Milouda Chaqiq : « Je suis une artiste de la vie »

Entretien de Christine Avignon avec Milouda Chaqiq

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Enfant, Milouda rêvait d’aller à l’école, mais dans son village au Maroc, dans les années 60, aucune fille n’était scolarisée. A 14 ans, ses parents décident qu’elle a l’âge de se marier, et lui trouvent un mari. Malheureusement, ce dernier se révèle violent, n’a aucun respect pour elle, et la laisse souvent seule avec ses enfants, pendant qu’il va à Casablanca. Milouda n’a pas d’autre choix que celui de rester avec lui, pendant plus de vingt ans. Elle a six enfants, qui eux aussi endurent les violences de leur père. En 1989, son mari décide d’envoyer Milouda travailler en France. Elle accepte, pensant ainsi pouvoir lui échapper, mais laisse ses enfants au village. Elle arrive alors à Paris, avec un visa de tourisme pour trois mois, ne sachant ni lire ni écrire. Finalement, elle décide de rester en France, tout d’abord de manière illégale, avant d’obtenir une carte de séjour en 1994, qu’elle doit ensuite renouveler tous les dix ans. Peu à peu, à force de courage et de ténacité, Milouda apprend le français et réalise enfin, à plus de 50 ans, son rêve de jeunesse : devenir une artiste ! Rencontre avec une femme exceptionnelle qui sera résidence au WIP Villette du 7 au 15 septembre et dont le nouveau spectacle sera présenté le 30 octobre 2010 au Wip Vilette.

