« Le grand frère que je n’ai pas eu… »

Hommage à Amadou Guèye Ngom

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Seul le souvenir nous venge de la mort…
Nous voici au premier anniversaire de ta disparition en janvier 2010.

Tu étais parmi les plus distingués, les plus fins de nos hommes de culture, sinon le meilleur de nos critiques d’art et littéraire. Tu étais un bijou. Malraux nous disait qu’en « face de la mort, il n’y a que ce qui résiste à la mort : l’immortalité ». Mais l’immortalité, il faut en être digne. Senghor nous dit : « Pour vaincre la mort, il faut d’abord se marier, avoir des enfants qui vous prolongent. Mais le plus important est de créer des œuvres de beauté qui restent et qui vous survivent et qui témoigneront pour vous devant les générations. » Tu t’es bien inscrit dans cette grâce, mon si cher grand frère Amadou, mon ami. Nous gardons de toi le souvenir d’un considérable homme de culture : érudit, exigeant, juste, honnête, courageusement engagé dans toutes les luttes de sa société. Il était difficile de ne pas te respecter. Ce que l’on retient d’abord chez toi, c’est ta vaste culture, les champs que tes connaissances couvraient, tous les champs : les sciences humaines, les sciences exactes, et tout le grand reste. Comme on le dit si métaphoriquement chez nous : « tu saignais partout où l’on te touchait », pour signifier que tu avais réponse à tous les questionnements de la vie. Tu avais visité tous les livres et tant d’aubes ! Il suffit de relire tes chroniques dans le site de « seneweb », pour se convaincre de ce que Dieu avait choisi de te léguer comme pouvoir. Quant à ta plume, qui après toi pourra égaler ta concision, ta danse des mots, tes rares trouvailles, ton élégance verbale, ton génie du dire, tes fulgurances, ton éclat ? Tu étais une vitrine. Tu resteras un musée. Tu as tellement donné du relief à nos vies de grands accidentés de la société des politiques, cette race tenace de fagots et d’officiels qui nous a tout pris, jusqu’à ce qui restait comme lambeaux d’espoirs à l’ombre du divin. Je garde encore en mémoire ton dépit de cette meute particulière de politiciens : « ceux qui savent défendre Dieu et le Diable avec la même conviction, la même habileté, la même pertinence. » Je te rappelais alors ce que maman Binta Diallo avait fini par adopter comme prière matinale : « Avant les hommes, puisse Dieu échapper désormais à la haine, à l’envie, au mauvais sort, à la corruption, à la honte. » Pour dire combien notre peuple a muté ! Ce que ta famille et ceux qui t’ont tant aimé ont finalement gardé au plus profond d’eux, toi que l’on raillait du sobriquet de « toubab », toi l’iconoclaste, c’est d’être allé chercher Dieu et de Lui avoir construit dans ton cœur et dans tous tes actes une maison dont tu étais toi-même et l’habitant, et le boy, et le jardinier, et le parfumeur, et le gardien jaloux. Tu lisais le Coran dans le texte. Les imams de ton quartier en banlieue dakaroise ont témoigné de tes présences à 5h du matin à la mosquée. Ils ont avoué combien ils redoutaient tes questions, car tu en posais d’ardues et de savantes pour rendre l’islam moins opaque, plus accessible, moins exposé au « fantasme du littéralisme ». En Floride aussi, là où tu résidais une grande partie de l’année, tu avais fini par être l’idole de ta mosquée, le questionneur éclairé qui venait avec sa lampe d’humilité. Qui disait que la vérité d’un homme c’est ce qu’il cache ? Tu avais beaucoup changé Amadou, beaucoup étonné à la fin de ta vie. Avec nombre de nos inoubliables aînés dans les années 70-80 : Sembène Ousmane le rebelle, Abdou Anta Ka le révolté, Mamadou Traoré Diop le troubadour enchanté, Jean Brierre le volcanique, Omar Willane le fou en poésie, Makan Makan Diabaté le prince, Mouhamadou Kane le semeur de littératures africaines, dans le jardin