Poèmes de Sony Labou Tansi

ZOOM Sony Labou Tansi, une parole engageante

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Sony Labou Tansi (1947-1995) est à ce jour un des romanciers et dramaturges africains les plus célébrés par la critique universitaire. Cet impressionnant travail de 1200 pages, Poèmes, publié aux éditions du CNRS, vient révéler l’autre versant de l’oeuvre de l’écrivain congolais, déjà entrevue dans l’un des volumes du coffret L’Atelier de Sony Labou Tansi publié en 2005 par la Revue noire.

L’équipe « Manuscrit francophone », autour de Claire Riffard et de Nicolas Martin-Granel (qui avait établi le coffret avec Greta Rodriguez), présente l’ensemble des poèmes écrits durant la trop courte vie de Sony jusque là dispersés dans des cahiers, des correspondances, voire au cœur de romans ou de pièces de théâtre. En effet, de 1968 à sa mort, Sony n’a cessé de se sentir avant tout poète, se décrivant comme ayant « une apparition de moi à moi » quand « se lève » en lui « un véritable « jour de viande » (cité p.32). Malheureusement, malgré les encouragements et les recommandations de son compatriote Tchicaya et du mauricien Edouard Maunick, aucun de ses recueils ne fut accepté par les éditeurs de son vivant. C’est marqué par cet échec, à partir de 1978, qu’il se lança dans le genre que les Occidentaux attendaient, le roman (). Et dans celui qui permettait un contact direct avec le public et une libre circulation, le théâtre. Il n’abandonna pourtant jamais cette « œuvre fantôme » enfin visible aujourd’hui. Ce « puzzle » a été patiemment reconstitué par des critiques transformés parfois en fins limiers du fait de l’éparpillement des documents, de l’absence quasi systématique de dates et d’une propension du poète à réécrire et à combiner sans cesse textes et titres. Les poèmes sont présentés selon l’ordre de leur écriture, ce qui permet de comprendre pourquoi l’auteur avait lui-même proposé une périodisation en trois temps : le gueuloir, le foutoir et le boudoir. Conformément à l’approche génétique de la collection, les textes figurent sous l’aspect original des manuscrits, avec leur ratures et leurs ajouts ou plusieurs fois quand les versions successives ont été retrouvées. L’appareil critique décrit précisément les documents, jusqu’aux variantes de qualité de papier et d’encre puisque de tels détails permettent les datations. Les chercheurs se sont également appuyés sur les correspondances et les entretiens de Sony, précieuses sources jusque là dispersées (sauf une part des lettres publiées dans le coffret). La reproduction en fac-similé des couvertures, maladroitement décorées, permet d’entrer véritablement en présence de ces documents si longtemps dispersés pour voir, entendre et comprendre un homme sensible qui jette secrètement (et parfois dangereusement) ses meurtrissures en rafales incisives jusqu’à la crudité. Par exemple, dans l’oppressant Congo marxiste de 1976 qui fusillait publiquement les idéologiquement tièdes, il écrit :
« Je ne chante
ni
Lénine, ni Marx
ni Mao…
Je ne chante ni la peur ni la mort
Ni la joie….
Ni l’amour ni la haine
Ni la honte ni la chair ni le sang …
SIMPLEMENT
Je boude
Cette terre tragique
Cette terre douloureuse
Simplement oui simplement
Je boude cette terre totale
Cette terre formelle
Où je semble
une vilaine formalité
Simplement
Je dénigre la vie en dépassant
Ce monde tordu
Où je semble une vilaine
FORMALITE… simplement »
(p.609).
Cette édition, pour être savante, complète, extraordinairement précise constitue donc un apport considérable à la recherche. Cependant, en dépit de l’aspect inachevé de ces textes maintenus sous le boisseau, elle est avant tout bouleversante car elle réhabilite les talents d’un homme qui a dû se plier aux contraintes – et en a aussi joué (2)- du champ littéraire dont il cherchait la reconnaissance. Ce volume lui rend enfin sa voix première ; il reconstitue son itinéraire poétique et humain et remet sa poésie à la place qu’il lui a toujours attribuée, la première.
« mot dissous
démis
de toutes ses fonctions
mot
embarqué
mot mort
la veille
sur un lit d’eau
liquidation
finale
où l’homme
vient pour in exister »
(Le quatrième côté du triangle, p.1130).

(1) Lire à ce sujet : « Les littératures africaines francophones dans le champ littéraire occidental : Changement de destinataires ou accession à un double lectorat ? », HeLix, Littératures ‘africaines francophones’ – Repenser les dominations littéraires, sous la direction de Sarah Burnautzki/Kaiju Harinen, Université de Heidelberg, n°6, 2013, A lire ici . mis en ligne le 17 février 2014.
(2) « il jouit de deux légitimités différentes fondées sur deux types de connivences. Son habileté consiste à ne pas lever les ambiguïtés, à laisser d’une part les Occidentaux le prendre pour un « Rabelais d’Afrique », un « Black Shakespeare » ou un « Picasso de l’écriture » et à encourager d’autre part les Africains à voir en lui le chantre de la culture kongo ou le modèle du « véritable » écrivain africain francophone. Cette double posture explique que Nicolas Martin Granel parle du « personnage de Sony », qui accepte d’être sur les diverses scènes, de séduire les divers publics dont il a parfaitement compris les arrière plans culturels et les horizons d’attente. » Dominique Ranaivoson, extrait de « Les littératures africaines francophones dans le champ littéraire occidental : Changement de destinataires ou accession à un double lectorat ? », HeLix, Littératures ‘africaines francophones’ – Repenser les dominations littéraires, sous la direction de Sarah Burnautzki/Kaiju
<small »>Poèmes, Edition critique, Paris, CNRS éditions-Planète libre-Item, 2015. ISBN 978-2-271-08743-0.///Article N° : 13258

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