelques mois, la rue du Moulin vert, au septième étage de cet immeuble vétuste du quatorzième arrondissement de Paris, a toujours du mal à localiser son lieu d’habitation, de loin incomparable à sa bicoque familiale du pays. Était-ce le Paris de ses rêves ?

(…) Nous nous réveillons le lendemain les uns sur les autres, tels des cadavres liés par le sort d’une fosse commune. Pour dormir, il fallait faire preuve d’une intelligence suprême et se dispenser de toutes ces positions encombrantes, comme s’étaler en long ou écarter les jambes et les mains. L’espace se monnayait cher, à coups de coudes et de genou au besoin. (…) Nous nous couchions à même le sol (…). Nous étions plus d’une douzaine de compatriotes à coucher dans cette pièce exiguë. (25)

De même, comment localiser des espaces comme Château-rouge ou Barbès ? Ni précisément parisiens, ni tout à fait africains, ils sont à la fois des lieux, des non-lieux, voire des « entre-lieux » envahis par les voyageurs fugitifs, luttant sans cesse le monopole avec l’ordre établi c’est-à-dire, l’administration publique ou la police, dont les rondes provoquent toujours des scènes de débandade sporadiques, s’évanouissant et recommençant comme une onde musicale.
Dans le second cas, le traitement que Mabanckou applique à ses personnages ne manque pas de défier à son tour des lieux institutionnels chers à la société réelle.
Ici, ce que Kripke considérait comme des « désignateurs rigides » ne débouche que sur une « illusion biographique » au sens où l’entendait Bourdieu. Autrement dit, les noms des personnages de Mabanckou sont soumis à un travail stylistique qui s’apparente à une opération de déconstruction, voire de résistance à l’ordre des identifications.
Les tropes les plus usités sont visiblement les figures de l’analogie (métaphore, métonymie, synecdoque) et servant à rendre compte de personnages aux visages insaisissables, fugaces, dédoublés, susceptibles d’être tout et rien à la fois. Dans leur ensemble, ces personnages ne peuvent s’identifier que par l’impact qu’ils exercent sur l’espace institutionnel.

Je découvris une variété de personnages aux multiples visages. Des personnages complexes que je tentais de saisir. Ils jonglaient tous avec l’ombre et la lumière. Les masques qu’ils portaient le jour dissimulaient à merveille leur comportement nocturne (…) C’étaient des individus imprévisibles, capables du meilleur et du pire (…). Leurs sobriquets m’intriguèrent. Loufoques, mais précis quant à leur sens (…) Chacun avait un pseudonyme qui évoquait son domaine d’activité. (26)

Ainsi, Moki était « l »Italien » à cause de ses activités commerciales qu’il prétendait exercer depuis Milan, Boulou était « l’agent immobilier » parce qu’il opérait dans ce domaine, Soté « le Piocheur » était spécialiste des boîtes aux lettres qu’il dévalisait avec l’aide de ses « ingénieurs », Benos, alias « Conforama » opérait dans l’électroménager, et Préfet, l’administrateur maison, confectionnait des pièces d’identité et des titres de séjour.
L’autre procédé appliqué aux personnages est celui de la périphrase, car comment nommer des sujets innommables vivant dans un monde aux frontières si mouvantes, balançant sans cesse entre réel et fiction ?
Qu’ils s’appellent « l’homme aux pampers », « couleur d’origine », « verre cassé », « l’hybride », « l’imprimeur ou l’homme de Paris-match », « l’Attaquant de pointe » et bien d’autres, ces personnages sont chargés d’histoires personnelles, se confondant à des séquences significatives de l’histoire telle qu’elle se déroule dans leur espace.
A quoi pourraient s’ajouter les procédés empruntant leur forme à l’humour, à l’ironie ou à la dérision. En effet, chez les personnages de Mabanckou, ce qui constitue la logique des « grands récits africains », traitant des thèmes politiques de l’esclavage, de la colonisation ou des dictatures africaines, ou encore des rapports France-Afrique est évacué sur fond de discussions de comptoirs, de causeries de concierges, mêlant simplicités de clichés aux vers fondateurs des classiques : « L’occident nous a trop longtemps gavés de mensonges et gonflés de pestilences mon frère Africain ! Est-ce que tu sais quel poète noir a dit ces paroles courageuses ? » tel était le leitmotiv de l’Arabe du coin, dans Black Bazar.
A l’épreuve du quotidien, ce traitement « par le bas » des grands récits permet d’afficher la faiblesse des classifications racio-géo-spatiales, de l’Africain, de l’Antillais, de l’Arabe et du Français, pourtant chères à la machinerie institutionnelle.
Il autorise par le fait, que soient interrogés, à leur tour, la littérature africaine, sa société et son imaginaire. Ainsi, les récits de voyage de Mabanckou, sans s’abandonner à l’hypostase de la contestation, de la dénonciation ou même de la moralisation, comme le fit abondamment la littérature d’humeur du contexte anti-colonial, interrogent, non pas le voyage en lui-même, mais plutôt les discours relatifs à l’acte de voyage. On ne verra donc pas dans les textes de Mabanckou, des relents d’un manifeste contre l’exil ou l’immigration des jeunes africains. Il donne à voir la part dominante des représentations sociales élaborées à propos de la rive afro-occidentale. Aussi, relativement à un ensemble de règles instituées, les voyageurs africains deviennent-ils, pour la plupart, des sujets d’une société à part entière, n’étant ni celle de la société rêvée, ni celle de leur société d’origine (27).
Conclusion
L’objet de ce propos était d’explorer le discours social qui prospère en littérature sous le canon générique de récit voyage.
Chez les écrivains africains, vivant et écrivant hors du continent comme Alain Mabanckou, ce type de récit permet de mettre en texte le locus africain tel qu’il est confronté à l’imaginaire institué à propos de la rive occidentale.
Ainsi, dans le premier cas, écrire l’Afrique à partir de l’autre rive, revient à irradier la vaste rumeur qui structure le discours sur la rive afro-occidentale. Le texte participe à sa façon à ce corpus du dicible, narrable, et opinable.
Mais dans le second cas, en se jouant du sens commun, le texte use d’une fonction poétique qui autorise une autre représentation de ce qu’on pourrait appeler « le voyage africain et ses voyageurs ». Au départ d’une société dans la société à travers un usage particulier de l’espace, les personnages de Mabanckou déstructurent toute la machinerie institutionnelle chargée d’ordonner le quotidien des sujets et des sociétés.

