Un fou de culture nommé Guingané

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Critique de cinéma et enseignant engagé, Sid-Lamine Salouka, un ancien étudiant du professeur Jean-Pierre Guingané, rend hommage à l’illustre universitaire burkinabè, metteur en scène et écrivain disparu le 23 janvier 2011.

Un élève brillant

Daogo Jean-Pierre Guingané est né le 11 juillet 1947 à Garango au Burkina Faso (1). Après des études secondaires au Collège d’Enseignement général de Bobo-Dioulasso, il entre à l’Ecole Normale des Instituteurs et Institutrices de Ouagadougou de 1966 à 1969 où il obtient son baccalauréat.
De 1969 à 1972, il est étudiant au Centre d’Enseignement Supérieur (C.E.SUP, future Université de Ouagadougou), d’où il sort nanti d’une Licence de Lettres Modernes. Inscrit à l’Université de Bordeaux III en France, il soutient un mémoire de Maîtrise de Lettres Modernes en 1973 sur le thème : Le théâtre en Haute-Volta : production, diffusion, structures et public. Dans la même université, il soutient une thèse de troisième cycle en 1977 ayant pour thème : Le Théâtre en Haute-Volta, production, structure, diffusion et public puis une thèse de doctorat d’Etat intitulée Théâtre et Développement culturel en Afrique: le cas du Burkina Faso.

Un enseignant passionné

Entre-temps il est engagé comme professeur de l’enseignement du second degré et affecté au Lycée Municipal de Ouagadougou en 1974 en même qu’il est vacataire au département de Lettres Modernes de l’Université de Ouagadougou où il enseigne le théâtre. Il gravit les échelons de la carrière universitaire : il est successivement assistant en 1977, maître-assistant en 1979 et maître de conférences en 1991. De 1991 à 1994, il est Doyen de la Faculté des Langues, des Lettres des Arts et des Sciences Humaines de l’Université de Ouagadougou.
De Jean-Pierre Guingané, je garde d’abord l’image d’un enseignant si passionné que des colères, bien que maîtrisées, étaient perceptibles. Il nous enseignait l’histoire du théâtre africain et il déplorait l’absence de visibilité de la littérature burkinabè sur le continent. Son analyse récurrente était le retard d’une décennie des écrivains burkinabè, en terme de thématiques et d’innovations dans les procédés d’écriture. Il admirait des auteurs visionnaires au style flamboyant comme Wole Soyinka du Nigeria, Sony Labou Tansi du Congo ou Ngugi Wa Thiongo du Kenya et il nous encourageait à les lire parce que ces auteurs incarnaient en quelque sorte le génie, sinon l’âme même de leurs peuples. Ces prises de position sans concession ont guidé sa carrière d’universitaire, parti de l’enseignement primaire et qui finit reconnu dans le monde entier.

Un fou du théâtre

Jean-Pierre Guingané était un metteur en scène fou de son art. Du théâtre – qui fut la première porte par laquelle la Haute-Volta entra sur la scène culturelle africaine avec Lompolo Koné et la Maison des Jeunes et de la Culture de Banfora -, il était follement amoureux. Il voulait que, chaque soir, on pût voir des pièces de théâtre à Ouagadougou. Son cours devenait ainsi le guichet de recrutement de l’école de l’Union des Ensembles Dramatiques de Ouagadougou (Unedo). Avec sa troupe créée en 1975, le théâtre de la Fraternité, il sillonnait le pays, offrant une variante du théâtre d’intervention sociale inventé par le Brésilien Augusto Boal : le théâtre débat.
Lauréat de plusieurs concours artistiques nationaux et convié à de nombreux festivals internationaux, le Théâtre de la Fraternité est l’une des compagnies majeures du Burkina Faso et, avec l’Atelier théâtre Burkinabè de Prosper Kompaoré, une des structures de formation des comédiens de ce pays. Son siège, l’Espace culturel Gambidi, est aussi celui du Festival International du Théâtre et des Marionnettes de Ouagadougou dont Jean-Pierre Guingané fut le promoteur.
Pour lui, cet art était un moyen de conscientisation des populations et un levier du développement. Jean-Pierre Guingané a certainement contribué à convaincre certains jeunes de ma génération qu’on pouvait vivre du théâtre, ce qui était alors de la folie !
Il avait vu juste : les productions artistiques de qualité et les compagnies, les structures de diffusion quasi-permanente et les différents festivals de théâtre nés au Burkina Faso depuis le milieu des années 90 témoignent de la lucidité de cette vision.
Membre de plusieurs associations d’écrivains au Burkina, il a siégé au Comité exécutif de l’Institut international de Théâtre en remplacement de Wole Soyinka pour le compte de l’Afrique. En 1991, il est l’assistant du réalisateur Idrissa Ouédraogo dans la mise en scène de La Tragédie du Roi Christophe d’Aimé Césaire à l’Opéra de Paris.