de la maison de Birago Diop où nous nous retrouvions, tu ne dédaignais pas la sourate des sources de vin qui couleraient au Paradis. C’était l’époque où Dieu nous avait créés et puis c’était enfui. Nous avons compris plus tard, avec l’âge, que les intellectuels sont ceux qui savent tout et qui n’arrêtent jamais de se tromper. Et puis le temps apporte la mort et l’on ne choisit pas le temps de la mort. De Birago, disais-tu ton maître, tu avais appris la patience des broderies de l’écriture et du refus de la virgule de céder sa place au point d’exclamation. Quant aux fautes d’orthographe et de grammaire, tu en faisais un point d’honneur. Tu as d’ailleurs tant hanté mon espace, que le « Précis de grammaire française » de Maurice Grevisse ne me quitte plus. Depuis mon compagnonnage avec Senghor et ma fascination pour Kéba Mbaye, je n’ai vu ni connu une telle exigence dans la pratique de la langue, le respect de ses normes, qu’il s’agisse du français ou des langues nationales. C’est beaucoup plus tard que j’ai compris pourquoi tu hurlais contre la littérature sénégalaise contemporaine : « C’est comme le marché Sandaga la veille de la Tabaski ! » S’il fallait te traduire, ce ne serait pas très honorable pour nos écrivains ! Tes écrits restent des manuels à servir au monde scolaire. Dans l’Internet, ils ont été nombreux à t’avoir pleuré. Tes chroniques étaient très attendues, très lues, très commentées. Tes leçons dans les universités américaines avaient placé très haut la barre. Tu as laissé des œuvres solides. Tu m’as confié ton dernier manuscrit portant sur la musique sénégalaise : un panorama et des analyses dont toi seul possédais le secret, la culture, la finesse, l’inflexible degré critique. Cet ouvrage paraîtra et sera présenté au grand public. Tu avais une ambition pour ton pays et pour l’Afrique. Tu connaissais les « Grands Blancs » et toutes leurs ruses. Tu connaissais leur culture mieux qu’eux. L’Amérique du miracle Obama t’était bien connue. Tu étais un homme du monde fort de ton ancrage traditionnel africain, nourri aux plus exquises de ses cultures. Nous pouvons dire sans nous tromper que ton ADN était la démocratie et la justice sociale. Tu symbolisais le refus et non le consentement. Les arts et les lettres ont été tes mamelles nourricières. Critique d’art averti, tu as laissé des textes uniques qui resteront une référence dans l’Histoire. Ton dernier cours devant toute l’École des Beaux Arts de Dakar à la maison Douta Seck, quelques jours avant ton brusque décès, est resté dans les mémoires. Tu étais un maître. Un pur maître. Tu es parti trop tôt, surpris par ta propre mort sur le siège d’un avion qui te menait vers l’Amérique, après des vacances auprès des siens au Sénégal. Il n’y avait que la mort pour surprendre un sacré guerrier comme toi ! Je suis allé à l’aéroport t’accueillir, mais cette fois-ci de l’autre bord, côté hangar. Tu nous revenais en bagage de soute dans un cercueil blanc qu’une petite grue est venue déposer fragile à nos pieds à 6h du matin. C’était donc cela la mort. J’ai compris que la mort est le plus grand don du silence. Cela m’a rappelé le cercueil de Senghor, un cercueil moins grand que son nom. Oui : « Les millénaires n’ont pas suffi à l’homme pour apprendre à voir mourir… » Elle peut ne pas être invincible la mort, si nous la devançons dans notre foi.
C’est le 1er anniversaire de ta disparition en ce mois de janvier 2011, mon si regretté grand frère Amadou Guèye Ngom, toi qui as su pour toujours « mettre quelque chose au-dessus » de la vie. En Floride, depuis 365 jours, c’est toujours ta voix qui résonne dans le répondeur… ce répondeur qui fait si mal, mais qui fait que tu es là, si proche de nous.

Hommage paru sur Seneweb le 24 janvier 2011 :[seneweb]///Article N° : 9925

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