Afrique du Sud : le hip hop à la marge

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Le kwaito a tout envahi. La dance-music des township a compromis l’émergence d’un mouvement hip hop, qui reste embryonnaire.

Si l’on s’en tient au look et aux attitudes, la culture hip hop, en Afrique du Sud, est diffuse. On la retrouve dans la publicité, au cinéma, dans la rue et les boîtes de nuit. Elle imprègne le kwaito, un style qui a explosé en 1994, à la libération et l’élection de Nelson Mandela, pour s’imposer depuis comme la dance music des townships. Rythme répétitif, textes qui chantent le quotidien de la jeunesse ordinaire, philosophie d’affirmation, d’indépendance et de compétition… Aux oreilles des profanes, le kwaito pourrait passer pour une sorte de hip hop local. Certaines de ses têtes d’affiche, comme Skeem et TKZee, pensent leur musique comme une fusion entre le rap, le reggae, le kwaito et le rythm’and blues (R&B). Mais pour le public et les maisons de disques, c’est l’étiquette kwaito qui prévaut.
Le  » vrai  » rap sud-africain se cache dans les townships du Cap. A Durban, Johannesburg ou Pretoria, il reste marginal. Mais à Khayelitsha et les Cape Flats, voilà plus de dix ans que les jeunes, en majorité métis, scratchent et rappent. Le quartier de Mitchell’s Plain est le berceau du seul groupe hip hop sud-africain à avoir vraiment émergé, Prophets of da City (POC). Prophètes en leur cité, peut-être, mais certainement pas dans leur pays. Premier  » posse  » sud-africain à avoir enregistré, en 1990, le POC est aujourd’hui plus connu à Londres et à Paris qu’en Afrique du Sud. Le public sud-africain ne sait pas qu’ils ont joué avec les Fugees, Afrika Bambataa et Ice T. En 1997, le clip de leur chanson Understand where I’m coming from, tiré de leur album Age of Truth (1993), a été primé au Midem, à Cannes, alors qu’il était toujours censuré par les trois chaînes de la SABC, la télévision publique sud-africaine. La vidéo, qui évoquait la frustration des jeunes de la rue, juste avant les élections de 1994, a été interdite par les directeurs de la SABC d’alors pour son  » esprit de violence « .
Quant à l’existence des autres groupes phares du Cap, tels que Black Noise et le bien nommé The Anonymous Hip-Hop Crew, elle est largement ignorée. En Afrique du Sud, la scène rap est confidentielle. Confinée au plus strict  » underground « . Réservée aux initiés. Un élément d’explication a été apporté par une étude, Alternative Constituency, réalisée en 1997 par des publicitaires. Selon cette enquête, la jeunesse noire a développé une relation ambiguë avec les modèles importés des Etats-Unis. Soweto adore le kwaito parce que c’est une musique 100 % sud-africaine, mais continue d’acheter à tour de bras des disques de Tupac Shakur, Maria Carey et Toni Braxton, tout en s’habillant Nike, Reebok et Kangol.
La communauté métisse, elle, semble avoir moins de problèmes pour s’identifier directement outre-Atlantique. En quête d’identité, elle rêve d’ailleurs. Ravagée par le crack, tentée par l’Islam et minée par ses guerres de gangs, cette jeunesse est aussi prise dans ses propres particularités, qui ressemblent étrangement aux problèmes de violence urbaine éprouvés dans tous les ghettos des Etats-Unis. Selon Lance Stehr, le manager de POC,  » l’Amérique est le rêve de la plupart des jeunes Sud-Africains « . Le défi n’en reste pas moins, pour les disciples de POC, de se dégager de cette influence.  » Construire une identité rap ici, c’est se servir des sons d’ici « , ajoute Lance Stehr. La base est là, même si elle est rarement exploitée : une culture de la poésie orale, un  » rap zoulou  » traditionnel dont parle le musicien sexagénaire Pops Mohamed, une source d’inspiration comme les textes avant-gardistes du poète  » dub  » Lesego Rampolokeng, des célébrités comme Mzwakhe Mbuli, héros de la lutte anti-apartheid et  » poète du peuple  » qui déclame ses vers sur disques laser.
Pour l’instant, le mouvement rap n’en est pas à ce stade de recherche. Les plus jeunes groupes, Mr Devious, Q-Rock et Four Feet Deep (le seul à inclure des filles), sont encore sous influence de leurs maîtres américains. D’autres tentent de tracer leur voie. Brasse Vannie Kaap (BVK) rappe presque exclusivement en afrikaans. Deen Louw (alias  » Dee Lo « ) mélange son anglais d’afrikaans. Lucky, lui, mélange allègrement les onze langues nationales dans un nouveau parler qu’il a baptisé le  » zumba « . Ishmael, l’un des membres de POC, a retravaillé en solo un titre de Stevie Wonder en xhosa.
 » C’est un mode de vie « . Shaheen, de POC, explique et réexplique, dans les pages des magazines et sur les ondes des radios branchées, les quatre fondements de la culture hip-hop – le Djing, le Breakdancing, le Mcing et le graffiti. A Johannesburg, le seul graffiti digne de ce nom se distingue dans un quartier de Yeoville, affectionné par les noctambules et les immigrés qui viennent de toute l’Afrique pour tenter l’aventure. Signé par un maître du spray membre du clan POC, cette œuvre originale n’en est pas une : elle a été commandée par une agence de publicité pour faire la promotion des boissons sucrées Sprite…
Une compilation de rappeurs de Johannesburg, intitulée The Muthaload, est sortie en 1997. Avec un budget promotionnel de zéro rand, sa notoriété est restée plus que limitée. Depuis, il ne s’est rien passé – hormis la sortie de  » Ghetto Code « , de POC, enregistré et produit à Londres, et les productions irrégulières des groupes basés au Cap, Black Noise, Nasty Weather et Original Evergreen. Les talents, pourtant, ne manquent pas.  » Les jeunes sont là, mais les maisons de disque dorment « , explique Zak Dakile, DJ pour la radio Voice of Soweto. Tous les samedis après-midi, il anime une émission, baptisée The Karl Kani Jam Session. Les jeunes se bousculent pour rapper en direct à l’antenne. Même scénario dans les rares clubs de Johannesburg qui font un peu de place au hip hop. Aux matinées du Rippingtons et du Tandoor, il y a foule. Mais dès qu’une tête dépasse, elle est happée par le kwaito. Papi, par exemple, a quitté les Hip-Hoppers Intimate pour rejoindre les Bongo Maffins, l’un des groupes de kwaito préférés des enfants noirs. La pression des maisons de disque est trop forte : un tube de kwaito se vend tout de suite à plus de 150 000 exemplaires. En matière de rap, tout reste à faire.

///Article N° : 998

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