« Plus l’Afrique est oubliée, plus il faut la ramener au souvenir du monde »

Entretien d'Olivier Barlet avec Mahamat-Saleh Haroun à propos de "Un homme qui crie"

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Nous sommes à Cannes entre la présentation du film et le palmarès. Quelle est ton impression après ces quelques jours intenses ?
Je ne veux retenir que les belles choses qui viennent de se passer ici. A la fin de la projection officielle, la salle était debout. Nous avons eu droit à une standing ovation de près de quinze minutes. Les comédiens ne pouvaient plus s’arrêter de pleurer. Sur un plateau de télévision, un critique a dit publiquement que Youssouf Djaoro faisait partie des trois comédiens qui circulaient pour le Prix d’interprétation… De plus, l’accueil critique est formidable aussi. Que demander de plus !
Il y a cependant une ambiguïté cinéma africain / cinéma tchadien : avec le premier film d’Afrique noire en sélection officielle depuis treize ans, tu n’échappes pas au fait de représenter le continent.
Absolument, c’est le jeu médiatique qui le veut, le cirque cannois : il faut trouver une étiquette pour présenter un film. Je ne suis pas l’ambassadeur du cinéma africain : ce serait fausser les problèmes et les jugements. Si le film est bon, va-t-on en déduire que tous les films africains sont bons ? Et s’il est mauvais, va-t-on en déduire qu’il n’y a pas d’espoir pour le cinéma africain ? On sait qu’il n’y a que quelques auteurs exigeants en Afrique. Ils ont chacun un univers propre, une sensibilité, un cinéma bien identifié, une écriture particulière, et chacun est comme une étoile dans ce désert, chacun porte son monde avec son histoire, sa culture, son passé, et quand je dis « histoire » c’est familial, personnel, intime, qui nous différencie : même quand on est de la même famille, on n’a pas le même vécu, on n’expérimente pas les mêmes choses. Il vaut donc mieux considérer ce film comme étant de Haroun et le juger ainsi, sans le considérer comme « le film » de l’Afrique noire.
Au niveau du Tchad, le fait que tu aies des prix au niveau international fait bouger les choses puisque le cinéma Normandie est en réfection.
Oui, je me suis toujours inscrit contre certains cinéastes et institutions qui poussaient à ne produire et voir que local. Il faut taper haut, partout sur la planète terre, pour qu’on soit reconnu chez soi. Cette conscience au Tchad se développe depuis Daratt. Et maintenant qu’Un homme qui crie est à Cannes, je reçois une série de messages des officiels qui accordent une importance accrue à ce médium. Les films de proximité ne portant pas la représentation du pays dans le monde n’ont pas d’incidence sur les politiques. Il faut viser haut pour que la balle revienne dans le pays et suscite des réactions et des politiques en faveur du cinéma.
Et c’est le gouvernement tchadien qui s’est investi directement dans la réfection de cette salle.
Absolument, c’est même le président lui-même qui a œuvré pour mettre 1,5 million d’euros dans l’opération. Voilà une bonne nouvelle venant du Tchad alors que partout ailleurs les salles ferment ! Durant le tournage d’Un homme qui crie, je suis allé visiter cette salle qui était en pleins travaux. Une nouvelle géographie du cinéma africain se dessine ainsi. Je voudrais que d’autres pays suivent cet exemple. On ne peut développer nos cinématographies que si les autorités politiques prennent le problème à bras-le-corps. Il faut rappeler que les équipes de foot qui arrivent en phase finale ne sont pas les équipes pauvres : c’est parce que le Nigeria met les moyens que son équipe y arrive ! Le cinéma est aussi une question de volonté politique et de moyens.
Dans ton film, tu convoques Césaire comme le faisait déjà Abderrahmane Sissako. Il est une référence radicale dans la dénonciation du regard sur l’homme africain. On sent que c’est le centre du propos.
Oui. Il ne faut pas oublier que la faute originelle vient du fait que l’Afrique a d’abord été filmée par les autres. Cette représentation est si faussée que notre cinéma s’inscrit pour contrecarrer cette vision. Césaire est l’icône centrale : il est d’une inspiration inépuisable. On est aujourd’hui dans une guerre des images où les Africains doivent trouver leur place pour imposer une représentation différente de l’Afrique dans le monde. Quand je voyage, je rencontre partout des gens qui ont une idée de l’Afrique sans y avoir mis les pieds. Il est important que nous donnions une représentation de notre continent, la plus juste possible.