Vous avez eu une vie très difficile, pourtant vous avez toujours le moral, et vous respirez la joie de vivre. Comment faites-vous ?
Depuis que je suis toute jeune, quand j’ai des problèmes, je mets de la musique et je danse, pour oublier, ou alors je pleure, et ensuite cela va mieux. J’ai toujours gardé l’espoir au fond de moi qu’un jour je serai libre, que je finirai par réaliser mes rêves. Et j’ai aussi eu la chance de pouvoir partager mes malheurs avec des femmes qui subissaient les mêmes choses que moi. C’est très important de pouvoir parler, de raconter ce que l’on vit, parce que si on ne parle pas, on finit par mourir, comme c’est arrivé à ma belle-sœur Fatima.
Lorsque vous avez quitté le Maroc, c’est votre fille aînée, Fouzia, qui s’est occupée de ses cinq frères et sœurs pendant plus de quatre ans. Comment avez-vous vécu cette période ?
Il a été très difficile pour moi de quitter mon village, d’ailleurs quand je suis partie j’ai beaucoup pleuré. C’était une drôle de sensation, parce que j’étais très heureuse de partir en Europe, mais évidemment, comme toute mère, cela me brisait le cœur de devoir me séparer de mes enfants. À l’époque Fouzia avait 22 ans, et c’est elle qui a pris en charge l’éducation de ses frères et sœurs. Je la remercie toujours, parce que c’est grâce à elle que j’ai pu démarrer une autre vie, mais je sais aussi que cela a été très dur pour elle ; je lui demande pardon tous les jours pour tout ce qu’elle a enduré, parce que je sais qu’avec son père cela a été très difficile. Mais aujourd’hui elle est heureuse ici en France, et moi aussi. Elle habite en face de chez moi et je la vois tous les jours.
Quelles sont les difficultés auxquelles vous avez été confrontées en tant que femme dans votre village au Maroc ?
Le premier problème pour moi, a été que je n’ai pas pu aller à l’école. Dans mon village, les parents préféraient avoir des garçons, et nous les filles on sentait que l’on était moins aimées. Ensuite j’ai été mariée très jeune, à 14 ans, et j’ai tout de suite eu de grosses responsabilités à assumer : je devais m’occuper de la maison de mon mari et aussi de toute sa famille (25 personnes !), ensuite j’ai dû élever mes enfants, et tout ça toute seule. Mon mari était souvent absent, mais quand il était là c’était comme un petit chef. Mes enfants et moi nous avions peur de lui, à tel point que l’on préférait le voir absent qu’à la maison. Quand il était là, on devait tout faire en cachette, et on avait peur du matin au soir. De plus jamais il n’a été tendre ou gentil avec moi, jamais il ne m’a fait le moindre cadeau, j’étais plus sa domestique que sa femme. Je n’avais aucune liberté, pour sortir je devais me cacher, même pour voir ma famille et mes amis. Je me sentais vraiment comme une prisonnière.
Vous avez six enfants : trois garçons qui vivent au Maroc, et trois filles qui vivent en France. Quels sont vos rapports avec eux ?
Mes enfants m’ont souvent demandé pourquoi je les avais mis au monde, parce qu’ils étaient malheureux, mais à l’époque je n’avais pas le choix. Il n’y avait pas de préservatifs, pas de contraception, donc ce n’est pas moi qui décidais si j’allais avoir un enfant ou pas. En plus de mes six grossesses, j’ai fait aussi trois fausses couches, et j’ai bien cru mourir. J’ai été aidée par une infirmière seulement pour ma fille aînée, Fouzia, sinon j’ai toujours accouché au village, avec l’aide d’une sage-femme. Aujourd’hui mes enfants sont grands et sont heureux, nous nous entendons tous bien, mais par contre ils n’ont plus de contact avec leur père.
Vous avez également six petits-enfants, quelle sorte de grand-mère êtes-vous ?
Je leur fais pour tous des classeurs dans lesquels je mets des textes que j’ai écrits sur ma vie, pour qu’ils sachent qui était leur grand-mère, qu’ils connaissent mon histoire et comprennent d’où ils viennent. Je souhaite qu’ils réalisent que quand on veut vraiment quelque chose et que l’on a le courage, on finit toujours par y arriver. Je leur écris tout ça parce que je sais bien qu’un jour je vais quitter cette terre, et j’aimerais qu’ils gardent une trace de moi. Je veux qu’ils puissent lire tout, mes souffrances dans mon village au Maroc, mais aussi mes bonheurs depuis que je suis arrivée en France. Je voudrais aussi qu’ils réussissent leurs études, parce que moi je n’ai jamais pu aller à l’école. Je dis surtout à mes petites-filles, qu’elles ont la chance de pouvoir apprendre à lire et à écrire, et que c’est une grande richesse. Mon rêve est qu’ensuite eux-mêmes transmettent ces classeurs à leurs enfants, pour que mon témoignage traverse les générations, comme un trésor. J’espère que ces classeurs leur porteront bonheur.
Après avoir appris à lire et à écrire grâce aux cours d’alphabétisation, vous avez démarré une carrière d’artiste en 2007. Vos spectacles, au cours desquels vous chantez, vous dansez et vous slamez, sont inspirés de votre vie. Envisagez-vous de faire une tournée au Maroc ?
