A l’exemple de la commission « Vérité et Réconciliation » en Afrique du Sud et des Conférences nationales, l’importance du religieux dans la résolution des crises en Afrique et donc comme facteur d’émancipation.
Au moment où l’on fait ici et là le bilan des cinquante dernières années du trajet socio-historique des sociétés africaines subsahariennes, la tentation est forte d’appréhender dans la longue durée les articulations du discours politique et du discours religieux dans les expériences du vivre-ensemble et du gouvernement de la cité. Sous l’intitulé « Religion et sorties de crises en Afrique »deux questionscentrales se trouvent posées et à résoudre : la première consiste à appréhender de quelle manière le fait religieux constitue dans son fondement épistémologique et anthropologique, une question en retour de sens ; c’est-à-dire, une question inscrite dans l’univers de significations, de représentations, de croyances et de pratiques des agents sociaux. La seconde question interroge l’interférence du politique et du religieux ; car, on observe de plus en plus l’irruption marquée du religieux dans l’espace public sous des formes variées, soit pour accompagner les expériences d’invention (1) ou de ré-invention démocratique (2), soit pour arbitrer les sorties de crises socio-politiques.
Comment et à partir de quelle posture intellectuelle appréhender le fait religieux en Afriquedans la diversité des croyances et des pratiques ? En d’autres termes, est-il possible de circonscrire le concept de religion dans cette diversité de pratiques, de croyances, et selon plusieurs aires de civilisations ? Même s’il n’est plus de mise aujourd’hui de tenter une définition univoque du mot religion, quelles que soient les approches substantivistes et fonctionnelles, on peut toutefois y retenir les deux éléments transversaux que sont la référence à la transcendance et le lien ; puisqu’à la suite des philosophes et penseurs anciens, Lactance (260-325) et Tertullien (155-220), on a retenu que religio qui vientde religare (lier, relier) désigne la relation, le lien qui unit les hommes au divin. Le linguiste Emile Benveniste y trouvera plus tard une autre signification : religere (recueillir, récolter, accomplir avec scrupule) fait signe à l’autorité de la tradition et à l’exécution scrupuleuse des rites. A côté des définitions substantivistes du religieux, il existe des définitions fonctionnelles qui retiennent que la religion se caractérise par les fonctions que celle-ci est censée remplir dans la société : tantôt, elle favoriserait l’intégration sociale ; tantôt elle serait au fondement du lien social ; ou bien qu’elle constituerait une conception du monde (3).
Ainsi, le seul élément fédérateur que nous pouvons retenir pour parler de la religion dans son unité, c’est son caractère transcendant par rapport à la société. Si le concept de Dieu doit être employé pour qualifier les pratiques croyantes des individus dans leur rapport avec une entité supérieure et extérieure (Dieu, Braham, Esprits de la nature, Ame des ancêtres, Energie cosmique, etc.), on peut admettre que la relation des individus à cette entité spirituelle soit perçue comme sacrée c’est-à-dire, absolue, inviolable, vénérée.Par ailleurs, dans la mesure où le contenu de la religion change d’une culture à une autre et d’une période à une autre, à l’instar des Nouveaux Mouvements Religieux (NMR) ces renouvellements, modifications et recompositions de la religion rendent relatives non seulement toute définition de la religion, mais également toute appréhension de la notion de fait religieux. Et que cerner de plus près les religions africaines subsahariennes, c’est partir d’une définition opératoire de la religion africaine qui tient compte de son caractère pluriel, pour dire qu’elle est l’ensemble des croyances et des pratiques visant à rendre un culte à une force ou à un Etre suprême en passant par la médiation du monde des ancêtres, des saints et des entités spirituelles, garants de l’intégrité et de la vie des individus et de la communauté. Par ailleurs, dans toute religion, on observe la pratique de la prière, de la méditation, les expressions corporelles à travers par exemple, faire le signe de la croix, les mouvements de génuflexion, les postures corporelles variées adoptées dans la méditation et le recueillement. Ces gestes en religion expriment des rapports de signe et de sens ; par sens, il faut entendre, l’ensemble des systèmes pratiques et symboliques par lesquels l’individu structure ses relations à l’Autre, à la nature et à la société. Dans la mesure où le religieux suppose, en plus du lien vertical unissant les hommes et Dieu, l’existence d’un lien horizontal liant les hommes, les uns avec les autres, les pratiques religieuses instruisent aussi symboliquement sur le fonctionnement des sociétés africaines dans leurs diversités en favorisant, l’inscription des croyances et des pratiques religieuses privées dans l’espace public d’énonciation subjective et collective du croire. Quelle est, au cours de ces vingt dernières années, la part du religieux dans les « sorties des crises » en Afrique subsaharienne ?
Qu’il s’agisse de crise structurelle ou de crise conjoncturelle, la notion de crise est un véritable révélateur en ce qu’elle renvoie à l’idée d’instabilité, de troubles, de situations de rupture, de déséquilibre profond, de désordre passager ou continue dans l’ordre social. Les processus de « sorties de crises » de ces dernières années à travers la commission « Vérité et Réconciliation » en Afrique du Sud et les Conférences nationales réussies etc. ont mobilisé l’attention des plusieurs analystes sur leur caractère inédit. J’ai inscrit leur déroulement dans trois registres significatifs : le premier concerne les différentes catégories d’acteurs politique, religieux ou de la société civile ; le second registre a trait aux procédés utilisés pour sortir de la crise, à savoir, le choix de l’espace de la négociation et la médiation en vue de la réconciliation, le compromis nécessaire entre les acteurs concernés, l’accomplissement et l’observation des rites expiatoires pour conjurer la violence entre les individus, les groupes ou les sociétés ; enfin le troisième registre est celui des modalités de gestion permanente des situations post-crises et post-conflits ; c’est-à-dire, l’articulation du traitement politique et judiciaire de la crise combinée avec son traitement religieux, selon le triptyque énonciation de la vérité – reconnaissance de la faute commise par le ou les individus – sollicitation du pardon.