Il est frappant de te voir reprendre là des propos que Souleymane Cissé tenait déjà à Rithy Panh il y a bien longtemps. On dirait que les choses ne veulent pas changer.
Cela ne changerait que si on banalisait notre présence. Nos productions étant peu nombreuses, l’attente est énorme. Il faut relativiser. Imaginons qu’Un homme qui crie vienne après une série de films africains chaque année : le contexte serait totalement différent. Mais là, j’arrive après treize années d’absence de l’Afrique en compétition. Tout le monde se demande d’où vient cet ovni tchadien. A-t-il sa place ici, etc. ?
Il y a encore des gens qui ont une vision paternaliste : ainsi cette collection qu’on appelle « documentaires africains », des films étiquetés comme s’ils étaient un genre à part entière…
Tu penses que c’est un débat à renouveler sans cesse, tant la vigilance est de mise ?
Oui, il faut corriger en permanence. On est amenés à devoir redire ce que disait Sembène dans les années 70. J’aimerais bien m’affranchir de cette répétition pour me consacrer sur le cinéma et faire des films qui remettent l’Afrique au centre, pour ne pas développer une culture de la marge. Il faut tendre les bras au monde et refuser ces endroits ethniquement dédiés au cinéma africain, et qui finissent par devenir des ghettos. Il faut marcher au grand jour et confronter notre regard avec ce qui se fait ailleurs.
Cette question des origines nous ramène au film. Dans Daratt, les personnages portaient des noms tchadiens : Atim, Nassara. Dans « Un homme qui crie », ce sont Adam, Abdel, David, Mariam… des appellations qui convoquent une certaine compréhension.
Oui, c’est important, même si ce sont des noms très courants au Tchad. Cela permet à l’œuvre d’avoir des consonances mythologiques. Toute comparaison gardée, Shakespeare a laissé Hamlet. L’art du récit est de laisser des personnages qui deviennent si forts qu’on pense qu’ils ont existé. Il me semble qu’on a besoin en Afrique de récits qui touchent au mythe. On n’invente rien mais on a un poil à rajouter sur le tas de films qui ont été faits. De plus, ceux qui connaissent les religions révélées le comprennent et ajoutent cela à leur compréhension du film.
On parle d’Adam : Youssouf Djaoro apporte à son rôle une impressionnante présence, et cela avec très peu de dialogues. Tu as des méthodes assez radicales dans ta direction d’acteurs. Pour « Daratt », tu empêchais Ali Bacha Barkaï et Youssouf Djaoro de se parler en dehors du plateau pour préserver la tension, et pour « Un homme qui crie », tu ne leur fournissais que leur propre texte pour qu’ils soient dans la surprise.
Nous devons sempiternellement nous battre contre tous les clichés déversés sur l’Afrique. On dit ainsi que les acteurs africains ne sont pas bons. Je me souviens d’une conférence de presse du Fespaco à Paris où un Africain s’était écrié : « les cinéastes africains ne sont pas de bons directeurs d’acteurs ». Comment peut-on sortir de telles balivernes ? Je voulais prouver qu’au Tchad qui n’est pas une terre de cinéma, un acteur que j’avais remarqué dans le film d’Issa Serge Coelo Daresalam était porteur d’une présence, à la fois intelligent et instinctif. En travaillant avec lui, on aboutit à quelque chose.
On pourrait comparer la précision du travail avec les acteurs avec celui de la bande-son. Non seulement la musique de Wasis Diop est magnifique, mais les échos permanents de la guerre sont extrêmement incisifs, un récit venant se superposer au récit.
C’est la guerre vécue par les gens simples : on est cloîtré chez soi dans un espace clos sans pouvoir sortir et on n’a des nouvelles de la guerre que par le son, explosions, avions, hélicoptères, voitures au loin, et la radio où se joue la guerre des ondes. Une partie dit avoir gagné la bataille, l’autre dément et on nage en pleine absurdité. J’ai conçu avec Julie Brenta, la monteuse son une sorte de récit sonore venant s’ajouter au récit visuel. C’est la première fois que je le fais, pour donner toute la portée de cette tragédie.
Cela prend les tripes du spectateur et renforce finalement l’ambivalence du personnage d’Adam.
