Après vous avoir fait découvrir les quartiers de Belleville et de la Goutte d’Or, la rédaction d’Afriscope, le magazine d’Africultures, a choisi de vous emmener dans les foyers de travailleurs migrants d’Ile-de-France, à la rencontre de ses habitants. Des histoires d’hommes singulières qui racontent la « grande » histoire de l’immigration française.
La Commanderie. Drôle de nom qui donne une résonnance militaire à ce foyer devenu résidence sociale. Plus tout à fait à Paris, pas encore à Aubervilliers, quatre cents travailleurs migrants vivent dans ce bâtiment imposant qui se dresse au-delà du périphérique. Nous y avons rencontré un directeur de résidence passionné, Hamid Abdelhouab. La quarantaine et le sourire chaleureux, il dessine à la lueur de sa vie et celle de son père l’histoire des foyers.
Hamid et son père rassemblent soixante ans de carrière dans la même société. Baptisée tour à tour Sonacotral (1), Sonacotra, puis Adoma, elle gère des foyers de migrants depuis 1956. De sa voix basse, Hamid évoque cette carrière qui a quelque chose de profondément personnel. « Je suis entré à Adoma en 1988. Au départ c’était simplement pour remplacer mon père, qui travaillait dans la boîte depuis 1951. Il était parti subitement au pays. J’étais encore étudiant ». Il enchaîne ensuite les petits contrats de remplacement, abattant le travail pesant de sa fraîche énergie, avant d’être titularisé en 1992.
Gérer des foyers, pourrait-on se dire, c’est une histoire de logistique. Dans le récit d’Hamid pourtant, l’humanité ne cesse de transparaître. Il connaît ces hommes qui passent une partie de leur vie en foyer. Il les a côtoyés depuis son enfance. Leurs sacrifices sont aussi ceux de son père. Lui, qui, à 16 ans seulement, est arrivé clandestinement de petite Kabylie. « Mon père était un autodidacte. Quand il est arrivé, il ne parlait pas un mot de français. Il a fait en sorte de s’instruire et a pu monter les échelons. Il a été embauché comme barman dans le foyer où il habitait puis le directeur lui a proposé d’être son assistant. ». En 1966, la mère d’Hamid rejoint son mari et Hamid naît deux ans plus tard, dans le logement HLM où ils habitent en famille, en Seine et Marne (77). Il grandit ensuite dans le foyer où son père est muté, à Bobigny (93), en logement de fonction. « J’ai de très bons souvenirs de cette époque. Dans le foyer vivaient surtout des résidents maghrébins. Pour beaucoup, je leur rappelais le fils resté au pays. J’étais toujours très gâté. Et puis je faisais toute sorte de petits travaux pour aider mon père et les ouvriers. »
Avec pour plume sa mémoire et celle de son père, Hamid peut écrire plusieurs pages de l’histoire de la politique de logement des travailleurs immigrés depuis les années cinquante. Lorsque son père était jeune résident, les foyers de la Sonacotral étaient gérés par des anciens militaires qui considéraient les foyers « comme leurs casernes », se souvenait-il. En 1975, les résidents se rebellent et organisent de grandes grèves inter-foyers.
Lorsqu’Hamid est titularisé dans les années quatre-vingt-dix, l’État français fait appel à la Sonacotra pour reprendre de nombreux foyers dits « africains », auparavant gérés par des bailleurs associatifs. Commanderie en est un bon exemple. Hamid a accompagné la réhabilitation de ce foyer de 2001 à 2007. Une expérience marquante : « Lorsque je suis arrivé, ce foyer était en autogestion depuis six ans. Les résidents s’étaient mis en grève contre le propriétaire de l’époque, qui augmentait les loyers quand il voulait. Les résidents ont été au tribunal. L’État a joué le rôle de médiateur et leur a donné gain de cause ». Tant bien que mal, le comité de résident parvient à maintenir à flot une barque débordante de trois cents personnes et leurs familles, avec ses dizaines de commerces et d’artisans, pendant six ans. Le foyer est « repris » en 2001 par l’ancienne Sonacotra.
Si les quatre cents résidents vivent aujourd’hui dans un logement avec tout le confort individuel nécessaire, certaines rancurs persistent et s’adressent au gestionnaire : « Beaucoup de résidents sont contents d’avoir une chambre individuelle mais ils sont amers car leur mode de vie a changé. Si vous proposez une chambre ici à un étudiant, il est aux anges. Mais pas un résident qui va y passer sa vie, qui a l’habitude de recevoir la famille. Dans certaines chambres vous voyez sur le mur une tracée noire c’est amusant. C’est parce que des gens sont appuyés toute la journée sur le lit, à discuter. Ça montre bien que les habitudes n’ont pas changé ».
L’espace pourtant a bien changé. Du temps du foyer autogéré, les résidents priaient dans une vaste salle qui accueillait au-delà de ses limites tous les pratiquants du quartier. Aujourd’hui, une salle polyvalente de 35 m², seul espace commun de la résidence, fait office de mosquée. Mais cet usage se heurte à la législation d’une résidence sociale. La réduction des espaces communs est une question très sensible, au cur de nombre de tensions entre résidents et gestionnaire. Une ébauche de réhabilitation idéale pourrait être celle du foyer Fort de Vaux (Paris 17e), réfléchit Hamid. Le comité de résident a pu négocier avec le gestionnaire pour conserver une salle commune, une cuisine collective légalisée et une salle de prière.
Tel un équilibriste, Hamid a construit une certaine aura auprès des habitants, entre le respect, l’écoute fine de leurs besoins, et les impératifs que suppose sa casquette de gestionnaire : « Il faut savoir montrer qu’on est sincère dans chaque démarche, qu’on n’est pas simplement le représentant du bailleur qui vient encaisser les loyers. Si je m’investis autant, c’est justement parce que je ne veux pas renvoyer cette image, ce serait terrible. Je bouge toujours d’un foyer à un autre parce que j’aime ce contact à l’intérieur, au fond du foyer. »
Le soir, Hamid retrouve son chez-soi dans un autre foyer du 14e arrondissement, en logement de fonction avec sa femme et ses enfants, et se plonge dans des romans de science-fiction. Mais inévitablement on le sollicite aussi le week-end, comme lorsqu’à Hamid était petit et voyait son père dérangé pour des clefs perdues les week-ends. À 44 ans, il ne semble pourtant pas fatigué de cet univers, « Les foyers font tellement partie de ma vie. J’y ai grandi, c’est un travail que j’aime faire mais qui est très fatigant aussi parce que la société évolue et que je suis constamment obligé de m’adapter ».
1. Société nationale de construction pour le logement des travailleurs immigrés algériens. Devient en 1963, la Société nationale de construction pour le logement des travailleurs immigrés (Sonacotra), puis en 2007, Adoma.///Article N° : 11190