1. Ce texte est le fruit d’une conférence dite en avril 2009 à l’université Paul Verlaine (Metz), sur invitation de l’équipe de Pierre Halen : qu’il en soit ici remercié.
2. Fonkoua, Romuald, « Le voyage à l’envers ». Essai sur le discours des voyageurs nègres en France » in Les discours de voyage, Afrique-Antilles, Paris, Karthala, 1998, p. 117-142.
3. Voir De Certeau, Michel, L’invention du quotidien, arts de faire, Paris, Union générale d’édition, 1980.
4. Diome, Fatou, Le ventre de l’Atlantique, Paris, Anne Carrière, 2003. Cependant, il s’agit ici d’une métaphore qui ne saurait exclure la rive du pacifique.
5. Mabanckou, Alain, Bleu blanc rouge, Paris, Présence Africaine, 1998.
6. Mabanckou, Alain, Black bazar, Paris, Seuil, 2009.
7. De Certeau, Michel, Op. cit.
8. Angenot, Marc, 1889, un état du discours, Montréal, éditions le Préambule, 1989.
9. Voir Pruvost, Jean, « Le champ définitoire des voyages, de l’Afrique et des colonies dans le Grand Larousse universel des XIXe siècles de Pierre Larousse et dans la dictionnairique des XIX et XXème siècle » in Les discours de voyage, Op. cit. p. 95-110.
10. Mabanckou, Alain, Bleu Blanc Rouge, p. 40-43.
11. Ibid. p. 55-59
12. De Latour, Eliane de, Bronx-Barbès, les guerriers des grandes cités cherchent leur destin, Long métrage, 2000.
13. C’est nous qui rapportons.
14. Ibid, p. 36.
15. Mabanckou, Alain, Bleu Blanc Rouge, Op. Cit. p. 82.
16., Mabanckou, Alain, Black Bazar, p. 42-43.
17. Ibid, p. 90-91.
18. Voir Oyono, Ferdinand, Le vieux nègre et la médaille, Paris, 10/18, 1956
19. Voir, Boto, Eza, Ville cruelle, Paris, Présence africaine, 1955
20. Voir Dadié, Bernard, Un nègre à Paris, Présence africaine, 1959.
21. Augé, Marc, Pour une anthropologie des mondes contemporains, Paris, Aubier, 1994.
22. Voir par exemple, Verre Cassé, Paris, Seuil, 2005.
23. Voir par exemple Mémoire de porc-épic, Paris, Seuil, Paris, Seuil, 2006.
24. De Certeau, Michel de, L’invention du quotidien, Op.cit., p. 181-182.
25. Bleu Blanc Rouge, p. 136-137.
26. Bleu Blanc Rouge, p. 145.
27. Bleu Blanc Rouge, p. 144.
///Article N° : 9657

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