Oui, je ne souhaite à personne de se retrouver prisonnier de ces guerres civiles en Afrique, parfaitement immorales, où tous les moyens sont permis, enfants-soldats et autres. Tout est du domaine du ressenti car personne ne peut mesurer la peur de l’autre. Dans ces situations, j’ai vu des gens se lâcher complètement, comme Chef de quartier qui a la diarrhée. Chacun a sa manière de lutter contre cette adversité. Adam perd son self-control et commet la faute comme s’il perdait pied. Ce que j’aime dans la distance qui s’établit entre le spectateur et Adam, c’est cet espace permettant de se poser des questions et non pas de juger. On est face à un personnage qui commet un acte impardonnable mais qu’on n’arrive pas à condamner. Mais à travers Adam et son acte odieux, je voulais parler plus généralement de la responsabilité des pères en Afrique et de l’avenir des jeunes. Quand je vois un enfant faire une bêtise dans la rue en Afrique, je vais lui dire d’arrêter parce que en tant qu’adulte, je me sens responsable de lui. Donc, s’il y a des enfants-soldats en Afrique, c’est qu’ils ont été envoyés à la guerre par des adultes, qui sont des potentiels pères ou oncles…
Tu reviens ainsi à une des fonctions essentielles du cinéma qui est de faire d’une peur un courage.
Absolument. C’est très important : comment transformer en courage cette peur, cette menace de la guerre, si présente alors qu’on tournait, les rebelles pouvant entrer en ville à tout moment. Le rôle d’un créateur est de prendre les handicaps de la vie pour exprimer l’état d’âme d’un pays. L’exemple de Staff Benda Billili, groupe de paraplégiques de Kinshasa qu’un documentaire montre à la Quinzaine des réalisateurs, est exemplaire : ils ont inventé leur propre économie pour inventer leur survie.
Le titre ne me fait pas seulement penser à Césaire mais aussi au livre de Jean-Marc Ela « Le Cri de l’homme africain ». Il y a une nécessité de dire au monde d’aujourd’hui qu’il y a quelqu’un qu’on n’entend pas crier…
Oui, on l’entend si peu crier que ce quelqu’un estime que même crier est vain. D’où le drame d’Adam. Le titre est riche de beaucoup de choses. C’est un cri face au silence de Dieu, face aux autres, à l’entourage : cette absence de cœur attentif à votre vie. Il y a un égoïsme de plus en plus grand et cet égoïsme a tendance à oublier l’Afrique. Plus l’Afrique est oubliée, plus il faut s’entêter à faire des œuvres qui la rendent visible, plus il faut la ramener au souvenir du monde. C’est cela que j’essaye de faire.
Tu insistes à plusieurs reprises dans le film sur le fait de ne pas considérer Dieu comme une solution, c’est-à-dire à se réfugier dans une passivité.
Effectivement. Il est dramatique de voir qu’il y a en Afrique de plus en plus d’églises ou de mosquées du fait de l’absence de solutions politiques. Les gens se réfugient dans la religion, comme si demain tomberait du ciel. Cette croyance est pour moi le reflet d’une désespérance totale. Je voudrais qu’on progresse dans l’idée que la vie sur terre consiste à créer de ses mains et ainsi donner du sens à sa vie, même si la vie est lourde. Faire des enfants est un moyen : une descendance est une façon de donner sens à sa vie. Je martèle cette idée car je souhaiterais que les gens aillent de la religion vers un peu plus de philosophie. Ce qui est tragique, c’est que les croyances restent à un niveau sommaire, souvent obscurantiste, cela me fait peur pour l’Afrique. Pour moi, la religion devrait mener vers la lumière.
La force morale du film est impressionnante. Et en même temps, c’est peut-être ton film le plus humoristique, les éléments d’humour allant jusqu’au plan final où Adam porte encore son masque de plongée qui lui sert de masque de moto. Voilà qui est très hitchcockien.
C’est effectivement ainsi qu’on renforce le drame. Les détails prosaïques rendent le personnage comique. Son drame est d’autant plus touchant qu’il est comique. J’ai travaillé sur ces choses-là et je suis hitchcockien. Cela ne veut pas dire que je fasse forcément des suspens. Je l’ai fait sur Daratt mais j’ai aussi le droit de faire des chroniques, sans travailler la tension.
Mais ici la tension est là.
Oui, mais c’est un film en mouvement, très différent de Daratt, qui est un huis clos..
Tu disais par ailleurs qu’un film porte un autre. Dans quel mouvement es-tu aujourd’hui ?
J’ai des chemins de traverse. Je suis sur un projet de film qui doit se passer à Dakar, qui n’a donc pas grand-chose à voir avec ce que j’ai fait jusqu’ici, mais j’aime bien les changements de cap pour se renouveler et prendre des risques et expérimenter des façons de mettre en scène et raconter des histoires. C’est un documentaire.
Des digressions.
Oui, des digressions. Je travaille aussi sur African fiasco, qui est une sorte de thriller politique et pour lequel je reste dans la politique.

propos recueillis le jeudi 20 mai 2010 au festival de Cannes///Article N° : 9501

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Les images de l'article
Mahamat-Saleh Haroun © Olivier Barlet, Cannes 2001





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