Un écrivain majeur du Burkina Faso

Etant devenu moi-même enseignant, je fus confronté à cette question un jour de la part d’un élève :
– Quelle est selon vous l’œuvre qui rend le mieux compte de la société burkinabè ?
– Crépuscule des temps anciens de Nazi Boni, répondis-je sans hésiter.
– Mais, c’est vieux ! Donnez-nous une œuvre plus récente, exigea l’élève.
Je pris du temps et je finis par répondre que Le Fou de Jean-Pierre Guingané me semblait le mieux répondre à son exigence.
Il y a plus de dix ans que j’ai donné cette réponse. Depuis, ma conviction n’a pas changé. Bien entendu, certains ouvrages reconnus aux plans national et international m’ont séduit par leur thème ou par leur style. Mais Le Fou (éditions CEDA), pour ma part, est un monument d’intertextualité de notre littérature : il témoigne du passage de la Troisième République à la Révolution Démocratique et Populaire qui est une césure majeure de notre Histoire. Dans cette œuvre, un veilleur de nuit nommé Tiga, tente de scolariser son fils, Parka. Cependant, l’offre éducative est très faible et il doit soudoyer un directeur d’école pour que Parka aille à l’école et pour qu’il ait un avenir digne de son temps. Les personnages, à travers leurs visions du monde et leurs ambitions représentent deux couches sociales facilement reconnaissables : les lettrés qui jouissent des biens du pays et la majorité qui est analphabète et sans pouvoir. Entre ces deux groupes, un parti d’intellectuels progressistes au discours idéaliste et presque méprisant attend de jouer son rôle historique.
Cette pièce a obtenu le premier prix de théâtre à la Semaine Nationale de la Culture Gaoua 84. On peut penser qu’il s’agit juste d’une œuvre de circonstance, juste bonne pour la propagande révolutionnaire du moment. Cependant, une lecture sans parti pris montre une distanciation et un jugement critique qui n’épargne personne. Surtout, il restitue, dans un « français facile », la pensée de ces hommes du peuple dont l’écrivain devrait, selon lui, être le porte-parole. Pour ma part, suivait ainsi la voix des écrivains qu’il admirait. Jean-Pierre Guingané n’a jamais atteint ni la force poétique des délires verbaux des personnages de Sony, ni la fulgurance du pidgin de Soyinka, même dans ses œuvres ultérieures (Papa, oublie-moi, La Musaraigne, etc.). Mais le ton est si juste et si représentatif du Burkinabè moyen, les situations si ancrées dans la vie des gens ordinaires que je tiens que Le Fou pourrait avoir un destin universel. Sidiki Bakaba, le grand acteur ivoirien ne vient-il pas d’ailleurs de mettre en scène une autre pièce de Jean-Pierre Guingané parlant du vertige des pouvoirs personnels ?
Partant de sa passion et de sa première œuvre publiée, les étudiants avaient surnommé le professeur Jean-Pierre Guingané « le Fou ». Facétie sans importance et regrettée dès les premiers pas dans la vie active ! Aujourd’hui, alors que son absence nous dépeuple, nous voudrions revendiquer un peu de sa folie. Il n’a vécu que soixante-quatre ans. Mais comme le disait Pierre-Louis dans le roman L’Aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane (éd. Présence africaine) : « Je sais maintenant la raison de la folie de cet homme. Il a été trop lucide durant une vie trop longue. » Une vie qui a contribué à porter un peu plus loin la littérature et la culture burkinabè par l’enseignement et la pratique du théâtre et des arts vivants. Une vie « d’artiste du peuple » dont le témoin honorifique est nomination de lauréat à trois reprises dans la catégorie Théâtre du Grand Prix National des Arts et des Lettres de la Semaine Nationale de la Culture du Burkina Faso. Qu’il nous soit permis, à nous qui n’en avons cueilli que les fruits lointains, de lui rendre l’hommage de l’élève au maître.

1. La biographie qui circule actuellement donne la date du 31 décembre qui, par convention est celle retenue au Burkina pour les personnes dont la date de naissance est incertaine.Voir notre Murmure :
[Jean-Pierre Guingané est décédé]

Œuvres
:
Le Fou, éd. CEDA, 1986.
Papa, oublie-moi !, Ouagadougou, Théâtre de la Fraternité /UNICEF, 1990.
Le Cri de l’espoir, Ouagadougou, Gambidi, 1992.
La Savane en transe, Ouagadougou, Gambidi, 1997.
La Musaraigne, Ouagadougou, Gambidi, 1997.
Ciel noir (inédit)///Article N° : 9913

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Les images de l'article
"Le Fou"- pièce en trois actes de J.P Guingané





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