Après vous avoir fait découvrir les quartiers de Belleville et de la Goutte d’Or, la rédaction d’Afriscope, le magazine d’Africultures, a choisi de vous emmener dans les foyers de travailleurs migrants d’Ile-de-France, à la rencontre de ses habitants. Des histoires d’hommes singulières qui racontent la « grande » histoire de l’immigration française.
Au cur du quartier de Belleville depuis 1978, un foyer de travailleurs migrants donne le ton à l’ambiance de la rue Bisson. Grande prière du vendredi, vendeurs de maïs, rendez-vous familiaux et politiques du week-end, voilà toute une vie que la rédaction d’Africultures observe depuis qu’elle est implantée à deux pas du foyer. Wagui Soumaré, notre voisin et représentant du foyer, nous parle avec émotion de son histoire franco-sénégalaise.
Wagui Soumaré est de cette génération où, au bord du fleuve Sénégal, lorsqu’on approche de ses 18 ans, la question d’immigrer se pose dans la famille. Celle de Wagui a ainsi décidé qu’il allait rejoindre ses deux frères aînés à Paris, au foyer Bisson (Paris XXe). C’était il y a vingt-huit ans
ou bien vingt-trois ans, en 1981
ou bien en 1984. Trop longtemps sûrement
« Mes deux frères qui habitaient au foyer ont cotisé pour m’acheter un billet. Préparer l’arrivée d’un jeune, c’est très important pour la famille« . Le père vivant à Rouen, les frères veillent alors sur le jeune Wagui : « Depuis vingt-huit ans que je vis ici, je n’ai passé qu’une seule nuit en ville, pour sortir avec des amis. Quand je suis rentré au foyer à 5 heures du matin, mes frères ont convoqué une réunion de famille. Ils ont même appelé mon père ! Ils m’ont dit’tu peux voir des amis mais il y a des heures à respecter. Ce jour est gravé dans ma mémoire« . Une manière aussi de rappeler à leur frère qu’il est venu pour le travail. Du travail, Wagui en a vite trouvé dans le bâtiment, après avoir démarché les boites d’intérim parisiennes avec ses frères. Luttant contre l’épuisement des premières missions, il arrive de fil en aiguille à faire de couvreur-étancheur son métier. Depuis, il n’a jamais connu de chômage.
« Comme tous les autres avant moi, je voulais venir ici, trouver du travail, m’en sortir, aider la famille et revenir au pays pour fonder ma famille. » Après sept années à Paris, il rejoint en effet sa ville natale Tambacounba et s’y marie. Une famille grandit au grès des allers et venues et le voilà aujourd’hui père de quatre enfants et grand-père. Si Wagui ne laisse pas le doute se faufiler dans ses décisions, un vertige le saisit pourtant lorsqu’il regarde avec nous cette vie dont le sens est sans cesse raccroché à la famille, si lointaine : « C’est une vie quand même
Souvent je me demande comment on peut supporter ça. Je n’ose même plus appeler, de peur que les petits me demandent quand je rentre ».
Pourquoi ne pas faire venir les petits auprès de lui ? Wagui a la nationalité française, un travail stable, il pourrait faire ce choix, comme l’ont fait ses frères. Mais il a décidé jusqu’à provoquer « une guerre des familles » qu’il ne déménagerait pas du foyer. Il explique cette vie semi-célibataire par la vertu du foyer à se faire cocon, à faire oublier une distance et une solitude subie autant que choisie. Le foyer est un repère stable, un sas intime avec le pays, il y trouve un équilibre et surtout une place reconnue : « Je suis bien à Bisson, je suis bien avec les jeunes, j’aime écouter les gens, apprendre, je ne peux pas vivre ailleurs que dans ce foyer. Et je suis responsable depuis dix ans, si je renonce à ça, tellement de gens crient derrièremoi ».
Depuis quinze ans nous explique-t-il, un système de représentation existe dans les foyers. Simplement, ceux qui étaient les « délégués noirs » d’antan, représentants de différents villages nommés entre les résidents, sont devenus aujourd’hui des délégués élus officiellement, reconnus par l’État. Troquant après 17 heures bleu de travail contre rôle de délégué, il en a tapé du poing sur la table pour défendre les intérêts des résidents lors des réunions de quartier, à la mairie ou à la préfecture. Mais à 42 ans, le voilà fatigué de ce rôle. Au diable les pressions des résidents, il ne se représentera pas pour un troisième mandat.
La nationalité française en poche dès ses débuts en France, Wagui dit ne pas se sentir Français pour autant. Par opposition à ceux qu’on appelle au foyer « les Français noirs », ceux qui oublient leur pays d’origine, lui se décrit avec humour comme « Français par papiers ». Ne se reconnaissant pas dans le cloisonnement d’une nationalité, il la décrit comme une histoire de formalité qui ne rend pas compte d’un ressenti complexe pour ce pays : « Comment dire
Pour moi, certaines personnes sont partagées. Je suis Franco-Sénégalais, je me sens Africain, j’ai la moitié de ma vie au Sénégal. Mais je suis chez moi ici, et c’est grâce à ma vie ici que chaque jour mes enfants courent pour entendre ma voix au téléphone« .
Cette nationalité se transmet de génération en génération. Comme son père, Wagui fait toutes les démarches pour que ses enfants puissent l’obtenir à leur majorité, histoire de faciliter leur venue en France, mais seulement au cas où : « Dans cette génération, beaucoup préfèrent trouver un petit boulot au pays plutôt que de se déplacer ici. Mon fils je ne l’oblige pas, c’est à lui de voir s’il veut travailler en Europe. S’il réussit ses études et trouve une place au pays je sais qu’il restera là-bas ». Wagui est bien conscient que l’immigration de son père, de ses frères et la sienne est une immigration datée. Il le sait en observant ses enfants au pays comme il observe les clivages entre générations au sein de son foyer. « Beaucoup de jeunes sontparmi nous mais leur vie est ailleurs, ils ont une petite copine française, ils sortent. Dès qu’ils auront leurs papiers, ils partiront. On le sent. Et on les comprend, la vie change, les temps changent. Il faut qu’on change. ».
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