En effet, avec la commission « Vérité et Réconciliation » en Afrique du Sud, l’institution de la parole dite pour exorciser le mal et le crime commis individuellement dans le champ politique donne à réfléchir sur les modalités variées de ré-invention du vivre-ensemble. Pourtant, fait remarquer Philippe-Joseph Salazar, « Le perpetrator (le criminel fondateur) occupe ainsi une place centrale, je dirais même la place centrale de la perpétration démocratique, il porte la patria potestas. Sans sa performance, pas de narration, pas de Commission et, plus loin, pas de réconciliation. Rien. En échange de ce dire, le récit d’un muthos volontaire, qui est un acte mis en scène et rituel de patrare, se dévoilent la narration sociale et politique de la mémoire, et l’apparition d’une fondation rhétorique de la démocratie sud-africaine (
) Le perpetrator avance ainsi sur la scène de la Commission comme un accusé (reus) qui prend figure de patronus, d’avocat. Le récit du violent sert de manifeste en creux pour la paix civile, il plaide pour que « les morts enterrent leurs morts »(
) Perpetrator, est, sous l’angle que l’anglais, parlant latin, nous livre, celui de la fondation épitaphique, rituelle, paternelle, criminelle de la démocratie. Geste philosophique de la démocratie sud-africaine« . (4) Cette expérience sud-africaine a mis en évidence un mode inédit d’invention démocratique, d’organisation du vouloir « vivre-ensemble » par-delà la diversité ethnique, les particularités culturelles identifiées ou reconstruites.
L’autre expérience marquante des vingt dernières est la conférence nationale. (5) Celle-ci s’est imposée à l’observateur des sociétés africaines contemporaines comme un mode spécifique d’invention et/ou de réinventions démocratiques sous la poussée des mouvements sociaux internes et externes. Ces réinventions ou inventions du politique se sont, dans la plupart des cas accompagnées de revendications religieuses et politiques fortes. Les conférences nationales ont eu comme terrain principal d’élection les pays d’Afrique subsaharienne. La conférence nationale du Bénin a précédé celles du Gabon, du Zaïre (actuel Congo Démocratique), du Congo-Brazzaville, du Togo, du Niger et du Tchad. Toutes ont proclamé leur caractère souverain, donnant parfois la forme d’une assemblée constituante. La plupart de ces conférences nationales ont été dirigées par des hommes d’églises, particulièrement de l’Eglise catholique. Ce qui a montré la double inscription de ces « palabres nationales » dans le registre du politique (avec la logique de dénonciation d’anciens dirigeants politiques), et du religieux avec la logique d’acceptation publique de ses fautes suivie de l’accord du pardon collectif. Ce que l’on peut retenir de ces expériences de production du politique et du religieux (6) pourrait se résumer en ces termes :
– La conférence nationale est à lire comme une tentative de résolution de la crise globale de la société. L’importance de la libération de la parole politique dans cet espace de la conférence nationale érigée en espace public de la discussion, de la palabre permet de voir que sa fonction délibératoire a été de mettre en scène la délibération politique. (7) (Bidima, 1997).
– La conférence nationale, comme une des modalités particulières et inédites de changement politique a révélé plusieurs ordres significatifs des mutations socio-politiques repérables à travers notamment :
* l’émergence de nouvelles forces politiques négociant leurs accès à l’Etat et aux sites de prédation ;
*le surgissement et la consolidation des dynamiques associatives, le renforcement du poids de l’informel,
*les effets dévastateurs des conflits politiques sous le couvert des revendications ethniques ;
*l’émergence de la figure terrifiante du milicien et du chef de guerre ;
*le conflit des légitimités en régime démocratique entre le souverain légitime dont le peuple est le seul dépositaire et le « souverain illégitime », à savoir le marché international.
Au terme de cette brève lecture des sociétés africaines subsahariennes contemporaines, on retiendra deux principes théoriques qui jalonnent le regard socio-anthropologique : premièrement, l’analyse des constructions de la démocratie dans les sociétés africaines subsahariennes mérite pour être mieux comprise que soit appréhendée la question de l’individu en acte sous la double articulation du principe individuel et du principe communautaire ; lequel repose aussi bien sur l’établissement d’un contrat social que sur le registre de la parenté. Deuxièmement, en partant de la production des rationalités contextualisées, je postule l’idée d’après laquelle, l’expérimentation de la démocratie à travers les conférences nationales en Afrique impliquant le religieux constitue par ailleurs un des lieux propices à la formation de nouvelles subjectivités croyantes et d’émancipation du sujet africain. Ces productions du politique et du religieux sont à lire comme un des modes de production de la modernité africaine dans son processus d’inachèvement.
– L’insertion de la religion dans l’espace politique dans sa fonction de médiation visait la pacification l’espace du politique et la réincorporation de l’éthique en politique.Pau, le 4 août 2010///Article N° : 9876