Oui, bien sûr, c’est mon rêve de pouvoir présenter des spectacles au Maroc, mais ce n’est pas facile. Je sais bien par exemple que là-bas je ne pourrai pas danser sur scène comme je le fais ici. Certaines personnes n’aiment pas voir une femme de mon âge faire ce que je fais. Les femmes artistes sont souvent considérées comme des femmes de « mauvaise vie ». Et aussi il y a des femmes qui ne sont pas d’accord pour que je raconte tout ce que j’ai vécu en public, mais moi je pense que c’est important, je veux que le monde entier sache ce que certaines femmes endurent dans les villages au Maroc, parce que même encore aujourd’hui cela continue comme ça. J’ai écrit un slam sur ce sujet : « J’ai envie de prendre le micro, de parler dans le bus, dans le train, dans le métro, au marché, dans la cité, sur mon balcon, dans le souk, dans le village, pour dire à toutes les femmes cessez de souffrir, la patience ne sert à rien. Cela suffit. Cela suffit. Cela suffit la violence. »
Une jeune réalisatrice algérienne, Nassima Guessoum, tourne actuellement un documentaire sur vous. Est-ce important pour vous de raconter ce que vous avez vécu, et quel est le message que vous souhaitez délivrer aux femmes à travers ce témoignage ?
J’aime parler des femmes maghrébines, et des femmes en général. J’aimerais que ma vie serve d’exemple à d’autres. Souvent, après mes spectacles, des femmes viennent me voir pour me remercier et cela me touche énormément, parce que c’est ce que je veux, je veux donner le courage à d’autres de se révolter, et de prendre leur vie en main. Si moi j’ai cru à ma chance et je me suis battue pour vivre mes rêves, d’autres peuvent le faire. Beaucoup de femmes de mon âge ne savent pas lire, c’est pourquoi l’idée d’un film m’a séduite. Lorsque le documentaire sera terminé, nous allons le présenter à mes camarades du cours d’alphabétisation, et j’espère un jour aussi pouvoir le présenter aux femmes de mon village au Maroc.
Aujourd’hui, qu’est-ce qui vous rend heureuse ? Qu’est-ce qui vous attriste ?
Je suis heureuse quand je monte sur scène et je rencontre le public, ou quand je peux échanger avec d’autres artistes. Je suis triste parce que la moitié de ma famille est ici en France, et l’autre moitié là-bas au Maroc. Je ne vois pas souvent mes enfants et petits-enfants qui vivent au Maroc, et ça c’est difficile pour moi, même si je leur parle très souvent au téléphone.
Vous dites souvent que vous aimez le rire et le partage. Est-ce que ce sont des éléments indispensables à votre bien-être ?
Oui, bien sûr. Je suis née comme ça, j’aime faire plaisir aux gens. Quand je ris et surtout quand je fais rire d’autres personnes, je me sens bien dans mon corps et dans mon esprit. Le rire fait partie de ma vie, tout comme le partage. J’aime recevoir mes amis, j’aime cuisiner pour eux, j’aime faire des rencontres, échanger. C’est important, et malheureusement aujourd’hui les gens ne le font pas assez, ils ne rient pas assez, et on dirait qu’ils ne partagent plus rien. Pour beaucoup, c’est chacun pour soi, et c’est dommage.
Vous vous définissez comme une « artiste de la vie ». Qu’entendez-vous par ces mots ?
Enfant déjà, j’aimais chanter, danser, et je racontais des blagues aux petites filles de mon âge. Au fond de moi, j’ai toujours rêvé de devenir une artiste, mais personne ne croyait que c’était possible, sauf moi. Alors je me suis battue, toute ma vie, au Maroc, en France, malgré la violence et malgré les difficultés. J’ai tenu bon, j’ai laissé mon passé derrière moi et j’ai placé tous mes espoirs dans l’avenir. Aujourd’hui à 59 ans, enfin je suis une femme libre et heureuse, et je veux dire à toutes les femmes qu’il n’est jamais trop tard pour réaliser son rêve.Moi la petite marocaine analphabète qui est arrivée en France apeurée en 1989, vingt ans plus tard je sais lire et écrire, je slame, je chante et je danse, je joue la comédie, je côtoie des artistes tels que Jamel Debbouze ou Grand Coprs Malade, je n’ai plus peur de rien. Vous mes amies les femmes qui souffrez comme j’ai souffert, je vous dis « ayez du courage et de la volonté, et prenez en main votre destinée ».

1. Rencontre publique le 15 septembre à 19h.Spectacle présenté au Wip Vilette (Parc de la Villette) samedi 30 octobre à 20h30 dans le cadre du temps fort « Re-belles »
Avec Milouda Chaqiq – texte, slam, Samia Diar – guitare, chant, Mokrane Adlani – violon, Mise en scène : Jean-Matthieu Fourt
Création lumière: Sébastien Debant
Production : Association Café Culturel de St-Denis avec le soutien du Conseil régional d’Ile-de-France dans le cadre du programme « Lutte Contre les Discriminations »
Réservation : 01 40 03 75 33 –  HYPERLINK « http://www.wip-villette.com/spip.php?article5 » o « wip-villette[@]villette.com » ///Article N° : 9673

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